Un ouvrage remarquable au service de deux documents exceptionnels

Marcel Nadjary (1917-1971), résistant, déporté à Auschwitz, fut membre du Sonderkommando de Birkenau (Auschwitz II) de la mi-mai 1944 à la mi-janvier 1945. Au début du mois de novembre 1944, alors qu’il était convaincu qu’il allait être assassiné, comme l’étaient tous les membres du Sonderkommando afin qu’ils ne puissent témoigner du processus d’extermination au cœur duquel ils vivaient, il rédigea une lettre adressée à des amis et à des proches auxquels il faisait ses adieux tout en livrant un récit concis de l’extermination des Juifs à Birkenau. Il l’enferma à l’intérieur d’une bouteille hermétique qu’il enroula dans une sacoche en cuir qu’il enterra sous quelques dizaines de centimètres de terre aux abords du Crématoire III où il était affecté. Il data et signa son texte. En 1980, neuf ans après sa mort à New York, la sacoche de cuir fut retrouvée fortuitement par des étudiants polonais. Les douze feuillets étaient quasiment illisibles, mais la signature put être déchiffrée. Ce document d’une valeur exceptionnelle est conservé au musée d’État d’Auschwitz-Birkenau.

En avril 1947, alors qu’il était affecté comme brancardier dans un hôpital de Thessalonique durant la guerre civile grecque, Marcel Nadjary rédigea un second manuscrit, plus long, qui relate son expérience de résistant en Grèce, son arrestation et sa déportation, son incorporation au Sonderkommando et les actions qu’il devait y accomplir. Ce document est aujourd’hui conservé par sa famille.

En 1991, ces deux documents firent l’objet d’une publication, en Grèce. Entre 2010 et 2015, des chercheurs russes effectuèrent une analyse d’image multispectrale du premier manuscrit, qui put ainsi être déchiffré dans sa quasi-totalité. Une nouvelle édition des deux manuscrits parut en Grèce en 2018, assortie de commentaires et de textes complémentaires. En 2020, le musée d’État d’Auschwitz-Birkenau publia une édition trilingue (grec, polonais, anglais) du premier manuscrit, avec les passages récemment déchiffrés. Jusqu’à ce jour, ces deux documents étaient inédits en français.

Il convient donc d’insister sur le caractère exceptionnel de la présente édition, non seulement parce que les deux documents, particulièrement celui de 1944, sont exceptionnels et d’une importance immense, mais aussi par la qualité de l’ouvrage, tout entier dédié aux documents, qui sont reproduits, traduits, contextualisés et éclairés par des textes de chercheurs. L’ouvrage s’ouvre sur les documents, avant tout commentaire ; les deux manuscrits sont reproduits intégralement en fac-similé sur les pages de gauche et traduits avec une absolue fidélité à la mise en page originelle sur la page de droite. La préface de Serge Klarsfeld n’arrive donc qu’à la page 193. Les 300 pages suivantes sont composées de huit articles et d’un ensemble d’annexes. Les articles sont consacrés à la vie et à la personnalité de Marcel Nadjary (par sa fille et son fils), à son parcours de résistant et de déporté (par Tal Bruttmann), à une analyse des documents, à leur apport historique, à leur traduction, à leur mise en perspective, ainsi qu’à un tableau du complexe d’Auschwitz-Birkenau au printemps 1944 (par Tal Bruttmann). Le lecteur trouvera en annexes tous les outils souhaitables : repères chronologiques, géographiques et biographiques, bibliographie sélective, archives audiovisuelles, index. L’ouvrage est agréable à lire, très accessible, bien mis en page, aéré. Malgré cette grande qualité d’ensemble, signalons qu’il existe une édition bibliophilique de cet ouvrage par les éditions Artulis.

 

La vie de Marcel Nadjary

Il est né le 1er janvier 1917de parents issues de vieilles familles bourgeoises de Thessalonique. Après le collège, il travaille avec son père qui est vendeur de fourrages. Mobilisé, il combat sur le front albanais au cours de la guerre italo-grecque (28 octobre 1940 – 6 avril 1941). A la mi-juillet 1942, il fait partie des 9 000 hommes juifs âgés de 18 à 45 ans, regroupés sur la place centrale de Thessalonique pour y être recensés par l’occupant allemand en vue de la réquisition aux travaux forcés. Il est ensuite affecté à Ménéméni avec plusieurs de ses camarades.

Lorsque, au début de mars 1943, les nazis commencent à mettre en œuvre la « solution finale » à Thessalonique, les parents et la sœur de Marcel Nadjary sont déportés à Auschwitz, où ils sont immédiatement assassinés. Il réussit à fuir et à gagner Athènes, alors sous occupation italienne. Il y vit dans la clandestinité sous une fausse identité, travaillant avec son cousin dans une fabrique de savon.

