Un an après les révolutions populaires qui ont secoué le Mashrek et une partie du Maghreb, le magazine trimestriel Moyen-Orient fait le point sur l’Islam et la démocratie de façon attendue, bien sûr, mais très judicieuse. Des esprits chagrins diront qu’un an c’est peu pour analyser ces événements, mais au vu de la qualité des articles proposés, le lecteur avisé fera difficilement la fine bouche. L’approche globale de Moyen-Orient est assez iconoclaste par rapport au traitement usuel que les médias font des révolutions arabes. Il est difficile de revenir sur tous les articles ( 15 au total, dont 9 dans le cœur de dossier « Islam et démocratie ») mais on peut simplifier sans trop trahir les auteurs trois approches majeures :
- L’islam est compatible avec la démocratie
- Le modèle turc n’est pas forcément le meilleur à suivre
- Les concurrences internes au monde musulmans sont plus complexes qu’il n’y paraît.
De fait, il y a deux visions de l’Islam et de la démocratie. Vue de l’extérieur, le regard occidental et laïque se méfie de l’intervention massive de l’Islam dans le débat politique arabe. Vu de l’intérieur, cela fait longtemps que l’Islam politique est considéré comme légitime, en particulier parce que les autres courants politiques se sont discrédités, et en particulier ceux proches des Occidentaux (gharbiyines). Pour l’analyste gaulliste Charles Saint Prot, la foi n’empêche pas l’instauration d’un état de droit, du moins si on accepte la pratique de l’itjihad, l’ « effort d’interprétation » des écrits coraniques. Et ils seraient nombreux, dans le monde musulman, a pencher pour cette approche pragmatique, y compris parmi les Frères Musulmans. Ceux-ci ont bien changé depuis une dizaine d’années. Ils ont majoritairement accepté de prendre le pouvoir par les urnes, ce qui les fait considérer par les Wahhabites et les Salafistes comme de dangereux libéraux. Les partis islamistes (dont un panorama est fait page 24-25) peuvent ainsi élaborer une société fondée sur des bases juridiques équitables, sans pour autant coller au modèle turc, qui tournerait actuellement vers un État-AKP d’après Jean Marcou. En résumé, l’AKP serait en train de noyauter toute l’administration du pays, un peu comme le firent les militaires du temps du kémalisme, et pourrait brider la pratique démocratique. Cette idée d’Islam démocratique est peut-être un peu trop optimiste et occulte le sort fait aux femmes, dont la situation difficile est très bien évoquée dans l’article de Margaux Thuriot sur les algériennes en lutte permanente contre l’archaïsme. Un article d’autant plus glaçant qu’il montre bien que la jeunesse algérienne à déserté les rangs des mouvements féministes et que celles qui restent ont, au mieux, la quarantaine.
Un autre apport de ce numéro de Moyen-Orient est de montrer la diversité des débats à l’intérieur du monde musulmans : d’un côté les musulmans démocrates d’Égypte (Frères Musulmans) ou de Tunisie (Ennahdah) qui acceptent d’unir leurs forces avec les partis traditionnels, de l’autre la mouvance salafiste. Elle est étudiée dans un excellent article de Samir Amghar, auteur de « Le salafisme aujourd’hui » aux éditions Michalon. Les salafistes sont en fait, selon Amghar, divisés en trois factions. Il y a d’abord la faction quiétiste qui refuse de s’engager en politique, se concentrant sur l’éducation purifiée des « innovations » occidentales. On est loin des partisans de l’itjihad. La seconde faction est la faction politique, un peu comme les Frères Musulmans de leur temps, marquée par le radicalisme religieux et le refus des alliances et partisane de l’islamisation du monde et de la modernité. Il s’agit de mouvements très actifs en Belgique, Pays-Bas ou Royaume Uni. Enfin il y a la faction révolutionnaire dont Al-Qaïda n’est qu’une facette pratique (et fortement dépassée) et qui place le djihad au cœur de leur action en critiquant les islamistes politiques. Une des conclusions est que le monde occidental aurait tort d’assimiler les islamistes démocrates aux salafistes. Ce débat, par certains aspects, rappelle un peu celui qui opposait à la naissance du communisme les partisans marxistes de la révolution violente et ceux, socialistes, de la prise au pouvoir par les urnes. Après tout, les socialistes radicaux ont longtemps fait peur à une grande partie de l’opinion européenne avant d’être intégrés dans les rangs. Pourquoi l’islamisme démocratique ne suivrait-il pas cette voie ?
