Tomahawk se déroule dans la frontière encore mouvante et largement inhabitée qui sépare, au milieu du XVIIIe siècle, les colonies britanniques d’Amérique du Nord de la colonie française du Canada.

Venu de la publicité, Patrick Prugne trace son sillon dans le monde de la bande dessinée depuis une trentaine d’années. Lauréat du prix Alph-Art-Avenir au festival d’Angoulême pour une parodie de la fable Le Lièvre et la tortue en 1990, il dessine ensuite sous le pseudonyme de Tybo la série humoristique animalière Nelson et Trafalgar, avant de signer seul le diptyque merveilleux Fol. S’ensuit la trilogie fantastique L’auberge du bout du monde, scénarisée par Tiburce Oger, avec lequel il sort en 2009 chez Daniel Maghen Canoë Bay. Cet album inaugure une série de « sagas indiennes », dues à sa seule plume, et qui ont pour cadre l’Amérique des temps de la colonisation : lui succèdent en effet chez le même éditeur Frenchman (2009), Pawnee (2013), Iroquois (2016), et, après un détour inspiré du destin tragique de l’expédition Lapérouse (Vanikoro, 2018), le présent Tomahawk.

Celui-ci se déroule dans la frontière encore mouvante et largement inhabitée qui sépare, au milieu du XVIIIe siècle, les colonies britanniques d’Amérique du Nord de la colonie française du Canada. Nous sommes en juin 1758, à hauteur du Fort Carillon tenu par les Français. C’est l’époque de la Guerre de Sept Ans : tandis que les puissances européennes s’affrontent sur les champs de bataille d’Allemagne, Français et Britanniques se livrent une lutte parallèle sur tous les continents, l’état de guerre existant en Amérique dès 1754. Jean Malavoy est un milicien canadien appelé au service du fort, menacé par l’ennemi et ses alliés amérindiens ; mais son obsession est de retrouver un ours gigantesque qui, bien des années plus tôt, a tué sa mère. Alors, quand son ami l’indien Squando vient lui dire qu’il l’a repéré, Jean n’hésite pas : il part le traquer dans la forêt. L’ennemi rôde, et un jeu de piste aux rebondissements meurtriers va s’engager entre tous les protagonistes, tandis que l’armée du général Abercrombie marche sur le fort…

« Quel pays ! Quels hommes ! Quelle guerre ! » (1)

Pénétrante naturelle navigable entre l’Amérique du Nord anglo-saxonne et le Canada français, l’ensemble formé par la vallée de l’Hudson, le lac George et le lac Champlain fut émaillé d’affrontements au cours de cette « Guerre franco-indienne » qui devait voir la chute de la Nouvelle-France. C’est là qu’on placera l’essentiel de l’action de Tomahawk, de préférence à la « vallée de l’Ohio » citée en première vignette, autre frontière sanglante (2), mais située à plusieurs centaines de km du Fort Carillon autour duquel gravite l’action. L’endroit fut, le 8 juillet 1758, le cadre de la dernière grande victoire du marquis de Montcalm au Nouveau-Monde. Montcalm était arrivé en Amérique deux ans plus tôt, pour prendre la tête des bataillons envoyés au Canada au début des hostilités, afin de renforcer les compagnies franches et miliciens qui en assuraient jusqu’ici seuls la défense. Ses deux premières campagnes estivales furent réussies (prises des forts Chouagen, sur le lac Ontario en août 1756 et William Henry (3) sur le lac George un an plus tard). En 1758, Carillon, point stratégique commandant le lac Champlain et l’accès à la vallée du Saint-Laurent, devait constituer l’épicentre de ses opérations ; il s’agissait de contrer la principale force d’invasion britannique déployée contre la Nouvelle-France cette année-là (4). Fin juin, son armée comptant un peu plus de 4 000 hommes s’y était donc rassemblée. Les journées précédant l’affrontement furent du côté français extrêmement fébriles. Le 5, la flotte transportant l’ennemi, très supérieur (17 000 Britanniques et Provinciaux menés par Abercrombie), fut repérée à l’extrémité du lac George, un peu plus au sud. Le 6, son avant-garde à peine débarquée commençait à forcer le passage vers le fort, repoussant les postes français – au prix de la perte de son meilleur élément, le talentueux et dynamique brigadier-général Howe. Montcalm avait déjà prévu de livrer bataille dans une position favorable à l’ouest de l’édifice ; un pari face à l’écrasante supériorité adverse, mais le moins désespéré qui soit au vu de la situation. L’inattendu délai obtenu par la confusion jetée dans les colonnes anglo-américaines fut mis à profit, le 7, pour aménager à la hâte à environ 1 km en avant du Carillon une longue ligne de retranchements précédée d’abattis… sur laquelle l’ennemi trop confiant et mal dirigé devait follement s’élancer le lendemain, essayant un échec sanglant.

