« La géographie de l’environnement, au sens d’une prise en compte de la question proprement politique que pose l’«environnement» à notre rapport au monde, n’est donc pas encore consolidée de manière satisfaisante. […] Cette géographie environnementale dont les premiers jalons explicites sont posés dans cet ouvrage, doit être une géographie cosmopolitique, postdéterministe, globale mais rugueuse, située, juste, sensible et relâchée ; soit une ‘’gaïagraphie’’ (Latour, 2015) qui pourra alors initier ou renforcer les mises en relation des géographes (entre eux, dans le monde scientifique et au-delà) pour aider à construire les politiques de l’Anthropocène. »

Denis Chartier, Estienne Rodary (dir.), Manifeste pour une géographie environnementale. Géographie, écologie et politique, Presses de Sciences Po, coll. « Développement durable », 2016, pp. 45-46.

            « La géographie française s’est toujours refusée à aborder la question écologique sous un angle véritablement politique. Pourtant, devant les crises environnementales qui se multiplient et face au spectre de l’écolo-scepticisme qui hante la pensée politique française, la géographie peut et doit se refonder.

Ce Manifeste pour une géographie environnementale marque une volonté collective de dépasser les pratiques individualisées pour interroger la place épistémologique et politique d’une géographie confrontée à l’irruption de l’environnement. Il aborde l’histoire de la discipline dans ses relations aux politiques de la nature, développe des comparaisons internationales, notamment avec la political ecology, et introduit les grands domaines d’investigation d’une géographie à l’appareillage conceptuel renouvelé par les politiques de l’Anthropocène[1].

Il montre que les géographes doivent abandonner une position surplombante pour accepter que leur discipline soit transformée par l’environnement, seul moyen pour elle d’être scientifiquement et politiquement pertinente dans le monde d’aujourd’hui. »[2]

 

Dans un contexte post-COP21 qui a rassemblé nombreuses de personnalités et chefs d’États du monde entier à Paris lors de l’hiver 2015, les géographes peinent pourtant à trouver un consensus et prendre véritablement en compte les enjeux écologiques et environnementaux contemporains. Cet ouvrage sous la direction de Denis Chartier[3] et Estienne Rodary[4] en janvier 2016 est le résultat d’une série de discussions et de réflexions lancées lors du Colloque international « Géographie, écologie, politique : un climat de changement » qui s’est tenu à Orléans en 2012 partant du double constat partagé : « la similitude [des] postures de recherche […] et l’échec de la géographie à se placer au centre du débat académique autour des problématiques environnementales, malgré les avantages évidents de la discipline pour s’en saisir »[5].

Ce colloque faisait suite à la tenue d’un autre colloque organisé par la Société de géographie en 2010 titré : Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête[6] et la remise, quelques semaines plus tard, du grand prix de cette même société à Claude Allègre pour son ouvrage L’imposture climatique. Dans les deux cas, l’« écolo-scepticisme » et la posture adoptée par les participants et auteurs, traduisaient les difficultés et les réticences de la géographie française à aborder les problématiques portées par le vaste champ de l’écologie politique. Le présent ouvrage se veut donc une réponse directe au précédent et les auteurs y démontent les principaux arguments défendus par leurs confrères. A travers près de 16 chapitres et 440 pages, abondamment complétés par une bibliographie de taille, ce livre se veut un « manifeste » pour problématiser et rapprocher les liens entre la géographie française, l’écologie et la politique et « poser les jalons d’une géographie, non pas de l’environnement comme objet que surplomberait la discipline, mais environnementale en tant qu’elle est elle-même travaillée et transformée par cet adjectif ».[7] Cette géographie environnementale doit ainsi dépasser les clivages partisans à travers sept positionnements théoriques. Elle doit se penser comme  « cosmopolitique, postdéterministe, globale mais rugueuse, située, juste, sensible et relâchée ; soit une «gaïagraphie»[8] (Latour 2015) qui pourra alors initier ou renforcer les mises en relation des géographes entre eux, dans le monde scientifique et au-delà) pour aider à construire les politiques de l’Anthropocène ».[9]

