Maître de conférences en géographie à l’INSPE de Toulouse Occitanie-Pyrénées et membre du laboratoire GEODE, David Bédouret propose ici une lecture de la question de l’Afrique rurale au moyen de l’étude des manuels de géographie, tant du point de vue de leurs contenus que de la réception de ceux-ci par élèves et enseignants.

Le choix de l’Afrique se justifie par la rencontre entre un objet qui caricature presque « par définition », le manuel scolaire et une région du Monde pour laquelle la vision du colonialisme est encore très prégnante (malgré les études post-coloniales qui cherchent justement à montrer une Afrique dynamique et intégrée et non plus un territoire exotique infériorisé dans l’ombre de la domination européenne). Pour y œuvrer, David Bédouret, reprenant son travail de thèse, a analysé les manuels du secondaire des éditeurs Hachette et Nathan entre 1950 et 2000 en complétant cette lecture d’enquêtes auprès d’élèves et enseignants. Le message est celui d’un exotisme-colonialiste à dénoncer mais avec qui il faut tout de même composer car il aide à éduquer à l’altérité.

Dans une première partie, l’auteur analyse quatre objets géographiques pertinents pour y repérer l’empreinte de ces stéréotypes exotico-coloniaux.

Premièrement, la nature y apparaît paradisiaque mais dangereuse et inaccessible, riches d’animaux mais pauvre d’hommes, lesquels subissent son inhospitalité et peinent à la domestiquer.

Le village, ensuite, présenté sous forme d’habitat groupé, agricole, isolé du reste et idéalisé par rapport aux troubles modernes de la vie urbaine. Cette vision perdure dans la lecture scolaire actuelle malgré une légère prise en compte de son intégration aux réseau économiques, de transport…

Dans un troisième temps, l’homme en société est analysé avec une vision fortement raciste, des études morphologiques de faciès et, même si l’on remplace le terme « race » par celui d’« ethnie », on reste sur l’idée que l’Africain est inférieur à l’Européen : des arriérés mais esthétisés tout de même de par leur corps. Si les populations, dans les périodes plus récentes, sont toujours marquées négativement, elles le sont sous l’angle d’autres problématiques (SIDA, famines…) et il n’y a pas d’approche positive pour contrebalancer ces visions. Les sociétés sont présentées comme organisées autour d’un chef de tribu, les rôles y sont bien définis et apparaissent immuables (ces peuples sont présentés comme paresseux, notamment l’homme par rapport à la femme plus active) alors que la réalité est bien plus complexe.

Enfin, ce sont les territoires agricoles qui sont dépeints comme archaïques, exploités par des techniques et des outils rudimentaires. Les méthodes (culture sur brûlis, jachère) sont critiquées mais en précisant cette fois qu’elles ne sont pas pires que les méthodes coloniales européennes.

Cette première partie montre donc bien le virage temporel : de l’exotisme et la sauvagerie véhiculés par le colonialisme à une lecture post-colonialiste plus répulsive mais sur d’autres critères (famine, guerres ethniques, catastrophes naturelles…).

Dans une seconde partie, David Bédouret s’intéresse à l’agencement de ces éléments pour cerner le discours des manuels. L’auteur rappelle que le manuel est un système, un « kaléidoscope », plus ou moins fermé, auto référencé, dont les auteurs ne sont qu’une composante. Ces manuels évoluent avec la hausse des effectifs scolaires : le format s’agrandit, le papier s’épaissit, les couleurs et les documents plus complexes les intègrent, le propos est moins transmissif et plus didactisé. Les équipes d’auteurs se transforment également : d’équipes exclusivement universitaires à des équipes plus féminines (cela se lit naturellement dans le traitement des parties et chapitres traitant de la femme africaine) mais surtout plus composites et plus nombreuses (ce qui permet non seulement d’augmenter la productivité mais aussi d’accroître le marché potentiel en ayant des auteurs de province et non uniquement parisiens).

Les programmes ensuite, comme objet hybride de compromis, peuvent tirer vers l’innovation ou l’inertie. Il y a un retard dans la prise en compte des concepts scientifiques et, ce qui n’aide pas, l’Afrique disparaît progressivement des programmes devenant une simple terre d’illustration des études thématiques.

Présenté comme une synecdoque, la géographie scolaire de l’Afrique tend vers une situation où une des caractéristiques suffit à définir l’ensemble d’où ces graves stéréotypes. L’équilibre entre manuels et instructions officielles est tendu comme en attestent les sommaires des manuels qui se doivent de dire explicitement que le livre se rapporte au BO, en guise de gage commercial.

Dans le détail, le bloc iconique est étudié. La photographie tout d’abord qui est source de connaissance déformante mais un incontournable des manuels. Différentes déformations sont pointées du doigt : la première, c’est l’œil du photographe lui-même (enseignant, chercheur, enseignant-chercheur ou alors photographe professionnel) et là, David Bédouret constate la disparition des « géo-photographes » remplacés par des agences auxquelles les manuels vont faire appel amenant la dérive d’un choix et d’un recyclage d’images provenant de banques de données et contribuant à donner une image figée des territoires ; la seconde c’est « l’imagement » (Mendibil, 1997) qui concerne la façon dont les photos sont agencées sur la page de l’ouvrage ; la troisième concerne l’utilisation de la photo et la dernière s’intéresse à la réception de l’image.