Il s’engage dans la Résistance, au sein de l’EAM-ELAS (l’EAM est le Front de libération nationale grec dont l’EAM, Armée de libération nationale grecque, est l’émanation), organisation contrôlée par les communistes, et participe à divers affrontements armés. Dans son second manuscrit, il raconte son activité et se désole de la lutte interne à la Résistance entre résistance communiste et résistance non communiste, étant pour sa part uniquement motivé par son patriotisme de grec. Grièvement blessé au cours d’un combat, il parvient à gagner l’hôpital d’Athènes. Rétabli, il n’échappe cependant pas à l’arrestation et est interné à la caserne Haïdari, transformée par l’occupant allemand en camp de concentration peu après la capitulation de l’Italie le 8 septembre 1943. Il est torturé à de nombreuses reprises et finit par avouer qu’il est juif et à donner sa véritable identité.

Le 8 avril 1944, il est déporté de Haïdari à Auschwitz. Son convoi, l’un des derniers et des plus importants de Grèce, déporte des Juifs d’Athènes, de Thessalonique, de Chalcis, de Larissa, de Ioannina et de Kastoria. C’est un convoi de 80 wagons et de 2500 personnes. Il passe un mois au camp de quarantaine, puis est incorporé, à la mi-mai 1944 au Sonderkommando du Crématoire III de Birkenau. Dans ses deux manuscrits, il décrit et dénonce les crimes de masse qui y sont perpétrés.

Alors que les troupes soviétiques approchent d’Auschwitz, les SS procèdent au rassemblement des hommes du Sonderkommando afin de les assassiner car ils ont été les témoins de l’extermination. Dans la pagaille qui règne alors dans cette immense enceinte concentrationnaire, Marcel Nadjary, « un homme jeune, intelligent, lucide, observateur et débrouillard », comme le définit Serge Klarsfeld, parvient à leur échapper et à se glisser dans le convoi de ceux que les SS entraînent en dehors du camp. Il participe alors à l’une de ces terribles « marches de la mort » qui le conduite d’Auschwitz à Mauthausen, puis de Mauthausen à Melk et Gusen II, avant de retourner devant Mauthausen et de repartir pour Wels, soit plus de 500 km dans le froid et la neige, sans presque manger et dormir, avec la présence permanente des SS et de leurs chiens, qui abattent tout homme qui faiblit.

Survivant de cette traversée exceptionnelle de l’horreur, il rejoint Paris avec un groupe de rescapés, puis Marseille où il s’embraque pour Thessalonique. En 1947, il épouse Rosa Saltiel, rescapée de Bergen-Belsen avec sa mère et sa sœur, qu’il a rencontrée à Paris. De 1948 à 1951, il travaille à Thessalonique  dans une papèterie-imprimerie. Son fils naît en 1950. Il veut quitter la Grèce. Le plan Marshall lui donne la possibilité d’émigrer aux Etats-Unis et de s’installer à Indianapolis, où l’administration américaine lui offre un travail. Débarqué à New-York en 1951, il rencontre un vieil ami déporté comme lui et décide de s’établir à New-York. Il se forme au métier de couturier en travaillant dans un atelier, puis il fonde son entreprise en 1968. Sa fille est née en 1957, et sa femme exerce la fonction de secrétaire dans l’entreprise familiale. Ils reviennent plusieurs fois en Grèce. Le 31 juillet 1971, il est foudroyé par une crise cardiaque, à l’âge de 54 ans.

Auschwitz, printemps 1944

Quand Marcel Nadjary arrive à Auschwitz, le 11 avril 1944, le processus d’extermination est très ralenti, car la « solution finale » est largement achevée. Pourtant quelques semaines plus tard l’activité va atteindre son paroxysme et le camp se transformer profondément. En effet les dirigeants nazis ont obtenu de pouvoir planifier l’extermination des Juifs hongrois, la dernière grande communauté à leur avoir échappé. La Bundesbahn planifie la circulation de trains spéciaux de 45 wagons emportant chacun 3000 personnes, tous à destination d’Auschwitz, alors que l’extermination des Juifs de Pologne en 1942 s’était faite dans plusieurs camps.

