Auteurs :

Frédéric LASSERRE, professeur de géographie à l’Université Laval de Québec, est également chercheur à l’Institut des Hautes Études internationales (HEI) et directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG).

Emmanuel GONON est directeur des programmes à l’Observatoire européen de géopolitique (OEG), et spécialiste des questions de frontière et d’Asie.

Éric MOTTET, professeur de géographie de l’Université du Québec à Montréal, est directeur adjoint du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), ainsi que chercheur associé à l’Institut des Hautes Études internationales (HEI) et à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC).

Editeur : Armand Colin. Collection : U
Dépôt légal : 8 juin 2016. ISBN : 978-2200613587
2e édition – 368 pages – 34 €.

C’est avec gourmandise que l’on a abordé le Manuel de géopolitique paru chez Armand Colin. Car de géopolitique il est de plus en plus question partout, dans les programmes scolaires et universitaires, dans les médias, sur les étagères des librairies. On pense, par exemple, au programme des classes préparatoires ECS. Aussi était-il important de faire le point, car souvent revient l’impression que l’on fait de la géopolitique sans le savoir, à l’école de M. Jourdain. Ce terme nous parait fort galvaudé. Les attentes étaient donc grandes.

Les auteurs sont connus. De Frédéric Lasserre, on rappellera de passionnants ouvrages récents : Arctique : Climat et enjeux stratégiques, en 2015, ou ses travaux en géopolitique de l’eau ou des ressources minières. Emmanuel Gonon a travaillé sur les frontières et les conflits de voisinage. Eric Mottet sur divers sujets de géopolitique, de la Chine, du football, de la F1 (si !), et des ressources minières d’Asie du Sud-Est, avec Frédéric Lasserre.

Et pourtant, nous sommes restés sur notre faim. Ce Manuel, fort utile, nous laisse une impression mitigée. Il s’agit d’une 2e édition, et on se reportera à la lecture critique de notre collègue clionaute, Stéphane Mantoux. L’essentiel de ses observations demeurent valables aujourd’hui. Tâchons donc d’expliquer notre embarras.

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Une introduction, trois parties comprenant chacune trois chapitres, une conclusion, une bibliographie en fin de volume. Rien que de très classique, de bien pensé, d’équilibré.

L’introduction rappelle que la géopolitique est à la mode, comme en 2009, lors de la 1re édition. Face à la multiplication des géopoliticiens de salon, voire de café du commerce, abondamment représentés dans les médias – ce qui semble à juste titre agacer les auteurs : on les comprend ! – Lasserre, Gonon et Mottet plaident donc pour une approche multivariée, qui prenne en compte la diversité des acteurs et de leurs représentations (les auteurs convoquent à point nommé le philosophe allemand Kant, et avec quelle justesse !).

La première partie de l’ouvrage traite de la méthode en géopolitique, qui combine une analyse multiscalaire et des études de terrain pour expliciter les enjeux de pouvoir sur les territoires – retrouvant ainsi le sous-titre du livre. Parmi les concepts fondamentaux de la géopolitique, on trouve la territorialité, c’est-à-dire « le rapport, individuel ou collectif, à un territoire, autrement dit, la somme des représentations qui lui sont associées et des pratiques dont il est l’objet. » Une profession de foi dans laquelle se retrouveront les géographes ! Des exemples éclairent cette notion : l’appropriation du territoire à travers l’exemple du Québec ou l’instrumentalisation des représentations à travers celui de la dislocation de la Yougoslavie. D’autres concepts sont présentés, telle l’opposition centre-périphérie (avec des exemples fort utiles dans nos enseignements, Chine, Europe), ou les réseaux, qui structurent les espaces et en modifient la territorialité. Dans ce dernier cas, de nombreux exemples étayent le raisonnement : le contrôle du territoire byzantin, le Triangle d’or, les forteresses frontières du Moyen-Empire égyptien ou, plus récemment, l’Asie centrale. Les réseaux humains ne sont pas oubliés, avec l’analyse des nouvelles diasporas chinoises en Afrique. Enfin, les auteurs proposent une méthode en géopolitique :

– Identifier et délimiter le ou les enjeux ;
– Identifier l’espace ou le territoire ;
– Identifier les acteurs internes et externes ;
– Identifier les différents niveaux d’échelle ;
– Identifier les représentations des acteurs internes et externes ;
– Terminer par une phase de synthèse et d’écriture.

Un chapitre entier, dans cette partie méthodologique, est consacré à l’analyse multiscalaire et multidimensionnelle, notamment à travers un amusant exemple de politique fiction, puis d’autres exemples bien connus : vallée de Ferghana, Israël, Yougoslavie, Afghanistan, Afrique des Grands Lacs, mer de Chine du Sud. Et peut-être, là, peut-on commencer à cerner notre embarras.