Organisé en trois parties (Premières charges – Histoire des occasions manquées – Mises en dialogues actuelles), les contributions de chercheurs d’horizons variés, cherchent à « bousculer » (p. 45) la géographie française et développer une vraie réflexion épistémologiques ambitieuse, sans instrumentalisation politique, en abordant des aspects théoriques et historiques de la géographie environnementale en relation avec les autres disciplines et le monde politique dans un contexte où les questions politiques que pose l’environnement à notre rapport au monde ne sont pas encore stabilisées et ne font pas consensus. La première partie de l’ouvrage constitue une forme de prolongement de l’introduction et explicite les positionnements de départ. La critique de la posture des membres de la Sociétés de Géographie sert de fil rouge. Ainsi, Christophe Grenier invite à relire Malthus et Darwin pour une réflexion sur les limites écologiques (et donc géographiques) de la capacité de l’humanité à transformer la Terre. Pour lui et son confrère Baptiste Hautdidier, il s’agit de dépasser les pratiques individualisées des chercheurs afin de redéfinir une géographie ouverte à la recherche environnementale, apte à capter les avancées internationales (notamment anglo-saxonnes et étatsuniennes) et fournir un cadre méthodologique et conceptuel qui soit opératoire. La deuxième partie à travers sept chapitres, propose une relecture de géographes (Élisée Reclus, Jean Brunhes, Carl Sauer…) qui ont contribué à une vraie réflexion sur les imbrications entre l’humain et le monde qui l’entoure ainsi que les rendez-vous parfois manqués entre l’écologie et la géographie dans l’histoire malgré quelques moments. Certaines approches (paysagère, animale) ou certaines notions et concepts (écologie, environnement…) sont analysés. La question des limites est posée, notamment celles de la Raubwirtschaft (« écologie destructrice »), notion qui apparaît à la fin du XIXe siècle sous la plume de Friedrich Ratzel et permet de « problématiser les phénomènes croissants de dégradation provoqués par l’action humaine, qui peuvent aller jusqu’à l’épuisement des ressources […] et en interroge les conséquences négatives en corrélant la puissance destructive de l’économie avec le progrès »[10]. La conclusion des auteurs est que « pour se renouveler, la géographie a tout intérêt à puiser dans l’histoire de ces occasions manquées »[11]. La dernière partie, très dense, s’intéresse à de multiples enjeux contemporains (comme l’eau ou la question des échelles), notamment à travers des exemples piochés dans les pays du Sud. Les contributions portent sur les évolutions de branches traditionnelles de la géographie notamment physique, vers la géographie environnementale mais également les liens de celles-ci avec la political ecology. Un deuxième axe questionne les relations entre savoirs et pouvoirs notamment pour distinguer les discours officiels et les pratiques et applications concrètes sur le terrain à différentes échelles.

En définitive, ce « manifeste », à l’instar de l’ouvrage d’Yves Lacoste sorti quarante années plus tôt, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre[12] devrait faire date. Il intéressera en tout premier lieu les candidats et candidates investis dans la préparation de l’Agrégation de Géographie notamment sur la question de la nature ; objet géographique. Plus largement, s’adressant à un public désireux de comprendre les grands enjeux actuels de la discipline et les questions environnementales contemporaines et globales, ce livre est une véritable pépite à acquérir et (re)lire régulièrement !

 

©Rémi BURLOT pour Les Clionautes

 

[1] Sur cette notion récente et contestée d’Anthropocène, le lecteur ou la lectrice pourra consulter le compte-rendu de l’ouvrage collectif, Rémi Beau et Catherine Larrère (dir.), Penser l’Anthropocène, Presses de Presses de Sciences Po, 2018 : https://clio-cr.clionautes.org/penser-lanthropocene.html

[2] Présentation de l’éditeur : http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/livre/?GCOI=27246100706410&fa=author&person_id=1810

[3] Denis Chartier est codirecteur de l’ouvrage. Maître de conférences en Géographie à l’Université d’Orléans (http://www.univ-orleans.fr/cedete/denis-chartier). Chercheur associé à l’UMR Patrimoines Locaux (UMR 208) et à l’UMR Éco-anthropologie et Ethnobiologie (UMR 7206), il s’est intéressé aux ONG internationales environnementales et aux problèmes environnementaux, aux pratiques alternatives et développe ses recherches sur les questions d’écologie politique et d’Anthropocène.

[4] Estienne Rodary est codirecteur de l’ouvrage. Géographe et chargé de recherches à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), UMR GRED (Gouvernance, Risque, Environnement, Développement). Ses travaux portent sur les domaines suivants : Géographie politique de l’environnement, géographie du développement, politiques de conservation de la biodiversité.

[5] Baptiste Hautdidier dans Denis Chartier, Estienne Rodary (dir.), Manifeste pour une géographie environnementale. Géographie, écologie et politique, Presses de Sciences Po, coll. « Développement durable », 2016, p. 79.

[6] Dont les conclusions, largement relayées par les médias, figurent dans un ouvrage du même nom publié sous la direction de Jean-Robert Pitte et Sylvie Brunel : Sylvie Brunel et Jean-Robert Pitte (dir.), Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête – 15 grands scientifiques géographes nous rassurent sur notre avenir, JC Lattès, 2010, 352 pages.

[7] Denis Chartier, Estienne Rodary (dir.), Manifeste pour une géographie environnementale. Géographie, écologie et politique, Presses de Sciences Po, coll. « Développement durable », 2016, p.17.

[8] C’est-à-dire de « penser et de renouveler la géographie à l’aune de l’environnement » (Ibid., p. 45).

[9] Ibid., p. 46.

[10] Ibid., p. 167-168.

[11] Ibid., p. 166.

[12] Lacoste Yves, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, La Découverte, Paris, 2012 (1976 pour la première édition).