Le livre impressionne extérieurement mais il serait dommage de ne pas l’ouvrir tant son contenu est riche et varié. En plus, la structuration de l’ouvrage en facilite grandement la lecture. L’ambition du livre est d’aider les lecteurs à comprendre ce que sont les multinationales et comment elles en sont arrivées à devenir ce qu’elles sont aujourd’hui. Il s’agit de voir aussi comment elles façonnent notre existence. En filigrane, la question est de savoir comment réguler ou civiliser cette force et la faire contribuer au bien commun.

Pourquoi une histoire des multinationales

Ce livre est le fruit du travail de nombreuses contributions. Cela conduit à une pluralité de points de vue et de style. Il y aurait 40 000 multinationales aujourd’hui dont certaines très importantes. Le moment 1850 marque une rupture décisive sur les deux plans qui constituent les multinationales : le plan politique et juridique et le plan économique et matériel. Il y a eu historiquement plusieurs manières pour les multinationales de se «  multinationaliser ».

L’organisation de l’ouvrage

Ce livre est divisé en cinq parties qui sont autant de scansions importantes des fils conducteurs. Chacune est dotée d’une introduction spécifique. Ce texte indique des liens sous forme de numéros qui correspondent aux articles à suivre. Les articles proposés  font une ou deux pages, sauf certains plus développés que l’on reconnait à une introduction en gras. L’entrée choisie est donc chronologique. Les auteurs évoquent à chaque fois le fait traité en allant jusqu’à aujourd’hui.

1850-1900 : mondialisation du capital et expansion coloniale

Au fil du siècle, le commerce international gagne en volume et en vitesse grâce à des révolutions dans le domaine des communications. Les plus grosses multinationales sont présentes dans les secteurs associés à la première révolution industrielle. Il est impossible d’évoquer toutes les entrées. Après avoir mis au point un procédé révolutionnant l’industrie textile et la fabrication du papier, l’entreprise belge Solvay devient en un demi-siècle l’un des principaux groupes de chimie du monde. Liebig est associé à l’invention de l’extrait de viande. A partir de 1866, les câbles télégraphiques traversent les océans et rapetissent le monde. L’histoire du ciment est évoquée par Lafarge et la réalisation du canal de Suez. L’article va jusqu’à aujourd’hui puisqu’il signale son comportement avec le régime syrien. D’autres grands groupes sont abordés comme Schneider, Tata ou Coca Cola. Olivier Petitjean développe l’exemple d’HSBC. La banque est pointée pour des pratiques fiscales douteuses. La banque est d’ailleurs localisée dans le Delaware tout comme beaucoup d’autres entreprises en raison de son système fiscal et judiciaire.

1901-1945 : la société industrielle et ses crises

On mesure comment certains thèmes se mettent alors en place et gardent une importance aujourd’hui comme la question des trusts. En 1906, un nouveau produit apparait : le ketchup. Aujourd’hui, pour mieux coller à son époque, l’entreprise commercialise du ketchup bio. C’est l’époque aussi où le taylorisme commence à s’imposer. Le geste taylorien consiste à débusquer les formes d’autonomie et de savoir des salariés pour que l’employeur puisse se les approprier. Nestlé est une société typique de la première globalisation durant laquelle la nationalité des capitaux, des hommes et des biens est rarement un obstacle au commerce. Elle reste la plus grande entreprise de l’industrie alimentaire. En 1925, Lever Brothers construit sa prospérité sur l’exploitation du Congo belge. Elle est connue aujourd’hui sous le nom d’Unilever et ses déclinaisons de marques sont multiples. Edward Bernays est un des premiers conseillers en relations publiques. Il a inventé le principe de la fabrique du doute. Les multinationales dont celle du tabac se sont inspirées de son travail. A partir de 1935, Heineken commence à se créer un empire mondial en Afrique. Parmi les grandes firmes toujours présentes, il y a Procter et Gamble. Durant la Seconde Guerre mondiale, le conglomérat IG Farben s’est rapproché des nazis.