Höss est à nouveau placé à la direction du camp, avec pour adjoint Josef Kramer, en charge de Birkenau. Ils ont pour mission de prendre toutes les mesures nécessaires afin que le site puisse faire face à l’arrivée massive des Juifs de Hongrie. Des travaux considérables de terrassement sont réalisés pour prolonger la voie ferrée d’accès au camp. Des travaux de réfection sont menés dans les bâtiments des chambres à gaz (colmatage des fissures, graissage des charnières, ventilation). Les travaux les plus importants portent sur « les instruments d’assassinat et la crémation des corps des victimes ». Les capacités de crémation sont augmentées, des fosses immenses sont creusées afin de palier à d’éventuelles pannes. Les effectifs des différentes équipes de détenus directement attachées au fonctionnement de centre de mise à mort sont augmentés afin de faire face au flux de victimes. Les effectifs du Sonderkommando vont donc quadrupler en quelques semaines, pour atteindre 900 hommes.

Environ 455 000 personnes sont transportées en 55 jours. Tal Bruttmann écrit : « C’est durant ces jours de mai et juin 1944 qu’Auschwitz prend une dimension industrielle totalement inédite en matière d’assassinat. Chambres à gaz, crématoires, bûchers fonctionnent nuit et jour. Höss, afin de montrer son savoir-faire et son brio, fait réaliser un rapport, destiné à sa hiérarchie, sous la forme d’un album photographique. C’est l’un des exemplaires de ce rapport mettant en scène la succession des convois de Hongrie, qui est parvenu jusqu’à nous par l’entremise d’une rescapée d’Auschwitz, Lili Jacob. Ces photographies prises par les SS à cette occasion sont devenues les images iconiques du fonctionnement d’Auschwitz, et plus largement de la Shoah. » C’est durant cette période charnière, avec laquelle se confond le sort des Juifs partis le 11 avril d’Athènes, avec Marcel Nadjary parmi eux, qu’Auschwitz est devenu le site d’extermination tel que nous le connaissons.

Les manuscrits de Marcel Nadjary

Au début du mois de novembre 1944, Marcel Nadjary est affecté depuis près de six mois au Sonderkommando. Il est chargé d’accueillir les victimes dans la salle de déshabillage du Crématoire III, puis de les extraire après leur mort pour les transporter dans les fours crématoires, afin que leurs cendres soient dispersées aux abords des crématoires ou jetées dans la Vistule ou l’un de ses affluents. Les membres du Sonderkommando pensent que leurs derniers jours sont arrivés car ils  savent qu’ils sont éliminés par roulement et qu’aucun témoin ne doit survivre. Marcel Nadjary décide d’écrire une ultime lettre à ses proches, même s’il doit savoir, en son for intérieur, qu’elle n’a que très peu de chance de leur parvenir un jour. Il enroule les feuilles de papier, les introduit dans une bouteille thermos, la ferme hermétiquement, puis la dissimule dans une sacoche en cuir qu’il enterre. Persuadé de bientôt mourir, il n’hésite pas à la signer, ce qui le condamne si les SS la trouvent.

Un étudiant trouve la sacoche le 24 octobre 1980. La bouteille contient un manuscrit de trois feuilles de papier de 27,8 sur 20,3 centimètres, arrachées d’un cahier, puis pliées en deux de manière à former douze petites pages écrites, au verso comme au recto, avec deux sortes d’encre bleue. Les feuilles de papier sont rongées par l’humidité et indéchiffrables, hors quelques bribes de phrases. Le manuscrit est transmis à l’ambassade de Grèce à Varsovie où le traducteur officiel déchiffre 10 % du texte, dont le nom de l’auteur, ainsi que le nom et l’adresse du destinataire.

Quand le texte pourra être déchiffré, des décennies plus tard, on constatera que Nadjary dénonce les crimes monstrueux commis par les nazis à Auschwitz-Birkenau. Son manuscrit vient s’ajouter aux rares témoignages de membres du Sonderkommando, qu’on appelle les « rouleaux d’Auschwitz ».

Deux ans après son retour à Thessalonique, Nadjary écrit un second manuscrit dans l’hôpital militaire où il est affecté. C’est un manuscrit beaucoup plus long, 58 pages détachées d’un bloc-notes, incluant treize dessins du complexe concentrationnaire, notamment des crématoires de Birkenau. Le contenu est une sorte de chronique des années 1941-1945.

C’est en 1991 que les deux manuscrits de Nadjary prirent la forme d’un petit livre de 108 pages intitulé Chroniko 1941-1945. Cet ouvrage était le premier volet d’une série de témoignages sur la Shoah en Grèce, publiés avec le soutien de la communauté juive de Thessalonique. L’ouvrage ne fut pas vendu en librairie, mais distribué aux membres de la communauté juive de Thessalonique, ainsi qu’à des universitaires, notamment des historiens. En 2016-2017, la famille Nadjary décida de republier l’ouvrage et de l’assortir de notes et de commentaires pour le rendre accessible au grand public grec. En 2018, les équipes du musée d’État d’Auschwitz-Birkenau ont réussi à déchiffrer les derniers passages encore illisibles et à diffuser leur travail en 2020 sous la forme d’une édition trilingue, grec, polonais et anglais, accompagnée du fac-similé du premier manuscrit.

