Très documentée, la thèse de doctorat s’est appuyée sur une bibliographie récente et internationale, mais surtout sur un corpus constitué de films documentaires (parce que sans acteur, sans décor détourné, sans intrigue romanesque) diffusés par les chaînes publiques françaises, allemandes et la chaîne franco-allemande Arte, entre les années 1950 et les années 1990.
Son travail commence par un paradoxe : les quatre cinquième des Juifs d’Europe ont été assassinés par balles lors des opérations de tueries de Einsatsgruppen, soit par le gaz dans des camions ou les chambres à gaz . Or, « puisqu’il n’existe pas d’images et seulement très peu de témoins directs, comment « voir » et « entendre » la destruction des Juifs d’Europe ? Comment les télévisions utilisent-elles des images – ou l’absence d’images – sans toujours le recul nécessaire, ni surtout la prise en compte de l’avancée des recherches historiques, ainsi que l’a montré en 2005 la sur-utilisation d’Auschwitz comme symbole absolu du lieu de mémoire de l’extermination des Juifs par les Nazis. Julie Maeck défend, de manière totalement convaincante, la thèse que « certains documentaires ont anticipé le mouvement historiographique, en donnant à voir et à entendre des bribes d’un passé qui, à l’époque de leur réalisation, était ignoré, marginalisé ou négligé par l’historien ».
Le paradoxe de la shoah par balles
L’ouvrage suit un plan chronologique qui, malgré – ou grâce à – son évidence, apporte beaucoup à la compréhension du sujet et s’appuie sur les évolutions historiographiques : ainsi les années 1960 sont-elles les années des films documentaires. Les travaux historiques spécifiques à l’histoire de l’extermination des Juifs n’ont commencé alors ni en Allemagne, ni en France et les sources iconographiques utilisées sont …. les images tournées par les Nazis à des fins de propagande, propagande toujours pas déjouée après la guerre. La spécificité du sort des Juifs n’est alors jamais le sujet principal. A partir du milieu des années 1970, en parallèle avec la généralisation de l’histoire orale, interviennent les témoins dans les documentaires, sans que le matériel iconographique disparaisse. Les témoins sont soit des victimes, soit des spectateurs, soit des exécuteurs : les documentaires s’interrogent sur les motivations d’anciens SS à être devenus des assassins, ou sur l’opinion publique allemande, avant que les travaux historiques ne le fassent. Les années 1980 marquent un tournant car non seulement le témoignage devient fondamental, détrônant les images d’archives – Claude Lanzmann les supprimant totalement dans Shoah -, mais aussi parce que l’histoire des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale est relatée comme un sujet en soi.
Recours aux témoins
L’Allemand Karl Fruchtmann et le Français Claude Lanzmann ont recours aux témoignages des Sonderkommandos avant que les historiens ne s’intéressent à leur expérience tragique. A partir des années 1990, la télévision procède beaucoup par rediffusions, sans aucun travail d’explication, de relecture ou de mise en perspective, niant ainsi toutes les avancées historiques réalisées. Cette chronologie, réalisée à partir de l’étude précise et riche de ces documentaires, laisse le regret de ne pouvoir les visionner.
Une deuxième lecture de cet ouvrage permet de dresser un bilan comparatif des deux sociétés, française et allemande, de leurs rapports avec ce passé : débats d’historiens entre intentionnalistes et fonctionnalistes, évolution des opinions publiques, réactions différentes ou non face à des événements bien précis : le procès Eichmann, la diffusion du feuilleton Holocaust dont les droits de diffusion sont achetés très rapidement en Allemagne et …très lentement en France pour cause d’élection européenne et par peur d’une instrumentalisation.
Une troisième lecture de cet ouvrage est plus méthodologique et généralisable à d’autres sujets : l’image d’archives est-elle un témoin objectif, voire une preuve historique ? Peut-on regarder une image sans connaître son origine, sa fabrication dans certains cas ? Comment un témoin est-il interrogé dans un film documentaire (différences de méthodes très bien exposées et édifiantes entre Marcel Ophuls (Le Chagrin et la Pitié) et Claude Lanzmann (Shoah)) ? Que penser de l’histoire orale ? Quel fut le statut du témoin durant les faits relatés ? les images que l’on voit constamment n’oblitèrent-elles pas la réalité (ainsi le ghetto de Varsovie ne fut pas le seul, mais il est celui pour lequel on dispose le plus d’images) ? Comment la parole des historiens est-elle utilisée dans les films documentaires ? Les images d’archives sont-elles de « vraies images » ou des reconstitutions filmées « en noir et blanc » pour faire authentique et mélangées sans indication aux vraies images d’archives ? Que penser des passages rejoués par des acteurs lorsque les images manquent ?
Une quatrième lecture de ce livre incite à réfléchir sur le statut de l’histoire à la télévision et notamment à la télévision publique : Julie Maeck fonde son étude sur les télévisions publiques en estimant que « avant tout (…) l’histoire à la télévision est l’affaire du service public » et s’appuyant sur l’observation du peu d’intérêt des chaînes privées, tant en France qu’en Allemagne pour les émissions historiques.
Vaste débat qui sort du cadre du compte-rendu de ce livre très riche, précis et nécessaire pour tout spectateur de films documentaires.
Evelyne GAYME