La carte en second lieu reste un document phare mais dont on n’interroge pas la subjectivité malgré des appels méthodologiques à le faire. L’Afrique semble un tout « naturel » : île des excès climatiques, terre de tous les malheurs, non intégrée au monde sauf à citer son réservoir de migrants.

Cohabitent également les documents statistiques, graphiques, dessins et images satellites qui, là aussi, apportent leur lot de poncifs.

Le bloc textuel montre un cours simplificateur, dévalorisant, immuable, fait de phrases simples qui généralisent, usent et abusent du « présent de vérité », des formules de syntaxe négatives, de verbes duratifs (« reste », « demeure »…), itératifs (« cherche », « répète »…), d’adverbes accentuant la pérennité (« souvent », « toujours », « encore »…) et bien sûr, un fort recours à l’énumération qui rend les choses inéluctables. Les titres oscillent entre neutralité, généralité et dépréciation. De quoi mener à une expérience « vicariale » de l’Afrique, à savoir « dont les connaissances ont été acquises par une expérience non-fondée sur le vécu direct mais une interprétation effectuée par d’autres ».

Enfin, dans une troisième et dernière partie, David Bédouret montre, au travers d’enquêtes de terrain, que la pensée géographique post-coloniale et les instructions officielles évoluent vers davantage d’altérité, de solidarité, de remise en cause des idées reçues mais que les manuels stagnent autour d’une vision de l’Afrique dominée et rejetée, ce que dénoncent divers travaux de recherche.

C’est là l’occasion de parler des pratiques didactiques, notamment l’étude de cas qui a pour effet pervers d’associer un territoire à une image et donc de réduire les interprétations à l’extrême. Malgré tout, des évolutions sont à souligner par endroits à l’image du cas du Sahara. Traditionnellement réduit au trio « touaregs, oasis, dunes », vu comme contraint et en difficulté, ce territoire se voit désormais tourné vers une approche géopolitique montrant une certaine convoitise en tant que plaque tournante de l’économie souterraine du secteur.

Des enquêtes auprès d’élèves et d’enseignants de CM1/CM2, de 5ème et de seconde ont été effectuées à Pau mais également dans des lycées français d’Afrique (Sénégal, Togo, Tchad, Kenya) pour mesurer les écarts entre une « culture exogène » mais une proximité du « cadre de vie ». En métropole, on note que les jeunes élèves de cycle 3 dessinent de manière idéalisée une Afrique où l’homme évolue en harmonie avec une nature sèche et chaude ; en 5ème, par les mots, on relate une vision très négative du continent (pauvreté, archaïsme…) ; au lycée, une sorte de mélange des deux, une fascination répulsive. Il est intéressant de noter que les élèves des lycées français d’Afrique apportent des précisions de par leur relativement haute position sociale mais sans forcément se sentir attachés à ces espaces ruraux africains. L’aspect genré est présent : les garçons représentent davantage d’action, de diversité et de misérabilisme, les filles représentent de manière plus statique, plus soignée et davantage dans les attentes supposées de l’enquêteur.

Deux discours se superposent : un discours scolaire formaté et attendu et un discours individuel davantage authentique et vécu. Par exemple, des éléments relevés dans les entretiens des élèves de primaire ne sont pas représentés dans les dessins. On retrouve aussi chez les enseignants une sorte de mélange entre l’image des médias, l’image des manuels et l’image des idées reçues collectées par l’expérience.

Le manuel, en tant qu’outil de mémoire collective, apparaît très plébiscité par les élèves pour qui il fait autorité mais ils ne s’y trompent pas en disant qu’ils montrent tout de même une image négative, une critique dans laquelle ils ne peuvent s’engager pleinement car le manuel est aussi (et surtout) un objet d’appartenance au groupe. D’où ces réponses « attendues ».

Les représentations sont acceptées par la classe et pour les faire évoluer, il faut que l’enseignant fédère les discours en tenant compte du sien qui doit rester assez objectif : l’occasion de rappeler que les représentations sont des outils didactiques (leur prise en compte permet d’aborder la complexité) mais ont aussi une fonction sociale (deux règles complémentaires coexistent : l’identité positive amènerait à une construction négative de l’alterité, l’identité négative amènerait à une construction positive de cette identité).

Enfin, c’est sur le mécanisme de crédulité que David Bédouret clôt son propos : on accepte ce qui est accepté par le plus grand nombre car notre cerveau ne peut pas tout, des raccourcis sont forcés d’apparaître. Un cercle vicieux s’engage : des enseignants incertains dans leurs propos amèneront des élèves incertains dans leurs apprentissages des contenus. Et cela s’amplifie d’autant plus que les espaces étudiés sont lointains.

Une étude plus fine de ces questions mériterait donc d’intégrer cursus de formation et programmes officiels selon les vœux de l’auteur. Le but n’est pas minime : éviter des représentations négatives pouvant amener au racisme, au repli identitaire, à la peur de l’autre.

Un très bon ouvrage, à la rédaction fluide et à la démonstration solide que les enseignants et formateurs se devraient de découvrir. Deux légers regrets : peut-être un nombre d’illustrations qui reste modeste (11 au total) mais sans doute la maquette contraignait à cette limite et un regard sur un corpus de manuels qui n’englobe pas le premier degré alors que l’enquête auprès des élèves les intègre. L’occasion d’un prochain travail ?

En tous cas, un grand remerciement à l’auteur pour cette jolie formule, page 156, que je ne manquerai pas de réutiliser : « la géo des préaux apporte à la géo des labos » ! Simple, efficace et évocateur.