1946-1979 : l’ordre américain

Christian Dior innove à partir de 1947 autant par ses méthodes commerciales que par ses lignes de vêtements. Emma Bougerol détaille les stratégies de l’industrie du tabac. Aidés par des consultants et communicants, ses représentants développent la stratégie du doute. Pendant cinquante ans cela permit à cette industrie d’entraver les politiques de santé publique. Au lieu de refuser la science, il faut l’utiliser contre elle. De Coca Cola à Monsanto, la méthode est la même. Quand Ray Kroc meurt en 1984, la firme McDonald’s détient 8300 restaurants dans trente-quatre pays. En 2018, le patrimoine immobilier fait de la firme la cinquième propriétaire au monde. 1959 correspond à la naissance de Barbie. Deux ans plus tard, Eisenhower est le premier à parler de la puissance du «  complexe militaro-industriel », un thème encore d’actualité. L’ouvrage permet aussi de mettre à l’honneur des personnes comme Rachel Carson qui peut être considérée comme la première lanceuse d’alerte sur l’environnement. En 1968, le micro-processeur créa la Silicon Valley. En 1976 est voté le Copyright Act qui fixe la durée de la protection du droit d’auteur à toute la vie de l’auteur plus un demi-siècle supplémentaire.

1980-1989 : le néolibéralisme triomphant

En deux décennies aux commandes de General Electric, Jack Welsh restructura en profondeur l’immense conglomérat avec à la clé des dizaines de milliers d’emplois supprimés. Il contribua à populariser un nouveau style de management plus brutal avec pour principale boussole la satisfaction des actionnaires. C’est l’époque aussi du juste à temps de Toyota. En 1984 a lieu l’explosion de Bhopal qui fit entre 3800 et 25 000 morts. Le site n’a toujours pas été dépollué. 1988 symbolise le moment où Shenzhen devient l’atelier du monde. Cyprien Boganda propose un article très éclairant sur Olam, le géant qui carbure à l’huile de palme. En 1991, la privatisation de Gazprom, conglomérat constitué à partir du système de production gazière de l’Union soviétique, permet à ses dirigeants de construire des fortunes considérables. Le rachat de Monsanto place Bayer parmi les six multinationales détenant près de 60 % du marché mondial des semences.

2000-2025 : crises et toute-puissance

Sophie Lemaître décortique le programme «  pétrole contre nourriture » qui a donné lieu à des pratiques de corruption de grande ampleur, impliquant des entreprises du monde entier. Aurore Gorius examine le poids des lobbyings au niveau européen. En 2022, TotalEnergies a dépensé 3 millions d’euros pour ses activités de lobbying. Dix-sept ans après le vote définitif de la directive, le bilan de Reach est loin d’être satisfaisant : moins de 24 000 substances avaient été enregistrées en 2022. Le livre aborde la révolution de l’IPhone en 2007 puis la faillite de Lehman Brothers l’année suivante. A partir de 2012, l’ONU a ouvert ses portes aux multinationales au nom du développement durable. On parle désormais de blueswashing, en référence au bleu onusien, pour critiquer l’influence grandissante du milieu des affaires de l’ONU. La Chine renforce ses positions comme en témoigne le poids de ses constructeurs automobiles. Ces dernières années, les Panama Papers ont montré que les cinquante plus grands groupes américains détiennent plus de 1600 filiales dans des paradis fiscaux. En 2019, Saudi Aramco s’affiche comme l’entreprise la plus rentable au monde. Elle pèse davantage en cash qu’Apple et Google réunis.

Aujourd’hui, les 1 % les plus riches possèdent près de la moitié de la fortune mondiale tandis que l’extrême pauvreté commence à augmenter. Les multinationales sont à la fois un instrument pour la quête d’enrichissement de leurs actionnaires, un outil au service de l’ambition de leurs fondateurs et dirigeants ou de la volonté des états qui en ont éventuellement la tutelle. La situation d’impunité des multinationales n’est pas forcément irrémédiable. Il y aura de plus en plus de multinationales non occidentales. Les auteurs s’interrogent aussi sur le défi que représente la régulation.