L’objectif de l’ouvrage est de retracer, au-delà de la légende, la véritable histoire de Nabuchodonosor, malgré des sources disparates et lacunaires. Néanmoins, les inscriptions cunéiformes en langue babylonienne, principalement sur tablettes d’argile, sont très nombreuses pour l’époque de Nabuchodonosor (VIe siècle avant notre ère). Beaucoup de ces inscriptions n’ont pas été lues : dans ce domaine, l’intelligence artificielle devrait fournir une aide précieuse pour leur traduction. Les sources extérieures sont surtout la Bible et les auteurs grecs. Ce livre comble une lacune, car les historiens modernes se sont davantage focalisés sur l’histoire de Babylone et de la tour de Babel que sur Nabuchodonosor lui-même.
L’auteur, Josette Elayi, est une historienne spécialiste du Proche-Orient antique. Diplômée de latin, de grec, d’hébreu, d’araméen et d’akkadien, elle a enseigné aux universités de Beyrouth et de Bagdad. Elle a publié une Histoire de la Phénicie (2013), un ouvrage sur L’Empire assyrien (2021) et l’Empire babylonien (2024), ainsi que de nombreux autres ouvrages, par exemple sur le monnayage phénicien ou encore sur divers rois assyriens tels que Sargon II, Sennachérib, Tiglath-Phalazar III ou Assarhaddon.
Nabuchodonosor : sa personnalité
Nabuchodonosor II (Nabû-Kudurru-usur) a régné de 605 à 562 avant notre ère, soit 43 ans, ce qui est une durée de temps exceptionnelle. Son fils et successeur Amêl-Marduk, en comparaison, n’a régné que deux ans (562-560). Nabuchodonosor est l’héritier de son père, le roi Nabopolassar (626-605), le fondateur de l’Empire babylonien, qui a commencé à rénover Babylone après les destructions provoquées par l’Empire assyrien.
Nabuchodonosor II est le nom français, la forme babylonienne étant Nabû-Kudurru-usur, qui signifie « Nabû, protège ma descendance » (Nabû est le fils du dieu tutélaire de Babylone, Marduk, par ailleurs également situé au sommet du panthéon des dieux). On ne peut guère se faire une idée précise de son portrait physique, les stèles le représentant véhiculant une image stéréotypée. Quant à sa personnalité, elle correspond aux stéréotypes du bon roi, Nabuchodonosor s’attribuant à lui-même de nombreuses qualités (roi pieux au service de Marduk et des autres dieux ; roi bâtisseur, surtout au bénéfice de la capitale, Babylone). En revanche, même si l’on sait qu’il a été un conquérant, il met peu l’accent sur cet aspect, à la différence des rois assyriens.
On connaît peu de chose de la vie de Nabuchodonosor au début du règne de son père. Né vers 630, Nabuchodonosor a été désigné héritier aux alentours de 610. On sait qu’il a conduit l’armée a une victoire importante contre les Egyptiens à Karkémish en 605. Après la mort de son père, en août 605, il a dû faire face à de nombreuses rébellions dans les premières années de son règne. Chacune de ces contestations a été matée par la manière forte. Il est un roi fort, dont la légitimité qu’il fait en sorte de rappeler fréquemment se fonde sur plusieurs éléments : ses qualités personnelles (appartenant à une lignée royale, il s’affirme comme le pasteur de son peuple) ; le territoire qu’il contrôle et qu’il n’a de cesse d’augmenter ; son rapport aux dieux (Marduk avant tout).
Un roi conquérant
Nabuchodonosor a réussi à maintenir et à préserver l’Empire babylonien que lui a laissé son père. Plus encore, il a agrandi cet empire. Ses conquêtes sont la partie de l’ancien Empire assyrien attribuée aux Egyptiens. Il parvient à chasser les Egyptiens du Proche-Orient lors de plusieurs campagnes militaires : il s’attelle à cette tâche presque chaque année entre 605 et 594. Après l’expulsion des Egyptiens du Proche-Orient, les pharaons ne sont plus capables de venir en aide aux rois locaux révoltés contre les Babyloniens. Dès son arrivée au pouvoir, Nabuchodonosor s’attache à la conquête de l’Ouest. Il part en campagne tous les ans, que ce soit contre les Etats de la Syrie du Nord (Karkémish, Hamat), contre les cités philistines (Ashkelon, Ashdod), contre le royaume de Juda (Jérusalem, Lakish), ou encore contre les cités phéniciennes (Tyr, Sidon). Concernant la destruction du royaume de Juda vers 587, le but de Nabuchodonosor est de s’assurer d’un contrôle direct sur la région frontalière avec l’Egypte, d’autant que le royaume de Juda est incapable de choisir entre la Babylonie et l’Egypte. Il prend Jérusalem, détruit le temple de Salomon et le pille, il déporte de nombreux Judéens. Ces déportations de Judéens sont connues surtout grâce à la Bible, avec trois vagues successives (598, 587, 582). Concernant les cités phéniciennes, il faut évoquer les entreprises menées contre Tyr, avec deux sièges (vers 585-573 et en 564-563). D’autres campagnes militaires sont connues, contre la Cilicie (source non négligeable de matières premières et de main-d’œuvre), contre les Arabes (ce sont des campagnes pour rapporter du butin, mais pas des campagnes de conquête de territoire) ou contre l’Elam, pour citer les plus importantes.
