Un livre gourmand qui met l’eau à la bouche.

En 2019 on célébrait le centième anniversaire de la loi créant les AOP qui organisait le monde des vins et du fromage. Si en 1925 le premier produit reconnu est le Roquefort, le souci de définir la qualité et la renommée en matière d’alimentation est bien plus ancien comme le montre avec brio l’étude de Philippe Meyzie qui porte sur une période qui va du règne de Louis XIV aux années 1830. Deux dimensions dominent ce souci de distinguer les produits : la réputation et la qualité.

La valeur des appellations d’origine

Origine et qualité

L’origine géographique est la première des qualités exprimé dans les sources : littérature, correspondances, traités d’agronomie ou de médecine… L’appellation d’origine devient dans la seconde moitié du XVIIe siècle un marqueur sûr tant pour les marchands que pour les consommateurs. Ce n’est pas nouveau, dès l’Antiquité de telles réputations existent : « vins de Falerne », esturgeons de Blaye (XIIIe s.), prunes confites de Brignoles (1582) et beaucoup d’autres.

L’auteur analyse le vocabulaire employé pour distinguer. Les producteurs associent souvent qualité et importance du commerce comme pour les fromages de Sassenageévoqués page 29. Pour en savoir plus : La montagne des possibles – Les acteurs du développement rural (Villard-de-Lans XIXe-XXe siècles), Gilles Della-Vedova, Grenoble, PUG ; 2020.

La volonté d’établir des classements se manifeste sous Colbert. La qualification porte sur les produits français. Les registres de douanes urbaines sont intéressants à ce propos.

Petit-à-petit la notion de goût, de gourmandise se développe et se répand hors de France. Les mentions peuvent être variées comme le montre l’exemple des jambons tantôt basque, tantôt de Bayonne. L’idée de définir la typicité du produit apparaît assez tôt s’appuyant sur l’alimentation des animaux (porcs pour les charcuteries, vaches pour les fromages), le sol et le climat (vins, miels).

Géographie et nature

L’analyse porte sur l’association produit / espace, territoire, un moyen pour les régions périphériques d’accéder à un marché plus large dressant une carte des espaces gourmands. On trouve des appellations qui associe un produit à une ville (carte p. 61), lieu de commercialisation des productions régionales. Quand l’appellation renvoie à des espaces plus vastes ce sont plus les provinces d’Ancien régime que les départements révolutionnaires.

L’étude montre aussi le poids des logistiques économiques (transport, fiscalité) dans la reconnaissance d’une réputation, souvent associée à un imaginaire : paysage, savoir-faire particulier, exotisme. La capacité de conservation joue aussi un rôle important ce qui explique la place prépondérante des fromages. La réputation est associée aux goûts des élites et aux modes culinaires du moment. L’ancrage territorial est certain bien avant la loi de 1919 sur les AOP. Pourtant quelques produits évoquent l’origine géographique d’un savoir-faire sans que la production n’ait lieu dans cet espace : les pâtes alimentaires sont associées à l’idée d’Italie, la fabrication pouvant, bien sûr, être française.

L’affirmation des réputations – Entre stratégies économiques et culture gastronomique

« La renommée est le fruit d’une alchimie complexe »p. 93. Des dynamiques entremêlées que l’auteur a choisi, pour plus de compréhension, de traiter successivement.

Produire le meilleur

Les savoir-faire sont largement valoriser dans les discours de réputation par exemple dans le cas des « prunes de Brignoles » où il est question de la culture du prunier et de la préparation des fruits.

Des productions repérées dès la fin du XVIIe siècle sont à mettre en parallèle avec les progrès techniques de l’agriculture et de l’élevage. La main-d’œuvre féminine pour la cueillette est perçue comme un gage de qualité. L’originalité des conditions de production apparaît aussi comme un élément de qualité (travaux de Réaumur sur l’alimentation des volailles).

Les procédés de transformation sont valorisés : jambons, fromages. Les monastères jouent u rôle de conservatoire des savoir-faire. Des artisans de renom existent tels le vinaigrier Antoine Claude Maille au XVIIIe s. ou le pâtissier Villereynier.

