Écrits politiques majeurs du XXe siècle, Les mémoires de Jean Monnet, initialement paru aux éditions Fayard 1976, reparaissent en cette année 2022, au moment même, hasard de l’Histoire, où la construction européenne connaît un de ces tournants majeurs qui, l’ayant précipité au bord de l’abysse, lui ont donné la force de réagir et de ressortir plus forte qu’avant.
Relire les mémoires de Jean Monnet en cet fin d’été 2022, au moment où à l’Est se joue le sort d’un peuple et celui de la construction européenne, c’est se replonger en des temps sombres dont ont su émerger les idéaux d’unité et les femmes et les hommes en capacité de les porter. Sans nul doute Jean Monnet était de ceux-ci.
Un homme dans la guerre
L’homme a été confronté aux grandes tragédies de la première moitié du XXe siècle. Les écrits de ses souvenirs font état de son implication sans faille en faveur de la paix du continent. Les premières pages s’ouvrent sur l’été 1940 et les efforts que Jean Monnet, depuis Londres, avec ses collaborateurs proches et auprès des autorités françaises et britanniques, déploya pour empêcher la chute de la France et de son armée que beaucoup considéraient comme l’une des plus puissantes au monde, si ce n’est la première.
Terribles illusions et incompétences qu’il s’agissait d’enrayer par le projet d’union franco-britannique : fusionner complètement les deux entités nationales, afin de maintenir des forces économiques et militaires en capacité de repousser l’ennemi et de le contrer en attendant l’entrée inéluctable de l’Amérique dans le conflit. Le temps manqua pour que le projet n’aboutisse. Les efforts de Monnet ne cessèrent pas pour autant. Pour reprendre un de ces mots célèbres :
Ce qui est important, ce n’est, ni d’être optimiste, ni d’être pessimiste, mais d’être déterminé.
Cette détermination plonge ses racines sans nul doute dans le passé terrible que sa génération a déjà connu en 1914-1918. Elle tient également à une éducation et une jeunesse à Cognac. Jean Monnet est fils de négociant en cognac. De sa famille Jean Monnet a reçu une éducation simple, portée à l’humilité et à l’ouverture et au respect des autres. Par le commerce familial il bénéficia d’une ouverture au monde. Non pour le goût de la curiosité dans un premier temps, mais pour l’intérêt des affaires.
Car il s’agissait pour lui de reprendre l’entreprise et de poursuivre la voie tracée par ses prédécesseurs. Quand bien même ce dernier était appelé ailleurs par ses projets et ses goûts. Tout était là pour permettre « un jour, de faire ce qui me parut nécessaire pour mettre au travail, ensemble, des hommes séparés par des obstacles artificiels »Jean Monnet, Mémoires, Fayard Pluriel, 2022, page 45.
Les voyages entrepris en Angleterre puis en Amérique du Nord, afin de renforcer les positions commerciales de l’entreprise familiale, offrirent à Jean Monnet la connaissance des peuples et de leurs psychés. Cette ouverture se révéla utile au début du premier conflit mondial, Monnet étant affecté à la coordination des efforts alliés. Œuvrant dans les services de l’intendant général Mauclair, Jean Monnet prit conscience rapidement de l’impréparation des alliés à toute logique de guerre et des travaux communs que cela sous-entendait.
Les difficultés d’approvisionnement devinrent d’autant plus prégnants que la guerre sous-marine allemande mettait à mal le fret britannique qui constituait une part essentielle du ravitaillement de la France. Les travaux et échanges que Monnet mena avec les fonctionnaires britanniques et français Salter et Clémentel, avec lesquels il partageait la même appréciation des intérêts vitaux et des choix stratégiques, facilita grandement le travail mené. Les travaux et efforts amenèrent à la création de la Wheat Executive, première organisation alliée réfléchissant en termes d’intérêts communs et plus nationaux.
Les projets et vues de Monnet et de ses collaborateurs entendaient gagner et toucher l’ensemble de la politique économique des alliés. Il s’agissait de faire naître, sur la question du blé comme du reste, une solidarité et une mise en commun des capacités de chaque pays. Le grand pool de transport naquit à la fin de 1917 et se développa au début de l’année suivante. L’effort fut décisif dans le basculement du conflit, apportant le tonnage nécessaire avec la mobilisation des ressources et l’arrivée massive des troupes étasuniennes, combinées au commandement unique. Les efforts consentis ont rendu possible la victoire.