Nabuchodonosor contrôle tout le Croissant fertile, depuis la Syrie du Nord jusqu’à la limite orientale du Sinaï et jusqu’au Zagros et au golfe Persique / Arabique. Il réussit à instaurer la paix et la stabilité dans son empire, ce qui favorise l’économie.
Un roi bâtisseur
Nabuchodonosor n’a de cesse d’accumuler des richesses au service de son œuvre de bâtisseur. Ces richesses viennent surtout du tribut, de l’impôt et du butin. Le tribut est un revenu régulier et réglementé. Le refus de le payer est considéré comme un acte de rébellion. Il peut être payé par la fourniture de divers produits comme des biens de luxe, des métaux, du bois, des animaux. Le tribut permet d’alimenter la Babylonie en produits dont elle ne dispose pas : Nabuchodonosor base son contenu pour chaque région sur l’importation de produits manquants en Babylonie. L’impôt est constitué de taxes douanières, de droits de passage et d’une dîme (pas toujours de 10%), impôt sur les produits de l’agriculture et de l’élevage. Le butin, à la différence du tribut, est le résultat d’un acte de guerre et du pillage qui résulte de la victoire. C’est une ressource irrégulière et non réglementée. Le butin peut être constitué de bois, de produits de luxe et objets divers, d’or, d’argent de cuivre. Le butin peut être humain, constitué de prisonniers de guerre.
Toutes les richesses sont accumulées et rapportées à Babylone. En dehors du roi lui-même, l’autre bénéficiaire de ces richesses est Marduk. Des richesses sont stockées dans le temple de Marduk, l’Esagil. Certaines le sont aussi à Borsippa, la cité du dieu Nabû, dans le temple de l’Ezida.
En plus du tribut, du butin et de l’impôt, l’économie babylonienne est basée sur l’agriculture et l’élevage. La Babylonie est une zone de culture irriguée, gérée par un système complexe de canaux et d’installations de stockage d’eau. Enfin, les produits du commerce contribuent aussi à l’accumulation des richesses au cœur de l’empire (lapis-lazuli, lin, ivoire, alun, cuivre, étain, argent…). Toutes ces richesses permettent à Nabuchodonosor de bâtir. Bâtir permet de plaire aux dieux, avant tout à Marduk (ce qui permettrait à Nabuchodonosor de bénéficier en récompense d’une longue vie et d’un long règne). Nabuchodonosor consolide ainsi et embellit la Voie processionnelle de Babylone. Bâtir permet aussi de réparer les nombreux dégâts causés par la guerre contre les Assyriens. Babylone avait été détruite en 689 par le roi Sennachérib. Nabopolassar avait entamé un programme de reconstruction que son fils Nabuchodonosor complète. Il complète l’Etemenanki, la ziggurat de Babylone, en en construisant le sommet. Il érige une troisième muraille aux dimensions impressionnantes, pour la défense de Babylone. Bâtir permet aussi de défendre Babylone contre une éventuelle attaque ennemie. En plus d’une troisième muraille, Nabuchodonosor multiplie les lignes de fortifications, augmente l’épaisseur des murailles existantes, ajoute des douves, crée des zones inondables. Bâtir permet également de protéger la capitale contre les risques d’inondation par l’Euphrate et ses canaux. Nabuchodonosor effectue de grands travaux hydrauliques pour canaliser l’Euphrate. Bâtir vise aussi à créer des espaces de stockage du butin et du tribut. Bâtir, enfin, a pour objectif de provoquer l’admiration et l’émerveillement devant des réalisations grandioses (comme les fameux jardins suspendus). Babylone compte trois palais, le palais sud de Nabopolassar que Nabuchodonosor reconstruit et agrandit. Ce dernier construit un nouveau palais, le palais nord, ainsi qu’un palais d’été, à l’écart du centre-ville. Ses efforts de bâtisseurs se portent sur les temples (il y a 43 temples principaux à Babylone, dont 8 seulement ont été découverts par les archéologues). Les dieux principaux possèdent plusieurs temples (la déesse Ishtar en a 5). Parmi les édifices religieux bénéficiant des largesses architecturales de Nabuchodonosor, le temple de Marduk, palais des dieux, l’Esagil (avec une bibliothèque prestigieuse possédant plusieurs milliers de tablettes, en particulier dans le domaine des mathématiques et de l’astronomie), ou encore l’Etemenanki (que la Bible appelle la tour de Babel), une ziggurat établissant un lien entre le ciel et le monde inférieur.