Tradition mais aussi modernité sont vantées. L’amélioration des procédés est mise en avant, par exemple avec l’utilisation de grandes barriques pour la fabrication du beurre de Gournay. La maîtrise de la conservation ou les procédés d’extraction des huiles, objets des travaux des sociétés savantes sont une valeur ajoutée. L’auteur montre aussi l’adoption de savoir-faire étrangers : Trudaine fait appel aux fromagers suisses (1733)Cette pratique a laissé des traces durables, ainsi sur les alpages de Chartreuse celui qui avait la charge de fabriquer le fromage était, jusque dans les années 1950/1960, appelé le « Suisse ». [ Mémoire pastorale et traces historiques – Collecte de la mémoire des Hauts de Chartreuse, Rapport de l’Association des Hauts de Chartreuse (Christiane Peyronnard – Pierre Bintz), 2012 – Consultable au siège de PNR de Chartreuse, Saint-Pierre de Chartreuse]. Le foie gras alsacien était réputé à Paris.

Longtemps l’expertise des « métiers » et corporations est réduit au contrôle du commerce, les imitations étaient nombreuses. La qualité, la standardisation ne se développent qu’au XIXe siècle

Promotion marchande et reconnaissance sociale

L’étude de la manière dont les marchands locaux valorisent leurs produits montre l’existence, sous l’ancien régime de réseaux, de jeu de clientèles aristocratiques. La valorisation s’inscrit dans la distinction sociale que l’échelle soit locale ou internationale.

Les pâtissiers et les confiseurs furent les premiers à vanter leur marchandise. Les marchands sélectionnaient les produits en fonction de leur clientèle. Au-delà du commerce local de véritables stratégies commerciales apparaissent dans les correspondances, les annonces des journaux comme à Toulouse pour les pâtés de canard entre 1785 et 1820 ou les vins de Montauban dans le Journal de Bruxelles. Cartes commerciales et catalogues sont aussi employées. La publicité participe à la construction des goûts.

Les autorités sont plus soucieuses de la régularité des approvisionnements et de la qualité sanitaire. Toutefois les produits alimentaires, locaux ou exotiques, ne sont pas absents des cadeaux diplomatiques dès le XVIIe siècle. « Les édiles de Troyes offrent à leurs hôtes de marque des oranges du Portugal et des jambons de Mayence. »p. 143. Ceux de Lyon « consacrent chaque année chaque année plusieurs milliers de livres : en 1757, ils dépensent 10 000 livres pour les présents de bouche et fixent la somme à 20 000 livres en 1779.»p. 145

De telles pratiques appartiennent à la culture nobiliaire. Les diplomates deviennent des agents de promotion pour certains produits. L’abbé Dubois, en 1718, offre au roi d’Angleterre des truffes envoyées de Brive par son neveu.
L’auteur rappelle la réputation de la cuisine française dans l’Europe du XVIIIe siècle.

Des experts aux connaisseurs

Ce chapitre traite des prescripteurs de la consommation de produits réputés qui deviennent plus nombreux au XVIIIe siècle.
Savants et cuisiniers occupent le devant de la scène du discours sur l’alimentation à l’époque des Lumières. C’est d’abord le discours médical qui dès la fin du XVIIe siècle valorise les vins de Champagne ou le mile de Narbonne, un discours qui touche un public plus nombreux grâce aux almanachs. L’auteur cite bien sûr, parmi les savants, les agronomes : Olivier de Serres, Liger puis au XIXe siècle les membres des sociétés d’agriculture.
Cuisiniers et maîtres d’hôtel confirment le dire des savants. Le XVIIIe siècle est celui des traités de cuisine noble puis, au siècle suivant, bourgeoise.

Les amateurs éclairés tiennent leur place dans la fabrique des réputations. Le haut-clergé tient là un premier rôle aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le « bon goût » devient un outil de distinction sociale. Voltaire le définit comme « le don de discerner les aliments »Extrait du Dictionnaire philosophique, cité p. 181.

Après 1750, l’abondance des produits augmente, l’aristocratie a cherché à se distinguer par l’origine des produits consommés. La table aristocratique est comme une vitrineTableau des denrées réputées dans les dépenses de bouche de la noblesse parisienne, p. 183 qui oriente la production. Les guides qui se développent dans les années 1770-1780 puis la littérature gastronomique au début du XIXe siècle mettent en valeur les richesses provinciales. Le mot « gastronomie » apparaît en 1801 dans un texte de Joseph  Berchoux : « la gastronomie ou l’homme des champs à table » et les premières cartesReproduction en annexe p. 325 suivent (1809).

L’Organisation d’un marché gourmand

Cette dernière partie est consacrée à l’organisation des marchés alimentaires, l’apparition de la distinction entre marché ordinaire et commerce de luxe et la circulation des produits.