Trouve t-on dans Tomahawk trace de cette effervescence croissante ? Pas vraiment : tandis que leur chef semble se désespérer dans son bureau, quelques garnisaires y attendent sur les murailles du fort la vague des Habits Rouges, qui apparaît à leur vue en dernière vignette… Et puis alors ? Si tant est que les événements ne soient pas tout à fait retranscrits, l’auteur nous livre ici une belle œuvre de fiction où différents protagonistes représentatifs de la société pittoresque qui se côtoya dans la colonie en ces terribles années sont bien rendus dans leur singularité : le milicien canadien, rude coureur des bois rétif à la discipline, le jésuite (apparemment) paternaliste, la recrue inexpérimentée venue de France, le marquis de Montcalm, bouillant et vindicatif, les Highlanders, devenus farouches serviteurs d’une couronne impitoyable à leur égard, et évidemment les Indiens, Mohawks, Abénaquis… engagés des deux côtés, partenaires plus ou moins consentants d’alliés envahissants. Peu de protagonistes à vrai dire, et on ne s’en s’étonnera pas ; comme précédemment chez l’auteur, la « grande histoire » sert en effet de cadre périphérique à la focalisation sur quelques destinées individuelles, dont on suit avec intérêt les péripéties à travers un scénario prenant. Le récit est bien servi par une maîtrise graphique indéniable : Patrick Prugne alterne les vues contemplatives et les actions plus resserrées, combinant de façon dynamique des vignettes de diverses tailles, parfois enchaînées dans des planches quasi-muettes mais très explicites ; on sent l’influence qu’ont pu avoir sur ces points certains des maîtres dont l’auteur se réclame, au premier rang desquels on placera Hugo Pratt (5). Et l’album épate surtout par sa superbe qualité picturale, à la fois dans l’exactitude de la reconstitution de détail et dans la représentation de ce qui constitue un élément à part entière de l’histoire : la forêt nord-américaine, encore sauvage, et sa faune dont l’omniprésence dans les planches rappelle combien minime était alors la présence de l’Européen dans les immensités disputées séparant les zones colonisées de la côte atlantique de celles de la vallée du Saint-Laurent. L’auteur excelle à les dépeindre dans de splendides images en couleurs directes aux tons pastel, l’ensemble instaurant une ambiance envoûtante que vient compléter un cahier graphique de plus d’une vingtaine de pages présentant le destin ultérieur des personnages et diverses études. La réalisation de l’ouvrage (format, papier) est plus généralement de grande qualité, illustrant la contribution certaine de Daniel Maghen – dont on rappellera l’antériorité de la toujours présente activité de galériste avant celle d’éditeur – à la réelle beauté de cet objet-livre.

Comme d’autres avant lui (6), et dans le style qui lui est propre, Patrick Prugne apporte donc ici une belle contribution à l’évocation des derniers temps de l’Amérique française.

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1) Louis-Antoine de Bougainville, Ecrits sur le Canada. Le futur explorateur (1729-1811) servait alors comme aide-de-camp de Montcalm.

2) Elle fut entre autres le théâtre des premiers combats de 1754 et de la lourde défaite britannique de la Monongahela (9 juillet 1755), événements auxquels fut mêlé de très près Washington, le futur président des Etats-Unis.

3) Faut-il le rappeler ? Cet épisode est repris par James Fenimore Cooper dans son célèbre roman Le Dernier des Mohicans, qui fut adapté plusieurs fois au cinéma. On retiendra en particulier la spectaculaire version de Michael Mann (1992).

4) Le plan élaboré par Lord Loudoun, mis en œuvre jusqu’en 1760, prévoyait de subjuguer le Canada français par une offensive concentrique. A l’été 1758, outre l’armée lancée contre Carillon, une force dirigée par Forbes prit graduellement le contrôle de la vallée de l’Ohio, tandis qu’Amherst et Wolfe mettaient le siège devant Louisbourg, porte du Saint-Laurent.

5) Rappelons en outre que certaines des œuvres auxquelles travailla l’immortel père de Corto Maltese ont pareillement pour cadre l’Amérique coloniale (Ticonderoga, scénarisé par Hector Ooesterheld, Fort Wheeling, Un été indien qu’il écrivit pour Milo Manara…)

6) On citera ici, sans souci d’exhaustivité, les six premiers tomes de la série Les Pionniers du Nouveau-Monde (J.F.Charles, Glénat, 1982-1990) – auquel l’auteur de ces lignes dut sa découverte de ce qui reste pour les Québecois la « Guerre de Conquête »- , et les deux du récent et très beau Capitaine Perdu (J.Terpant, Glénat, 2015-2016).