Il y a néanmoins aussi des travaux de reconstruction dans d’autres villes, comme à Borsippa, à Sippar, à Ur ou à Uruk.
Dans tous ces travaux de bâtisseur, Nabuchodonosor essaie de restituer d’anciennes réalités : la reconstruction d’un temple doit reproduire, autant que possible, son plan d’origine mis au jour. Nabuchodonosor doit donc être un roi archéologue. Ce mouvement vers l’antique est aussi un moyen de légitimer les mesures prises par le roi.
La légende de Nabuchodonosor
Avec le temps, deux images contradictoires se sont formées, l’une d’elles, celle d’un roi héroïque, quasi surhumain, générée par la fascination ; l’autre, celle d’un roi cruel, générée par la haine. La légende négative a été forgée à l’époque perse (les Judéens ont été libérés de captivité par le Perse Cyrus, qui a pris Babylone en 539). La Bible véhicule cette image négative de Nabuchodonosor à cause de la prise de Jérusalem, de la destruction du temple de Salomon et de la déportation de plusieurs milliers de Judéens à Babylone. La légende positive est portée par les auteurs grecs, fascinés par Babylone et les réalisations architecturales grandioses de Nabuchodonosor : Hérodote (qui a visité Babylone vers le milieu du Ve siècle), Diodore de Sicile (qui admirait les jardins suspendus) ou encore Mégasthène (qui cite Nabuchodonosor comme plus puissant qu’Héraklès).
Au Moyen Age, la légende de Nabuchodonosor repose sur la même dualité que celle qui s’est forgée dans l’Antiquité. Les sources hébraïques (Talmud, Midrash Rabbah) présentent ainsi une image de Nabuchodonosor haï par les Judéens mais aussi par les Chaldéens eux-mêmes.
A l’époque moderne et contemporaine, la légende envahit la tapisserie, la tragicomédie, la tragédie, l’estampe… mais aussi l’opéra. Il faut évidemment citer Nabucco, l’opéra de quatre actes de Verdi, créé en 1842 à la Scala de Milan. Dans le récit, la fiction l’emporte sur l’histoire. Le « chant des esclaves », ce n’est pas seulement celui des Judéens captifs de Nabuchodonosor, c’est aussi celui des Italiens se sentant opprimés par la monarchie autrichienne.
2600 ans après, au XXIe siècle, il y a toujours une légende de Nabuchodonosor, dans les arts et les lettres, le théâtre et la musique, le cinéma, les bandes dessinées et les jeux vidéo. Dans ce dernier registre, la caractéristique dominante de l’image de Nabuchodonosor est son prestige, sa puissance et son aspect surhumain. On doit bien sûr rappeler le Nabuchodonosor, format de bouteille de champagne (mais aussi de vin rouge ou blanc) de 15 litres. Moins connu, un supercalculateur dédié à l’intelligence artificielle, lancé en 2023 porte également le nom de l’ancien roi de Babylone. Nabuchodonosor est devenu un personnage si célèbre que son nom a été utilisé comme nom commun : c’est le nom d’une carafe à vin, soufflée à la bouche. Nabuchodonosor est le symbole d’un Orient fantasmé et exotique.
Josette Elayi souligne, en conclusion, que Nabuchodonosor n’a pas réussi à bâtir un empire durablement stable et solidement organisé, capable de lui survivre. La Babylonie de Nabuchodonosor est un monde vieux et figé. Sa longévité supposait un pouvoir fort, ce qui n’a plus été le cas après sa mort.
Docteur en histoire et diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris. Diplômé en langue et civilisation chinoises de l’université Paris-Diderot et de l’INALCO.
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