Antonella Salomoni est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Calabre, et spécialiste de la Russie et de l’URSS.
Si les travaux du père Desbois ont permis de mettre en évidence l’importance des massacres commis par les Einsatzgruppen sur le territoire de l’Union soviétique, peu d’ouvrages ont entrepris une étude plus générale sur la manière dont le génocide a été perpétré et ressenti en Union soviétique. Un vide que vient ici combler l’ouvrage d’Antonella Salomoni.

Des massacres de grande ampleur.

Le nombre de victimes du génocide en Union soviétique est généralement évalué à 1 500 000, chiffre parfois porté à 2,5 millions en y incluant les juifs des territoires annexés par l’URSS en 1939-1940, soit entre le quart et la moitié des juifs exterminés par les nazis.
L’auteur montre le sort de ces Juifs qui tentent de fuir le gouvernement général pour se réfugier en URSS, et qui sont refoulés à la frontière, condamnés à errer dans le no man’s land entre les deux états. L’URSS craignant que leur arrivée ne provoque des « tensions de classe ». Tandis que les médias officiels ne disent mot des persécutions dont sont victimes les Juifs polonais.
Attitude qui empêcha de nombreux Juifs soviétiques de prendre conscience de ce qui les attendait avec l’invasion allemande. Beaucoup ne cherchèrent ainsi même pas à fuir, et lorsque, les premiers massacres commencèrent, n’y virent que des exactions isolées et non une volonté délibérée de les éliminer.
Ce n’est qu’une fois l’invasion commencée que les informations furent donnés à la population, trop tard pour fuir…
On trouva en URSS toutes les composantes du processus d’élimination : fusillades, ghettos, camps de concentrations et d’exterminations… L’ouvrage permet de montrer comment, à côté des grands ghettos urbains et des massacres de grande ampleur comme Baby Yar, l’extermination fut aussi la somme d’une multitude d’ « actions » touchant les communautés les plus isolées et les plus réduites des territoires occupés par les Allemands. Une somme de bourgades, de villages, transformés en ghettos avant de voir leur population exterminée sur place ou déportée.

Bourreaux et victimes.

L’ouvrage rappelle que, si l’extermination fut organisée, menée et encouragée par les Allemands, ceux-ci n’en furent pas les seuls auteurs. Leurs alliés roumains, mais aussi des Ukrainiens, des Baltes prirent part aux massacres. Une complicité qui s’explique par l’efficacité d’une propagande vantant le combat contre le « judéo-bolchevisme » rendu responsable de l’annexion des ces territoires par l’URSS. Mais qui profita aussi de préjugés antisémites tenaces dans ces régions.
L’on évoque souvent la passivité des Juifs face aux massacres, mais l’auteur rappelle que nombreux furent ceux qui, une fois qu’ils eurent conscience de ce qui les attendait, préférèrent se suicider. Dans de nombreux cas les bourreaux durent utiliser la violence avant de pouvoir procéder à leurs exécutions ; on est loin ici de l’image traditionnelle de victimes résignées véhiculée par les nazis.
De nombreux Juifs participèrent aux combats, qu’il s’agisse de soldats mobilisés dans l’armée soviétique ou de civils ayant rejoints les rangs des partisans. L’ouvrage montre également leurs sentiments lors de la découverte des massacres et leur désiré de vengeance contre les auteurs de ces crime

Le comité antifasciste juif (EAK) et le Livre noir

Mais la forme la plus emblématique du combat des Juifs soviétiques fut la formation d’un comité antifasciste juif à Moscou. Les travaux de celui-ci sont au cœur de l’étude d’Antonella Salomoni. Elle retrace comment sa création fur acceptée dans le cadre de la grande guerre patriotique des peuples de l’URSS, mais aussi comment rapidement celui-ci devint indirectement le symbole de la renaissance d’une identité juive oubliée depuis la mise en place du système soviétique.
Au sein du comité nombreux furent ceux qui prirent conscience du fait que la politique nazie réservait aux Juifs un traitement à part. L’auteur étudie le cheminement d’écrivains comme Ehrenbourg et Grossman, mais ceux-ci ne sont que les figures les plus connues d’un mouvement qui toucha de nombreux intellectuels juifs.
Le comité entreprit de recueillir les informations permettant la rédaction d’un livre noir sur l’extermination systématique des Juifs dans les territoires occupés. Celui-ci était destiné à une publication nationale, mais aussi internationale afin de sensibiliser l’opinion. Il devait également servir de base juridique pour les procès contre les auteurs de massacres.
Des informations collectées grâce aux survivants et aux témoins des massacres. Mais aussi grâce aux nombreuses lettres écrites au comité par les soldats juifs servant dans l’armée rouge. Des soldats qui ne durent parfois qu’à la mobilisation d’avoir échappé au sort de leur famille et qui au fur et à mesure de l’avance de l’armée Rouge découvrent que leurs communautés d’origine ont été exterminées.

Un oubli forcé.

Pourquoi cette réalité resta largement tue durant des décennies ? Les explications sont diverses. Certes, il y a le nombre très élevé de victimes civiles et militaire soviétiques non juives qui rappelle que les slaves furent également victimes de la politique raciale nazie.
Mais les raisons sont davantage d’ordre interne. On pourrait faire un parallèle avec la relative clémence de nombreux procès de l’après-guerre dans les pays occidentaux ou les variations de la mémoire qu’on a pu connaître en France. Ce serait oublier un certain nombre de spécificités soviétiques. Dans un état où citoyenneté et nationalité sont distinctes, il importe de ne pas dresser les peuples les uns contre les autres. De nombreux complices des crimes nazis sont membres de peuples rétifs à la tutelle soviétique : Ukrainiens, Baltes… Le choix est donc fait d’éviter des poursuites qui pourraient faire des anciens bourreaux des victimes de persécution liées au retour au sein de l’Union soviétique. Officiellement on va donc mettre en avant la souffrance du peuple soviétique en tant que victime de la barbarie nazie, et non des Juifs soviétiques en particulier, ils ne sont qu’un groupe de victimes parmi tant d’autres…
Une fois la guerre finie, l’EAK peine à trouver sa place dans le système soviétique. Il joua le rôle d’organisation de secours aux Juifs rescapés, se heurtant souvent à l’inertie, voire à l’hostilité du système soviétique et des populations locales… Il fut ensuite débordé de demandes de renseignements et d’interventions au moment de la création d’Israël. Il n’en fallait pas plus pour qu’il n’apparaisse suspect de sionisme aux yeux des dirigeants soviétiques. Cela entraîna sa dissolution et l’emprisonnement de ces membres.
Il faut rajouter le caractère particulier du régime stalinien, de sa bureaucratie, des relations au sein du parti, et du sentiment de Staline vis-à-vis des Juifs en ces années d’après guerre, le complot des blouses blanches n’est pas loin . On comprend alors comment et pourquoi la mémoire du génocide des juifs soviétiques ne dépassa pas celle de la communauté juive.

Au final, un ouvrage bien documenté, utilisant de nombreux témoignages. Intéressant pour celui qui veut compléter ses connaissances sur le génocide en Europe de l’Est, mais indirectement aussi pour ceux qui s’intéressent au fonctionnement du régime soviétique et à a gestion des problèmes de nationalités. La lecture de l’ouvrage d’Antonella Salomoni est indispensable pour comprendre le silence qui entoure encore largement le génocide juif dans de nombreux états issus de l’ex-URSS.

François Trébosc © Clionautes