Des campagnes aux consommateurs

Les produits réputés permettent aux territoires ruraux périphériques d’être en relation avec les grandes villes, Paris et l’étranger. L’étude porte sur presque 500 acteurs de ce commerce, aux profils variés. S’il est difficile de connaître comment les marchands ont trouvé leurs fournisseurs jusque dans les fermes, on voit paraître des intermédiaires comme les courtiers en truffes de Guyenne. Les marchés locaux offrent des produits diversifiés ou des foires pour certains produits : huiles de Provence à Beaucaire ou jambon à Bordeaux.

Lyon et Bordeaux sont deux plaques tournantes du commerce vers Paris et l’Europe du NordTableau des marchands lyonnais et denrées (p. 217-218) ; Bordeaux (p. 222). L’auteur décrit les réseaux internationaux qui ont fait connaître dans toute l’Europe les produits français, italiens. Les marchands épiciers sont au cœur de ces réseaux comme grossistes (statut des épiciers de Reims). Les produits de luxe tiennent une faible place, en volume comme en valeur mais mettent ces marchandsCarte des fournisseurs d’un marchand épicier bruxellois p. 231 en relation avec de vastes espaces.

L’auteur décrit les mécanismes et l’étendue des activités de quelques marchands. Des circuits alternatifs existent aussi par les fermages, correspondance, relations familiales et même agents de l’administration royale. Un paragraphe est consacré aux formes du commerce de détail, petits revendeurs et commerce ambulant. Plus étonnant on découvre des formes très actuelles de vente par correspondance et de dépôt-vente à travers l’exemple à Paris d’un dépôt-vente pour les pâtés de Périgueux.

Les soins du transport, le choix des itinéraires

Le transport est un moment délicat pour des produits périssables. Comment dépasser les contraintes de coût, de lenteur, les péages ?

Le moyen de transport le plus courant est la route, favorisée au XVIII e siècle par l’amélioration du réseau. De grands axes apparaissent : DE Bayonne à Paris par Bordeaux et Angoulême. On peut ainsi suivre l’itinéraire de quelques denrées et rencontrer les voituriers et rouleurs. De grandes précautions entourent les produits de luxe pour éviter qu’ils soient gâtés. La voie d’eau est aussi utilisée pour les liquides (vins, huiles).

Selon les denrées et le mode de transport le coût peut varier de 10 à 60 % du prix total à destination, parfois plus. Il faut y ajouter les taxes des douanes intérieurs.

La description des conditionnements montre le soin apporté : « D’après le Grand d’Aussy, les pêches de Montreuil sont emballées dans des feuilles de vigne pour limiter les chocs » Cité p. 267.

Au cours du XVIII e siècle les emballages en verre se développent : vins et liqueurs mais aussi huiles, câpres ou olives. Pour parfaire les valeurs de certains produits sont scellés. Des emballages portent le nom du fournisseur. Au XIXe siècle les travaux de Nicolas Appert apportent le boite en fer blanc, notamment pour les sardines.

Enfin on constate le souci d’un suivi précis des marchandises. L’auteur montre les variations saisonnières des envois et tente une évaluation des quantités (fromages, prunes). Les archives des juridictions renseignent sur les aléas du transport et les malversations et tromperies.

Réputation et croissance économique

La réputation d’un produit favorise les échanges et le développement local. Les marchés alimentaires se diversifient, apparaissent des « marchés de niche » en fonction des modes. On distingue les produits de luxe, produits appréciés des amateurs des grands villes et produits plus ordinaires vendus en plus grande quantité comme les fromages de Hollande et de Gruyère, les prunes de Gascogne ou les châtaignes.

La réputation est un facteur dynamisant à l’échelle locale (huître de Cancale), induisant même une certaine spécialisation (élevage de porcs autour de Troyes). La réputation d’un produit favorise le développement des foires (Bourg-en-Bresse 1758).

L’auteur revient sur la création d’un commerce spécialisé de détail. Des provinciaux ou des étrangers (Italiens) ouvrent boutiques à Paris. Les magasins de comestibles se développent en France avec étiquetage des productions et des vitrinesvoir en Annexe 2, les prospectus de magasins.

Les réussites ne doivent pas masquer des échecs car les goûts évoluent, des concurrences se développent et une mauvaise réputation est difficile à changer par exemple les fromages d’Auvergne. Jambon de Bayonne et Roquefort sont malgré tout des réussites durables.

Conclusion

C’est entre 1750 et 1830 que la qualité, perçue par les acteurs, se rapproche d’une définition légale.

Les AOP qui ont aujourd’hui une place réelle sur le marché ne sont que la continuation de ces réputations de l’époque moderne.

Une lecture gourmande qui devrait trouver son public en 2022 année gastronomique