Néanmoins, Monnet constate avec une certaine amertume la fin des solidarités et des institutions constituées durant la guerre. La paix entraîne un retour aux logiques du passé, oubliant de fait la solidarité et l’organisation nécessaire de la paix durable.
Les premiers espoirs de la SDN
La fin de la guerre annonce la création de la SDN. Espoir de paix, pétris de la vision du président Wilson, la SDN devait mettre fin aux conflits éventuels. Du moins le pensait-on à l’époque. Monnet fut appelé au secrétariat général, en tant qu’adjoint. Les craintes de ce dernier furent rapidement confirmées : la SDN ne possédait pas les moyens de rendre effective les décisions prises par son conseil. Au moment même où elle recevait la lourde charge de solder les problèmes nés de la guerre.
Les faiblesses de la SDN ne furent que plus saillantes à mesure que la situation née de la guerre céda la place aux ambitions nationales retrouvées : comment bâtir la paix à partir de visions nationales, ne prenant que trop peu la hauteur nécessaire pour considérer le bien commun ? Les efforts de Monnet au secrétariat le mobilisèrent dès le début avec les affaires autour de la Silésie ou encore de la Sarre. Les efforts déployés rencontrèrent la persistance des intérêts nationaux et du principe de domination.
Face aux difficultés économiques de l’entreprise familiale, Monet quitte la SDN en 1923 et rentre à cognac auprès de son père. Les vues du fils se heurtèrent à celle du paternel, mais il parvint à redresser l’entreprise. Il s’engagea alors dans la banque, notamment Blair and Co à New York, ce qui l’entraîna à voyager durant une décennie entière, de Pologne Roumanie, de San Francisco à Shanghai, afin de mener ses affaires et découvrir les dirigeants de l’époque ainsi que les civilisations dont ils étaient issus. La perspective du retour de la guerre et l’échec de la SDN le ramenèrent alors sur le champ politique.
Le retour des canons
Les discours enflammés d’Hitler eurent un grand impact sur les dirigeants français et alliés. Conscient de l’infériorité militaire face à la montée en puissance de l’Allemagne nazie, notamment dans le domaine aérien, Jean Monnet fut chargé de rechercher auprès des États-Unis d’Amérique le soutien matériel adéquat. Son expérience comme coordinateur des efforts alliés au cours du premier conflit mondial était reconnue de tous. La présidence des États-Unis d’Amérique devait alors composer avec le Neutrality Act isolationniste, malgré sa conscience du danger à venir. Monnet échangeait avec le président Roosevelt directement. Celui-ci produisit une forte impression sur le français, lui reconnaissant une grande force d’âme et de une volonté à travailler avec toutes les forces, conscients du danger mortel que le nazisme représentait pour la liberté.
À mesure que la guerre apparaissait comme proche et inévitable, Monet appuya auprès des autorités françaises et britanniques pour constituer au plus vite un conseil afin de coordonner les efforts des deux États dans le domaine de l’aviation tout d’abord et assumer des achats groupés auprès des États-Unis d’Amérique. Ces efforts acharnés permirent la signature de plusieurs contrats visant à réduire l’infériorité matérielle de l’aviation alliée et permettant par là-même à la résistance aux attaques de l’ennemi de s’inscrire dans la durée. Monnet a alors conscience également que le conflit sera long et que le salut des alliés repose dans l’unité des forces coordonnées de vieux états ayant encore peu l’expérience de travailler de concert.
Le temps jouant contre les efforts engagés, la campagne de France met fin aux espoirs immédiats. Monnet remet sa démission à Pétain et offre de se mettre au service des forces britanniques et de la France libre pour poursuivre la lutte. Et ce malgré des divergences de vue avec Charles De Gaulle sur la manière de mener la résistance. Jean Monnet est envoyé aux États-Unis d’Amérique pour poursuivre un travail d’influence et de sensibilisation de l’Amérique au sort de l’Europe et du soutien matériel indispensable.
Depuis le Nouveau Monde, Monnet et Parvis continuèrent d’œuvrer pour obtenir du pays le soutien matériel dont l’Angleterre avait besoin. Par la force de la persuasion ils eurent une influence non négligeable sur le basculement de Roosevelt, déjà convaincu par la nécessité de venir en aide sans aucune limite à l’Angleterre mais craignant de diviser son pays sur cette question à seulement quelques mois des élections.