En dehors du dossier central consacré à « Islam et démocratie », on notera plus particulièrement deux articles. Le premier, signé par Marina Ottaway de la Fondation Carnegie, est une plongée dans l’Irak politique actuel après le départ des troupes américaines, où on s’aperçoit que Saddam Hussein a été remplacé par une pléthore de clones autoritaires représentant leur camp politique ou ethnique, parmi lesquels se distinguent Moqtada al-Sadr qui rassemble les Chiites autour de lui et Nouri al-Maliki, premier ministre dont les penchants autoritaires inquiètent les occidentaux qui avaient pourtant facilité son arrivée au pouvoir en 2006. Ce tableau de l’Irak laisse présager un avenir incertain.
Le second article, d’Omar Saghi est plus léger mais peut intéresser ceux qui étudient les liens entre la mondialisation et la religion : Saghi montre comment, victime de son succès, la ville de la Mecque a du établir des stratégies bien précises pour gérer les pèlerins du Hajj issus de milieux de plus en plus différents. On y croise aussi les marchands du temple, les groupes hôteliers qui se livrent une concurrence farouche, les jeunes musulmans urbains qui veulent « réussir » leur Hajj dans une optique très individualiste…ce « pèlerinage à l’ère de la consommation de masse » se lit avec intérêt.
Mathieu Souyris
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Le n°13 de la revue Moyen-Orient (janvier/mars 2012), spécialisée dans le monde arabo-musulman, consacre ce numéro à une réflexion sur l’islam et la démocratie.
Cette revue fait partie du groupe Areion, groupe de presse français spécialisé en géopolitique et défense, particulièrement actif dans un domaine qui connaissait il y a quelques années peu de publications (Diplomatie, Histoire & Stratégie, Carto, Technologie et Armement…). Ce groupe a été fondé et est toujours dirigé par Alexis Bautzmann, également rédacteur en chef du magazine Moyen-Orient et par ailleurs directeur du Centre d’analyse et de Prévision des risques Internationaux (CAPRI).
Le magazine Moyen Orient est né en juillet 2009 et a pris la succession d’Enjeux Méditerranée. Il parait aujourd’hui tous les trois mois. Il a pour ambition d’être le « premier grand magazine français consacré aux questions géopolitiques, économiques et géostratégiques du monde arabo-musulman ».
Il est destiné à un large public francophone et sa ligne éditoriale fait preuve de rigueur (http://www.moyenorient-presse.com/). Son rédacteur en chef délégué est Guillaume Fourmont, journaliste, spécialiste du monde arabo-musulman et de l’Espagne.
Ce numéro, consacré à l’Islam et la démocratie est particulièrement bienvenu, plus d’un an après le début de ce que l’on a appelé le printemps arabe et qui voit aujourd’hui l’arrivée au pouvoir de plusieurs partis islamistes autrefois bannis par les dictatures. L’arrivée des islamistes au pouvoir par les urnes en a surpris plus d’un car ces derniers étaient peu présents dans les manifestations. Les différents articles permettent d’approfondir la réflexion sur la place de l’islam dans les sociétés musulmanes.
Olivier Roy, directeur du programme Méditerranée à l’institut européen de Florence, ouvre le magazine avec un billet sur les Frères musulmans et leurs difficultés à accepter le cadre démocratique en Égypte ou en Tunisie.
Malek Chebel, philosophe et anthropologue, spécialiste de la religion musulmane apporte ses réflexions sur la place de l’islam au Moyen-Orient et en Europe. Il balaie rapidement les situations dans différents pays et termine par quelques commentaires sur les musulmans de France qui mériterait un discours politiquement moins correct…
Quelques cartes, les musulmans dans le monde, la Charia dans le monde, les régimes politiques au Moyen-Orient, permettent de visualiser un certain nombre d’éléments du monde musulman.
Charles Saint-Prot explique qu’un système politique basé sur le respect des droits fondamentaux est compatible avec l’islam. Si cela existe déjà en Turquie, en Malaisie ou en Indonésie, il espère que cela sera le cas en Tunisie et Libye.
