Cet ouvrage se propose d’analyser la politique éducative des gouvernements japonais depuis une vingtaine d’années, marquant un tournant néo-conservateur et nationaliste, concomitant de l’instauration de politiques néolibérales, en particulier au cours des mandats des premiers ministres Jun’ichirô Koizumi et Shinzô Abe.
Le titre de l’ouvrage renvoie à un slogan de l’ère Meiji (1868-1912) : loyauté envers l’empereur et patriotisme (chûken akoku). Le « retour » dont il est question est donc celui qu’on peut observer au tournant du XXIe siècle.
Il faut rappeler que l’éducation est un élément de l’ADN du Japon, son système éducatif obtenant des résultats plaçant le pays à un rang élevé dans les enquêtes internationales, notamment en sciences. Précisons aussi que le système de gestion des établissements éducatifs y est administrativement décentralisé. En revanche, le ministère de l’Education conserve un contrôle total sur les contenus scolaires à l’aide de directives officielles d’enseignement (contenus, quantités horaires manuels scolaires autorisés).
La révision de la loi fondamentale sur l’éducation
L’idée de réviser la loi fondamentale sur l’éducation de 1947, texte écrit sous l’occupation américaine, a longtemps constitué un tabou pour les gouvernements et le parti libéral démocrate (PLD) au pouvoir. Cependant, le gouvernement Koizumi en a porté la révision (votée sous Shinzô Abe en 2006), officiellement pour remédier à la crise du système éducatif japonais (ou supposée telle). Cette révision a eu lieu dans un sens surtout néolibéral (pour réduire les dépenses publiques et assurer le transfert d’une partie de son financement de l’Etat vers les autorités locales) mais aussi néoconservateur (pour promouvoir « l’esprit public », la culture, les traditions).
Le nouveau texte adopté en 2006 a traduit une volonté de revenir sur les choix de société effectués au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour en faire la pierre angulaire d’une nouvelle politique de transformation en profondeur du système éducatif japonais. Il s’agissait de déréguler l’éducation, de casser sa dimension égalitaire, et de mettre le système éducatif au service de la puissance et de l’intérêt du pays plus qu’au service des individus (idée qui relevait d’une conception individualiste issue de la période d’occupation américaine).
Abe Shinzô et l’idéologie du torimodosu
Lors de la campagne électorale de 2012 qui lui a permis de redevenir Premier ministre, Shinzô Abe avait utilisé le slogan « retrouver le Japon » (Nippon o torimodosu). Ce slogan traduisait non seulement la volonté du PLD de reprendre le pouvoir après trois ans de gouvernement PDJ (Parti démocrate du Japon), mais surtout d’ « extraire ce pays appelé Japon de l’histoire d’après-guerre et le rendre aux mains du peuple japonais » (extrait de Atarashii kuni e, Vers un nouveau pays, de Shinzô Abe, paru en 2013). Il s’agissait donc d’une bataille pour reconquérir le Japon et lui permettre de retrouver une mainmise sur son destin.
Il fallait donc réinventer une « voie japonaise », comme l’ère Meiji avait su le faire. Pour les auteurs de l’ouvrage, il s’agissait surtout de réécrire l’histoire, avec en arrière-plan le contexte personnel et familial d’Abe (son grand-père Nobosuke Kishi avait été ministre du gouvernement Tôjô de 1941 à 1944 et en tant que tel jugé lors des procès de Tôkyô de 1946-1948, même s’il avait été acquitté). Les réformes en matière d’éducation de Shinzô Abe sont à placer dans ce cadre plus général, l’arrière-plan idéologique de son action étant ancré à la droite nationaliste et révisionniste.
Contrôler et neutraliser la « variable enseignant »
Le contrôle des enseignants a été une des obsessions des gouvernements japonais depuis le milieu des années 1950. Le corps enseignant japonais est en effet, à tous les niveaux, ancré à gauche, ou tout au moins sur une ligne idéologique à l’opposé du PLD.
Les lois japonaises sur les fonctionnaires privent les enseignants du droit de grève et du droit d’avoir des activités politiques. Toutefois, l’article 23 de la constitution de 1947 garantit en principe la liberté académique.
De plus, parmi les moyens de contrôle des enseignants, figurent l’imposition de pratiques professionnelles et pédagogiques dans le cadre de directives officielles, ainsi que l’usage obligatoire de manuels scolaires approuvés par le gouvernement. Ces directives officielles ont une valeur normative, et pas seulement indicative. Très détaillées, elles sont renouvelées tous les dix ans environ. Ainsi, par exemple, elles ne laissent aucune latitude aux enseignants de choisir des méthodes ou des rythmes d’apprentissage adaptés aux réalités de leurs classes.