L’apport historique des  manuscrits

 Connus sous l’appellation de Crématoires (Krematorien), les complexes de déshabillage-chambre à gaz- fours crématoires, « ont été considérés à juste titre comme l’invention nazie la plus perverse, partant la plus inouïe (…) Dans ce contexte, les membres du Sonderkommando (environ 900 personnes à l’été 1944) ont été, à l’évidence, les figures les plus tragiques des centres de mise à mort nazis ». Les membres du Sonderkommando étaient régulièrement « renouvelés » par assassinat, tous les trois ou quatre mois, pour garantir le secret absolu de leur travail. Nos principales informations viennent des témoignages écrits clandestinement par des déportés qui travaillèrent dans ces « unités spéciales ». Le manuscrit de Nadjary fait partie des cinq témoignages écrits retrouvés « sous les cendres » de Birkenau. Dans les années 1950, Bernard Mark donna le premier à ces manuscrits le nom de « rouleaux d’Auschwitz », terme doté de connotation religieuse juive. Les historiens furent d’abord très méfiants à l’égard de ce type de source.

« Le « rouleau » que Nadjary a écrit en novembre 1944 est capital à plusieurs titres. Outre sa puissance de récit rédigé dans des conditions paroxystiques de survie, il contient en effet des informations précises, techniques, chiffrées, à la fois sur le fonctionnement du Sonderkommando d’Auschwitz-II entre la mi-mai et le début du mois de novembre 1944, sur le soulèvement du 7 octobre 1944, ainsi que sur la connaissance d’événements qui se déroulèrent à l’extérieur de ce centre de mise à mort, comme la libération d’Athènes, le 12 octobre de la même année. »

Il évoque la nature du « travail » épouvantable auquel les nazis l’ont contraint : l’accueil des déportés dans la salle de déshabillage, leur accompagnement jusqu’à l’entrée de la chambre à gaz, l’extraction des corps après le gazage, le transport des cadavres jusqu’au monte-charge menant à la pièce des fours crématoires, le broyage des os ayant résisté à la calcination. Il fait preuve d’un réel sens du détail dans la description de cette horrible besogne et évoque l’immense détresse liée à la nature de cette activité. Il évoque le soulèvement du Sonderkommando du Crématoire II, le 7 octobre 1944, auquel il a assisté, impuissant, alors qu’il avait participé activement à sa préparation. La répression fit au moins 450 morts.

Rédigé deux ans après la fin de la guerre, le second manuscrit est conçu comme une chronique et se présente comme le récit rétrospectif d’un rescapé. Il reprend son témoignage, le complète, le précise et l’élargit, retraçant l’ensemble de son parcours de 1940 à 1945. Il y ajoute treize dessins. Les deux manuscrits traduisent sa volonté farouche de témoigner, « de garantir l’authenticité d’une expérience vécue au cœur de l’enfer », de documenter le plus précisément possible. Ce sont des documents bruts, non travaillés, dépourvus d’artifices littéraires.

« Mon seul désir est

que vos mains reçoivent ce que je vous écris.

(…) Si quelqu’un demande de mes nouvelles

dites que je n’existe plus

Et que je suis parti comme un vrai

Grec. » (Extraits du manuscrit de 1944)

Félicitons nous qu’il existe encore des éditeurs capables de nous proposer un tel ouvrage, et remercions-les. Que les centres de documentation de nos établissements scolaires n’hésitent pas à en faire l’acquisition.

© Joël Drogland pour les Clionautes

Présentation de l’éditeur : Marcel Nadjary, juif grec originaire de Thessalonique, déporté à Auschwitz au printemps 1944, est affecté au Sonderkommando. Il écrit une lettre à des amis chers pour leur faire ses adieux et décrire la besogne effroyable qu’il effectue sous la contrainte. Puis il enfouit son manuscrit clandestin dans le sol de Birkenau. Ce document sera retrouvé trente-six ans plus tard, le 24 octobre 1980. Ce témoignage, écrit à « l’épicentre de la catastrophe », est pour la première fois traduit et publié en français, ainsi qu’un second manuscrit, que Marcel Nadjary rédigea en 1947 pour garder une trace de son expérience au cœur de l’enfer de Birkenau. Des textes de Serge Klarsfeld, Nelly Nadjary, Alberto Nadjary, Fragiski Ampatzopoulou, Georges Didi-Huberman, Tal Bruttmann, Loïc Marcou et Andreas Kilian accompagnent et éclairent ces deux documents exceptionnels.