Luz Gomez Garcia propose une réflexion sur « Islamisme et réislamisation dans le révoltes arabes » avec un tableau sur principaux partis islamistes au Moyen-Orient en montrant que la connivence entre l’intelligentsia militaire et l’élite réislamisante est un défi pour l’avenir de la démocratie en Egypte et au Moyen-Orient.
Clément Steuer présente la situation des Frères musulmans en Égypte en concurrence avec d’autres groupes musulmans qui semblent avec leur parti (Parti de la liberté et de la justice) une force politique dominante.
Margaux Thuriot montre la situation des femmes en Algérie et en dépit de leur place lors des luttes pour l’indépendance, les mouvements de femmes ne sont pas aussi virulents qu’ils pourraient l’être, il y a de plus une déconnexion entre les générations ; le féminisme algérien est multiforme mais ne progresse pas vers le rassemblement des Algériennes.
Jean Marcou décrit la situation de la Turquie, en dépit des réussites du modèle de développement économique et politique du pays, il en rappelle les limites ; ce modèle, en quelque sorte post-islamiste n’est pas transférable à tout le Moyen-Orient, de plus son évolution démocratique n’est pas garantie dans le futur.
L’article très intéressant que Samir Amghar consacre aux salafistes, éclaire les différentes composantes du mouvement, son évolution dans le temps et dans l’espace, sa constitution en réseaux et la logique djihadiste qui se développe notamment en France depuis 1995.
L’entretien accordé par l’américain John R. Bowen est stimulant car il propose une vision somme toute décalée de l’islam en France qui sort du cadre franco-français et compare les situations dans différents pays occidentaux.
Nabil Ennasri éclaire la situation délicate de l’Arabie saoudite aujourd’hui, qui commence à évoluer à un rythme qui peut sembler très lent… mais qui a des répercussions dans tout le monde musulman en raison du poids de l’islam wahhabite.
Marina Ottaway dresse le portait de l’Irak, au moment du départ des soldats américains; si Saddam Hussein n’est plus au pouvoir, la démocratie est bien loin et la situation économique est calamiteuse en dépit de l’essor de la rente pétrolière. Si le présent est bien incertain, peut être l’avenir sera meilleur…
L’article consacré aux diplomaties américaine et européenne face au printemps arabe met en évidence les recompositions régionales et les difficultés auxquelles ont été confrontés les grands acteurs occidentaux ; le changement est plus difficile à gérer que la stabilité…
Pierre Blanc propose un éclairage sur les liens entre le parti Baas syrien et la question agraire et hydraulique dans ce pays, article fort bien renseigné qui montre la précarité actuelle de la situation hydraulique, le régime autocrate actuel n’ayant pas été capable de régler la situation dans un contexte démographique précaire qui voit le déplacement de nombreux ruraux vers les villes.
Enfin, Omar Saghi décrit ce que représente le Hajj aujourd’hui, ce pèlerinage à La Mecque qui concerne un nombre croissant de pèlerins chaque année (près de 3 millions aujourd’hui). La massification du phénomène a entrainé une taylorisation du rite. La ville elle-même se transforme avec un programme de grands travaux destinés à élargir l’espace utilisable, et notamment à araser des reliefs environnants.
Le dernier article propose une vision historique de la géographie algérienne durant la colonisation française avec la réflexion sur la place d’un Sahara algérien et l’invention du terme « Hauts-plateaux » ; les luttes des géographes locaux ou parisiens doivent se comprendre dans un contexte politique complexe, les savoirs géographiques ne sont innocents.
Deux pages extraites d’une BD concluent ce numéro, deux pages extraites de « Zahra’s paradise », œuvre de deux auteurs iraniens, anonymes pour échapper aux foudres du régime. Ce plaidoyer contre le régime des mollahs montre bien que la BD accède aujourd’hui de plus en plus à un autre statut et qu’elle devient un mode privilégié d’expression, notamment pour décrire ici le mode de vie des habitants de Téhéran, Marjane Satrapi l’avait déjà expérimenté il y a plusieurs années.
Au final, un numéro intéressant qui met avant tout en évidence l’incertitude générale des situations décrites dans les différents articles ; on aura l’occasion d’évoquer à nouveau chacun des thèmes présentés, et cela dans un proche futur… Il semble d’ailleurs que pour l’ensemble des intervenants, l’humilité soit de mise et personne ne prétend détenir les clefs de la compréhension de ce qui se passe aujourd’hui…
Isabelle Debilly