Ensemble majeur de l’art saharien demeuré mal connu jusqu’à ce jour, l’art rupestre du Téfedest préhistorique représente une documentation exceptionnelle pour la connaissance de l’art saharien en général mais aussi pour l’étude des peuplements humains, leur mentalité, et les mutations de leurs conditions de vie d’abord très favorables puis progressivement touchées par l’aridification du Sahara.
C’est par le rappel des travaux fondateurs de Jean-Pierre Maître que commence cet ouvrage sur l’art rupestre saharien en Ahaggar (ou Hoggar) en Algérie.
Dans la seconde partie du XXe s. les connaissances étaient encore très fragmentaires et les moyens rudimentaires. Malgré tout, J.-P. Maître a poursuivi avec opiniâtreté ses fouilles sur le terrain afin de réaliser un premier inventaire, auquel les auteurs apportent par cet ouvrage, leurs contributions, tout en soulignant que ce « chantier (est) en perpétuel renouveau ».
Leurs recherches s’inscrivent aussi dans une longue tradition d’explorations sahariennes (notamment celles de Conrad Kilian à partir de 1921), puis de recherches archéologiques, dont, en 1935, la première mission alpine française du lieutenant Raymond Coche (chasseur-alpin) accompagné de François de Chasseloup-Laubat. Roger Frison-Roche, Pierre Ichac et Pierre Lewden.
Le bassin-versant de Mertoutek : un cadre privilégié d’observation et de réflexion
La première partie de l’ouvrage expose les conditions de la recherche scientifique et explique l’intérêt particulier de ce qui est aujourd’hui une vallée-oasis totalement isolée au cœur d’un massif montagneux, la chaîne de la Téfedest, dans la moitié occidentale du Sahara, dont l’Ahaggar constitue une part essentielle. Plateaux, falaises et oued dans les vallées profondes forment le paysage de cette chaîne granitique dont le plus sommet dépasse 2000 m d’altitude. Les peintures se trouvent le plus souvent dans les parties concaves des abris de granite.
Devant les incertitudes liées à leur datation, les auteurs retiennent que l’art rupestre saharien a toutes les chances d‘être néolithique ou en cours de néolithisation.
Au Néolithique, le Sahara a présenté un milieu extrêmement favorable à la vie au cours d’une période humide, entrecoupant deux périodes d’aridité extrême. Ce Sahara vert nous est difficile à imaginer aujourd’hui. Les périodes d’occupation des sites étudiés mettent en évidence les périodes de l’Holocène ancien et moyen. L’art rupestre apparaît comme un témoin privilégié des genres de vie et mentalités des groupes préhistoriques. Ceux-ci sont d’origines diverses et les sépultures étudiées représentent bien ce « melting pot » qu’a constitué le Sahara vert.
L’abondance des ressources tant végétales qu’animales a contribué à établir des populations de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs semi-nomades. Les innombrables étendues d’eau, véritables mers intérieures de plusieurs centaines, voire milliers de kilomètres, la savane et la steppe, riche d’une vie animale variée, ont attiré des groupes de chasseurs-pêcheurs. Leur alimentation était constituée de grands poissons, hippopotames, crocodiles, tortues, mollusques auxquels s’ajoutaient la chasse aux animaux sauvages de la faune éthiopienne (girafe, éléphant, etc.). L’art lithique et la céramique permettent peu à peu de mieux connaître la vie de ces chasseurs-pêcheurs.
La sédentarité a ainsi pu s’enclencher devant l’abondance des ressources et leur exploitation. Peu à peu le chasseur est devenu pasteur, tout en restant semi-nomade, disposant d’espaces herbeux infinis. L’art rupestre témoigne de l’élevage extensif (bovin, ovi-caprin) au Sahara et de son développement au cours du processus de néolithisation.
La vitalité de la démographie a favorisé un essor culturel et l’émergence de groupes ethniques originaux que les progrès de l’archéologie permettront sans doute de mieux connaître. Les chercheurs ont devant eux plusieurs milliers de monuments dispersés dans les massifs, faits de pierres accumulées et assemblées. Architectures simples ou complexes, l’étude permet de distinguer des aires culturelles spécifiques variant dans le temps et dans l’espace.
Le Néolithique saharien ne fut pas complété par l’agriculture en raison des modifications climatiques arides, à l’exception des terres bordant le Nil et plus tard les oasis. Le pastoralisme a pu maintenir un temps une certaine vitalité, associé à la cueillette des plantes sauvages.
Méthodes de travail et objectifs
Le décompte des sites d’art du bassin-versant de l’oued Mertoutek fait apparaître 145 panneaux gravés ou peints.