Le principe d’égalité de tous devant l’éducation, mis en avant pour justifier cette politique, masque mal la volonté ministérielle de contrôler les enseignants. D’ailleurs, ce sont les autorités locales, et non les enseignants, qui choisissent les manuels à utiliser dans les écoles des zones géographiques placées sous leur autorité, parmi la liste des manuels autorisés.
Enfin, les règles de fonction interne des établissement fournissent un niveau de contraintes supplémentaires, avec une organisation hautement hiérarchisée.
Dans ce contexte, le principe constitutionnel de liberté académique apparaît comme très relatif, surtout dans les collèges et encore plus dans les écoles élémentaires.
Or, depuis plusieurs années, Shinzô Abe et les gouvernements PLD ont cherché à renforcer encore plus ce contrôle des enseignants. Citons seulement, à titre d’illustration, l’obligation faite aux enseignants à partir de 2007 de renouveler tous les dix ans leur certificat d’enseignement via un système de renouvellement ad hoc. Officiellement, il s’agissait d’améliorer la qualité des enseignants et d’éliminer les incompétents. Dans la pratique, les modalités d’évaluation des quelque 90 000 enseignants concernés par an apparaissent peu évidentes et nourrissent les soupçons de volonté renforcée de contrôle, d’autant que les autres professions les plus concernées par l’augmentation des nouveaux savoirs à maîtriser (comme les médecins, les ingénieurs ou les juristes) ne sont pas soumises à ce type de vérification. On pourrait citer bien d’autres exemples.
Hymne, drapeau et sanctions
En 1999, à la suite de l’adoption officielle du drapeau symbolisant le soleil levant (Hinomaru), et de l’hymne national japonais (Kimigayo), des instructions ont été données par la plupart des comités locaux d’éducation pour que les écoles hissent le drapeau national et fassent chanter en chœur l’hymne national lors des deux cérémonies majeures de l’année scolaire (cérémonie de rentrée ; cérémonie de fin d’année et de remise des diplômes). Depuis 2007, les directives officielles imposent d’enseigner l’hymne national dans toutes les années scolaires de façon à pouvoir le chanter.
Cela a conduit, par exemple, le Comité d’éducation de la ville de Tôkyô à imposer des consignes extrêmement contraignantes sur les modalités de déroulement de ces cérémonies (comme d’exiger des enseignants qu’ils se lèvent et qu’ils chantent l’hymne). Ces consignes étaient assorties de sanctions (réprimandes, retenues sur salaires etc.) pour les enseignants qui ne les respecteraient pas. Cela a été à l’origine de nombreux différends avec plusieurs centaines d’enseignants de la ville à partir de 2003. La Cour suprême japonaise a rendu une série de décisions reconnaissant la constitutionnalité des ordres officiels adressés aux enseignants de se lever et de chanter l’hymne, en appelant toutefois à observer une certaine retenue quant aux sanctions.
Enseigner l’histoire
Contrairement à une idée reçue, depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui, le Japon a connu une relative liberté dans la rédaction des manuels d’histoire. Les grands thèmes qui font débat sont ainsi présents dans la plupart des manuels d’histoire (responsabilité de l’armée impériale, massacre de Nankin, « femmes de réconfort »…). On peut estimer que les manuels scolaires reflètent correctement l’état de la recherche.
Cependant, périodiquement, le PLD et certains lobbies nationalistes tentent de revenir à une histoire « plus japonaise ». A l’initiative de l’Association pour la rédaction d’un nouveau manuel d’histoire, un Nouveau manuel d’histoire (dit manuel Tsukuru-kai) a été homologué en 2001. Il reprenait la plupart des antiennes révisionnistes, notamment sur les thèmes supra. Cette homologation, qui a aussitôt entraîné de vigoureuses protestations d’autres pays (en particulier de la Chine), a cependant masqué la réalité de l’enseignement de l’histoire au Japon, ce manuel n’ayant pas été utilisé dans les établissements scolaires. Autrement dit, la polémique internationale née de cette affaire a donné une image fausse de la réalité de l’enseignement de l’histoire au Japon.