Progressivement ce dernier parvient à imposer cette vue et à infléchir l’opinion : Les États-Unis d’Amérique devaient devenir « le grand arsenal des démocraties » et convertir l’économie de tout le pays à la guerre qui se prépare. Au cours de l’année 1941 tous les obstacles administratifs à l’implication totale des États-Unis d’Amérique sont levés. L’impulsion vint de l’Orient le 7 décembre. Dès lors le pays consenti à des sacrifices immenses pour la défense de la liberté.
L’unité nationale
Quelques temps après le débarquement d’Afrique du Nord, Jean Monnet fut appelé par Roosevelt pour occuper la mission de représentants en Algérie afin d’assurer l’intendance dans cet espace de l’empire français. La question posée alors est d’obtenir le soutien des populations et soldats sur place dans un moment où leur concours, ou tout du moins leur neutralité, devenait indispensable. Les tractations autour de l’autorité du général Giraud ou du général De Gaulle imposaient aux alliés et notamment aux États-Unis d’Amérique le besoin d’un individu jugé neutre et détaché de ses approches partisanes. Jean Monnet œuvre en Afrique du Nord à l’unité nationale seule à même de garantir la place du pays dans le camp des vainqueurs.
Cette unité nécessite de résoudre de nombreux conflits et problèmes, notamment des soucis d’ego. Jean Monnet revient largement dans ses mémoires sur l’affrontement policé entre les généraux Giraud et De Gaulle évoqué précédemment. Si Giraud a eu les faveurs de Washington, ce dernier laissa une impression délétère à Jean Monnet (qui a la politesse de ne pas trop s’attarder sur ce point afin de ne pas accabler davantage un homme qui fut son pire juge : « sur le plan politique, j’ai été d’une incompétence, d’une maladresse et d’une faiblesse inconcevables. Chacun son métier, les vaches seront bien gardées. » citation pages 221/222.
Malgré tout Monnet œuvre à l’unité des deux chefs rivaux et appelle, avec le général Catroux, à la constitution rapide d’un Comité français de Libération Nationale afin d’éviter la division et la lutte entre ces deux militaires. Giraud et De Gaulle en convenaient. Jean Monnet fut alors désigné Commissaire à l’Armement et au Ravitaillement. De Gaulle avait déjà commencé à prendre l’ascendant, appuyé par l’unité du CNR autour de Jean Moulin puis de Georges Bidault. Jean Monnet fait part dans ses mémoires des multiples éclats et coup de force de De Gaulle pour parvenir à ses fins : être la seule tête de la France libre.
Si Monnet n’émet aucun doute sur les fondements républicains du général (ce qui n’est pas le cas pour Giraud qui était un réactionnaire), il déplore fortement ce caractère fort qui, au moment où la concorde et la modération doivent primer, risque de mettre à bas les progrès réalisés notamment auprès des Alliés et de Roosevelt, dont Monnet est resté proche. Cette proximité amena De Gaulle a envoyer d’ailleurs le français à Washington pour assurer le relais avec les Alliés et obtenir la reconnaissance du Comité auprès des autorités étasuniennes. Avec d’autres il œuvrera à la levée des ambiguïtés et des incompréhensions entre Washington et Alger (citons à cet effet la crise autour des billets de banque imprimés aux États-Unis d’Amérique).
L’homme du Plan
La Libération achevée, Jean Monnet quitta le Comité de Libération Nationale et continua son œuvre auprès des Alliés, sur le sujet brûlant du ravitaillement afin d’offrir à son pays les moyens techniques de sa modernisation. Au-delà des différents politiques, Jean Monnet et Charles De Gaulle se rejoignaient sur ce point : pour que la France assume la grandeur il lui faut en avoir la stature. Afin d’y parvenir Monnet conçu, à la demande du général, le Plan qui fut créé en janvier 1946. Monnet en devient le Commissaire installé rue de Martillac avec ses proches collaborateurs Hirsch et Marjolin.
Monnet insiste longuement dans ses mémoires sur la nécessité d’agir collectivement, avec toutes les forces en présence et de les amener à collaborer à l’intérêt général. À cette fin le parti communiste participa activement dans les premiers temps aux œuvres du Plan. S’appuyant sur la bonne volonté à l’intérieur du pays Monnet, accompagné de Blum, obtinrent la levée massive de dettes auprès des États-Unis d’Amérique et le renouvellement des prêts accordés. Ainsi les forces de la reconstruction purent se mettre en marche.