La multiplicité des exemples traités ne nuit-elle pas à la clarté méthodologique du propos ? On a trop et trop peu à la fois. Etait-il ainsi raisonnable de choisir l’exemple du Rwanda, dont la complexité semble extrême à l’œil du non-spécialiste, dans l’espace restreint de quelques pages ? D’une manière générale, même s’ils sont fort utiles, les exemples développés ne sont pas toujours très accessibles au non-spécialiste. Ils auraient également mérité une mise au point méthodologique plus explicite. Ces études de cas sont en effet là pour illustrer les mérites de la méthode proposée : on aurait aimé qu’ils fussent plus didactiques.

La deuxième partie de l’ouvrage fait le point sur un domaine scientifique en mouvement. Le chapitre 4 est consacré à la géopolitique matérialiste : Mackinder, Haushofer, Spykman… On connait les concepts de Heartland et plus tard de Rimland, et la fameuse maxime de Mackinder : « Qui commande à l’Europe de l’Est commande le Heartland ; qui commande le Heartland commande l’Île-Monde ; qui commande l’Île-Monde commande le Monde ». Le chapitre 5 aborde l’école étatiste ou géoréaliste, celle représentée par Colin Gray ou Samuel Huntington, notamment. Ces écoles font toutes deux l’objet d’une dénonciation virulente de la part des auteurs. A ce point virulente qu’on se lasse quelque peu. On se prend à douter parfois d’une réfutation qui semble dénier à ces géopoliticiens passés le moindre apport à leur discipline. Bien sûr, il est ainsi de bon ton, et même politiquement correct, de passer à la moulinette le « choc des civilisations » de Huntington. Les auteurs le font d’ailleurs de façon beaucoup moins simpliste que la plupart des critiques – généralement pitoyables. Mais on a pourtant l’impression d’une négation : du passé faisons table rase ! Peut-être allons-nous ici au-delà du propos des auteurs ? L’impression n’en reste pas moins mitigée. Il faut attendre le chapitre 6 et l’école géographique (Lacoste, Foucher) pour avoir l’impression que la géopolitique produit quelque chose de valable – ce sur quoi on sera d’ailleurs d’accord.

La troisième partie est dédiée aux champs d’application de la géopolitique. Trois chapitres abordent successivement trois champs particulièrement féconds : les frontières, ruptures et interfaces ; la géopolitique des ressources (pétrole, forêt, pêche, eau, minerais) ; géopolitique et géoéconomie (le rôle des Compagnies dans la construction du Canada, les réseaux de transport, détroits et cols, les territoires). Cette partie est très riche d’exemples pour nos enseignements, et on en recommandera tout particulièrement la lecture. Evidemment, les auteurs recyclent souvent leurs propres textes : les ressources minières en Asie du Sud-Est, la géopolitique de l’eau, le passage du Nord-Ouest. On aurait toutefois souhaité qu’ils fussent toujours mis à jour. Cela donne une impression désagréable de compilation, pour qui a déjà lu les auteurs en dehors de ce Manuel. Mais peut-on le leur reprocher ? Evidemment non !

En conclusion, les auteurs insistent sur le caractère empirique de la discipline géopolitique, soulignant qu’elle ne saurait « prétendre expliquer le monde ». Si, en tout logique, on peut souscrire à cette affirmation, une autre partie de notre cerveau – le reptilien, sans doute – nous souffle : et alors à quoi sert-elle donc, la géopolitique, si elle ne cherche pas à l’expliquer ? Sans aller jusqu’à partir en quête de l’eldorado d’une théorie générale d’analyse de l’Histoire – comme il y a une théorie unifiée en physique – on demeure un peu gêné aux entournures par la modestie – certainement raisonnable – des auteurs, pour qui la géopolitique doit seulement aider à comprendre le présent.

Ailleurs dans leur ouvrage (page 197), est évoquée l’idée que la géopolitique ne peut être objective, qu’elle est toujours un outil au service de quelqu’un. On aurait aimé que les auteurs du présent Manuel développent un peu ce secteur en friche.

Au chapitre des regrets, on rangera un certain manque de cartes, et même de cartes lisibles. Sans doute l’intégration de certaines de celles présentes dans l’ouvrage a-t-elle souffert d’une réduction mal venue. De même, on aurait aimé un exemple d’analyse géopolitique à très grande échelle, celle du quartier par exemple, que les auteurs se contentent de mentionner. On renverra donc à La géopolitique locale de Philippe Subra, chez le même éditeur, qui complètera utilement le présent Manuel. La bibliographie alphabétique, enfin, facilement utilisable en liaison avec le texte, est toutefois peu utilisable de façon autonome : on aurait préféré une bibliographie progressive, mieux construite pour le non spécialiste.

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Ce Manuel de géopolitique est donc un ouvrage de qualité, écrit par d’éminents spécialistes dont on ne peut que saluer la qualité du travail. Les quelques regrets et agacements rédigés plus haut ne doivent pas faire oublier son utilité pour nos disciplines et nos enseignements.

Christophe CLAVEL

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