Un tournant est néanmoins observable depuis le début des années 2010. Ainsi, le gouvernement Abe a modifié les critères d’évaluation des manuels scolaires que se doivent de respecter les éditeurs pour espérer recevoir l’imprimatur du ministère. Certains événements « litigieux » de l’histoire du Japon ne doivent plus être présentés de manière trop tranchée, ce qui a conduit des éditeurs à modifier des passages de leurs manuels.
Dix ans après le manuel Tsukuru-kai de 2001, les manuels Ikuhô de 2011 (en histoire et instruction civique) correspondent à la nouvelle norme de l’enseignement de l’histoire que les conservateurs nationalistes et révisionnistes voudraient voir uniformément appliquée dans les établissements scolaires japonais. Moins ouvertement révisionnistes qu’en 2001, ils sont plus dans la suggestion, l’insinuation, la nuance (mais quand même parfois dans l’omission, comme sur le massacre de Nankin). Dans ces manuels, le Japon est sans cesse présenté comme un pays intrinsèquement pacifique (auquel la responsabilité de la guerre de 15 ans en Asie ne peut être imputée), unique et de civilisation supérieure.
Cette vision est exactement celle de Shinzô Abe lui-même comme plusieurs de ses écrits ou propos l’attestent (par exemple son discours prononcé le 14 août 2015, à l’occasion du 70e anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale). En conséquence, les gouvernements PLD successifs depuis 2012, et Shinzô Abe en personne, ont tenté de prendre ouvertement position en faveur de ce manuel pour qu’il soit utilisé dans les classes. Malgré tous ces efforts, ces manuels sont très peu utilisés aujourd’hui.
Concernant plus particulièrement les lycées, les directives officielles de 2018 ont fait en sorte de calquer les programmes officiels sur la position du gouvernement Abe. Ainsi, par exemple, les questions territoriales « chaudes » (Takeshima, Senkaku…) doivent être traitées conformément à la position officielle du gouvernement relative à ces territoires.
Les programmes scolaires sont ainsi devenus le relais des positions politiques, idéologiques et diplomatiques des gouvernements Abe. Ils concourent à une vision unilatérale de l’histoire et à un grand récit unique.
Morale, patriotisme et traditions
S’agissant de l’enseignement de la morale, les excès de l’avant-guerre et de la guerre lui ont longtemps conféré un caractère tabou. Les cours de morale des décennies d’après-guerre étaient effectués au travers des autres disciplines et non en tant que matière autonome et visaient surtout à transmettre aux enfants des règles de savoir-vivre assez générales, au libre choix des enseignants.
L’ensemble des mesures prises depuis les années 2000 en la matière ne visent cependant pas à restaurer la morale d’avant-guerre. Pour les gouvernements PLD, l’enseignement de la morale, comme matière autonome, vise avant tout à maintenir l’ordre social, à apprendre à aimer le pays et ses traditions et à favoriser la puissance nationale (en particulier économique), en développant la discipline, mais aussi l’audace et la créativité des citoyens.
La réforme de l’enseignement de la morale posée par Abe en 2014 a été un des piliers de ses réformes éducatives. L’enseignement de la morale est devenu une matière à part entière, à partir de 2018 dans les écoles élémentaires et de 2019 dans les collèges, avec des manuels autorisés et obligatoires ainsi que des évaluations.
Renégociation de la « laïcité » japonaise
Les auteurs de l’ouvrage considèrent qu’il y a aujourd’hui une remise en cause profonde de la « laïcité à la japonaise ».
Rappelons que les textes fondamentaux qui définissent au Japon le rapport entre l’Etat et la religion et entre l’éducation et la religion sont clairs : liberté religieuse individuelle, séparation de l’Etat et des religions, neutralité de l’Etat vis-à-vis des religions. La loi japonaise ne reconnaît la possibilité d’un enseignement confessionnel que dans le cadre des écoles privées. Cet enseignement est d’ailleurs presque insignifiant (autour de 2%, surtout dans le supérieur).
La nouvelle loi fondamentale de 2006 a prévu l’instauration d’un « enseignement général au sujet du fait religieux », ayant pour objectif d’aller progressivement vers une « formation du sentiment religieux ».
Il est difficile, selon les auteurs, de ne pas lier cette évolution à la conception de Shinzô Abe selon laquelle le shintô fait intrinsèquement partie de l’homo japonicus. Le shintô, selon Abe, a avant tout un caractère culturel et identitaire, non religieux, et donc non attentatoire à la Constitution séparant le politique du religieux. Le shintô doit donc selon Abe être distingué des religions « exogènes » comme le christianisme, l’islam et même le bouddhisme.