L’Europe : l’œuvre de sa vie
Les ombres de l’instabilité monétaire économique balayées par l’annonce du plan Marshall, Jean Monnet se tourne vers l’action communautaire. L’œuvre de sa vie. Les deux conflits mondiaux avaient fait mûrir en lui la conviction que la construction européenne était la mieux à même de répondre à la grandeur des peuples d’Europe et d’éloigner définitivement les peurs qui avaient mené, par deux fois en 30 ans, le Vieux Continent au bord du gouffre. Dans son entreprise, il se rapproche d’Adenauer afin que le cœur de la construction européenne se situe entre les deux anciens ennemis. L’Angleterre restera pendant 20 ans à l’extérieur de ce qui se préparait.
L’Allemagne était au centre des réflexions de Jean Monnet. En effet elle demeurait au cœur des enjeux de la guerre froide, non comme cause mais comme enjeu. De plus très vite les sujets de tension et de crainte entre la France et l’Allemagne pouvaient apparaître notamment autour de la production sidérurgique. D’où l’intuition et la conviction de Monnet sur la nécessité de poser la première pierre de la construction européenne sur le marché du charbon et de l’acier. Faire de ces fondements de l’armement et de la guerre les ferments de la paix durable. Cette entreprise le rapprocha grandement de Robert Schuman et la proposition qui devait donner lieu à la CECA fut rédigée le 9 mai 1950. Le plan Schuman réglait la question du charbon et ouvrait des perspectives fédérales sur le plan économique dans un premier temps.
Au cours de plusieurs dizaines de pages, Jean Monnet revient longuement sur les interminables négociations et compromis qui furent nécessaires à l’élaboration des bases communautaires sur lesquels a été bâti l’Union Européenne actuelle. Les craintes multiples, les équivoques et passifs diplomatiques et historique furent lourds et complexes à dépasser. Le résultat est pourtant connu et les entreprises des pères de l’Europe récompensées. La bascule entre la première et la seconde moitié du XXe siècle fut décisive.
Retourner à la vie civile, n’étant plus dépositaire de quelconque mandat, Jean Monnet s’appliqua, avec ses proches, à la constitution d’un comité à même de maintenir et pousser plus en avant ses idées pour la future fédération européenne : le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe était né. Au cours des années qui suivirent, Jean Monnet commenta longuement l’instabilité du gouvernement français et le prestige que rapporta De Gaulle, au-delà des différents politiques qui les séparaient. Chose qui peut même paraître étonnante : Jean Monnet vota la réforme constitutionnelle de 1962. Mais dans une perspective européenne :
Il faut que l’autorité soit bien établie pour déléguer la souveraineté.Jean Monnet, Mémoires, Fayard Pluriel, 2022, page 504
Malgré les blocages apportés par la France sur les dossiers européens (citons à cet effet la célèbre conférence de presse du général De Gaulle sur le « fédérateur extérieur ») le Comité d’action et Jean Monnet maintiendront leurs actions en ouvrant au monde la communauté européenne. Cette ouverture passait évidemment par l’intégration de la Grande-Bretagne. Cette dernière, à la suite de l’échec de son projet de zone de libre échange, acceptait les règles communautaires. Il fallut attendre la disparition du général De Gaulle, qui avait mis son veto à cette adhésion, pour voir la communauté européenne s’ouvrir vers le monde anglo-saxon.
Les dernières pages, Jean Monnet les consacre à ce qui allait être la dernière décennie de son action publique, avant son retrait dans sa maison au toit de chaume à Houjarray. Au cours de ces dernières années Monnet reviendra sur la fin du mandat de De Gaulle, qu’il ne soutenait plus, et sur les débuts de l’action d’un Pompidou pragmatique sur la question européenne.
À la clôture des mémoires de Jean Monnet, l’on ne peut qu’être marqué par l’énergie et la force déployées par cet européen convaincu pour faire émerger les instances communautaires. Au-delà des « querelles » historiographiques, mais surtout idéologiques, autour de son action, les pensées de Jean Monnet nous rappellent combien l’œuvre européenne est à recréer et défendre chaque jour. À nous désormais de nous en montrer dignes.