Devant la diversité des sources et les différences de qualité qui les affectent, il a fallu dans un premier temps procéder à des choix. Puis, sur le terrain, les archéologues ont du se plier au bon vouloir des guides, aux difficultés d’accès, au rythme rapide de travail sur certains sites, aux limites de l’équipement photographique argentique au début, aux fortes contraintes matérielles (transport notamment) dans cette zone isolée de montagne, etc.
Par souci de commodité et de clarté, il a été décidé de procéder par grands ensembles géographiques regroupant des nombres variables de sites. Ainsi, on suit l’ordre naturel qui s’impose à tout visiteur, en commençant par l’extrémité sud de l’oued Mertoutek et en progressant vers le nord.
Etude systématique et quantitative de la totalité des sites ornés connus dans ce bassin-versant de Mertoutek, le cœur de l’ouvrage (partie 2) est donc un inventaire raisonné avec une fiche signalétique par site ou panneau remarquable, et un classement par secteur. Une description est jointe à une illustration riche, diversifiée et complémentaire pour l’étude (photographies brutes ou traitées par infographie, restitution graphique, relevé au trait, etc.). Bien que l’objectif soit l’exhaustivité, les auteurs n’ignorent pas que de nouvelles découvertes verront sans doute le jour lors d’expéditions ultérieures.
Ces éléments permettent une identification rapide et fournissent des éléments d’analyse pour des études thématiques plus approfondies. Ainsi, les humains et anthropomorphes, les animaux sauvages et domestiques, les objets ainsi que les signes et tracés divers, sont répartis en quatre grandes catégories. Parfois, les processus d’identification ont été rendus difficiles par les superpositions (successions de pigments différents) et les opérations d’effacement.
Une attention particulière a été accordée à l’organisation du panneau orné et aux liens relationnels entre les unités graphiques afin d’en appréhender la cohérence et d’essayer d’en saisir le sens, l’intention des artistes.
L’art rupestre, témoin du processus de néolithisation, du pastoralisme et du règne des cavaliers
Les auteurs questionnent la signification des images dans l’art rupestre saharien, suivant en cela les travaux de l’anthropologue Nadine Orloff pour parvenir à comprendre ce « langage » ou ce « message ». Le réalisme n’est pas le souci des artistes lorsqu’il représente graphiquement un récit dont les séquences sont simultanément présentes, faisant abstraction de la temporalité. L’art rupestre serait davantage un art de l’assemblage associant dans une image différents fragments.
Plusieurs périodes identifiées se succèdent, la plus ancienne étant celle des « Têtes rondes » puis en continuité celle du Bovidien (VII-IVe avant le présent) où s’exprime la nouvelle vision du monde des pasteurs nomades et leur souci vital de coexistence pacifique entre groupes. La période suivante du Caballin voit disparaître progressivement la représentation des troupeaux (bœufs, moutons) et l’âge d’or des éleveurs sahariens. Au Néolithique final, les représentations se schématisent et se raréfient. Ainsi un art dit « libyco-berbère » apparaît à partir du IIe millénaire BC dans lequel le thème de l’affrontement armé est largement présent (cavaliers, scènes de poursuites, de duels, de chasse), alors que se mettent en place de nouveaux modes de vie basés sur le commerce de part et d’autre du Sahara. Loin de l’idée d’un monde cloisonné par l’ampleur et l’aridité du désert, on perçoit un vaste ensemble ouvert parcouru de courants économiques et culturels.
Vie des formes et interprétations
La troisième et dernière partie de l’ouvrage est un essai de classification typologique des formes humaines et animales, puis des scènes composées, et de mise en évidence de grands ensembles stylistiques autour de quelques « mains d’artistes » originales.
L’étude de thèmes iconographiques lui succède, distinguant d’une part les relations entre figurations rupestres et culture matérielle (habitat, céramiques, objets divers), et d’autre part l’humain et la société (coiffure, vêtement/nudité, genres et sexes, régimes sociaux, rites). L’intérêt de cette synthèse déterminée par sa géographie permet de réunir des informations sur son peuplement et la perméabilité des groupes qui l’habitent. Ce bassin-versant de l’oued Mertoutek constitue en effet un monde clos et protecteur que vient contrebalancer un univers artistique original.
Cette étude a le mérite d’avoir rassemblé une documentation iconographique d’une grande richesse, encore largement inédite, sur les sites de la Téfedest, tout en portant son regard au-delà, sur l’ensemble de l’art saharien et les questionnements qu’il soulève.