En définitive, le retour du « sentiment religieux » dans les programmes scolaires auquel appellent certains dirigeants japonais semble motivé par le souci d’utiliser à nouveau politiquement et idéologiquement le shintô comme un outil supplémentaire de reprise en main et de renforcement du contrôle de la société, et donc à rebours de la « laïcité » à la japonaise depuis 1945, revenant à cela à la politique des débuts de l’ère Meiji.
Le retour des budô obligatoires au collège
Depuis 2012, les budô (arts martiaux, tels que judô, sumô, kendô…) sont redevenus obligatoires lors des deux premières années de collège (mais optionnels après). Cette mesure avait officiellement pour objectif de faire connaître aux élèves les traditions et la culture propres au Japon. Cette mesure avait été mise en place dans près de 90% des établissements deux ans plus tard.
Les auteurs font un rappel fort intéressant de la genèse de ces disciplines, dont on ne peut rendre compte ici. Disons simplement que les budô ont été phagocytés par les gouvernements d’un Japon en guerre et sont apparus en 1945 surtout comme un outil de formation de nationalistes fanatiques. Les budô ont donc été interdits dans le cadre scolaire par les forces d’occupation. Progressivement, dès le début des années 1950, on a assisté au retour de certains enseignements de budô (sans utiliser le mot lui-même avant 1989) dans le cadre scolaire, mais à titre seulement optionnel.
On peut considérer que le retour obligatoire des budô dans le cadre scolaire est lié à la résurgence d’une idéologie rappelant la période d’avant-guerre. En effet, il est erroné de présenter l’enseignement des budô comme une manière de connaître les traditions du Japon : le concept de budô ne remonte qu’à l’ère Meiji, quand le mot lui-même ne se répand qu’à l’ère suivante, l’ère Taishô. Il est donc abusif de présenter le budô comme traditionnel, puisqu’il a constitué une rupture avec la tradition d’avant Meiji.
L’égalité des sexes remise en question
Les années 2000 se caractérisent par l’apparition dans les médias nationaux et dans les débats politiques d’un nouveau sujet de controverse : l’éducation gender free (jendâ fûri kyôiku).
Pour aller vite, disons que l’éducation gender free, pour ses partisans, est une éducation non sexiste ayant pour but de concrétiser l’égalité des sexes à l’école. Pour ses détracteurs, c’est une éducation qui tend à effacer la notion de sexe, à neutraliser les genres et à détruire les fondements d la famille.
Au début des années 2000, la question de l’égalité des sexes au sein du système scolaire est devenue un cheval de bataille pour les réseaux conservateurs. Une campagne de dénigrement de cette éducation a eu lieu entre 2000 et 2006. De plus, les rôles sociaux des sexes ont été figés par les politiques et les discours des néoconservateurs, les conservateurs du PLD prônant une éducation différente pour les filles et les garçons.
Le Rescrit impérial sur l’éducation et l’ « école du Pays aux riches épis »
Le Rescrit impérial sur l’éducation est un texte qui avait été promulgué en 1890 sous l’empereur Meiji et qui avait servi de cadre idéologique à la politique d’embrigadement de la population japonaise jusqu’en 1945. Un certain nombre de dirigeants du PLD, dont Shinzô Abe, ont cherché à « dédiaboliser » ce texte afin de lui redonner une place centrale dans le système éducatif japonais, au moins sur le plan symbolique.
Le Rescrit se présentait comme un concentré de la morale officielle destinée à l’édification du peuple japonais, avec un retour aux valeurs confucéennes et des Japonais définis comme sujets.
Une réhabilitation du Rescrit, pour une partie du PLD , constituerait le point d’orgue d’une véritable sortie du système éducatif d’après-guerre et le retour à une éducation « purement japonaise ». L’affaire Moritomo gakuen, association éducative privée (dite l’« école du Pays aux riches épis »), a mis en évidence l’école idéale pour Abe : une école élémentaire shintô développant l’amour du pays, le patriotisme, les traditions et la culture du Japon (et contribuant à former l’esprit japonais par la lecture à haute voix et le commentaire du Rescrit impérial sur l’ éducation).
En définitive, l’ouvrage présenté ici met en évidence la mise en place systématique, depuis une vingtaine d’année, de politiques éducatives au service de l’Etat, destinées à former de « vrais et bons Japonais », permettant de bâtir un Japon débarrassé de toute empreinte étrangère (en particulier de la période d’occupation américaine) et marquant la fin véritable de l’après-guerre.