Ce catalogue accompagne l’exposition organisée par le musée du Jeu de Paume du 10 février au 7 juin 2020. Il est dirigé par Peter Swendy, professeur en humanités à l’université de Brown (USA) et conseiller en musicologie à la Philharmonie de Paris (auteur d’un livre Le supermarché du visible, qui a servi de base à l’exposition) assisté par les deux commissaires, Emmanuel Alloa, professeur de philosophie et Marta Ponsa, historienne de l’art et responsable des projets artistiques et de l’action culturelle au Jeu de Paume.
L’attraction de Baudelaire pour les images est aujourd’hui transformée par la technologie et le système économique mondialisé qui nous inonde d' »un supermarché » d’images dans un flux continu, un océan de photographies qui nous submerge. Nos élèves en sont les premières victimes puisqu’ils ne savent pas toujours résister aux écrans. Le titre de ce catalogue évoque la surproduction et la surconsommation d’images en niant souvent les droits d’auteur. Par exemple, en 2017, 1200 milliards de photographies auraient été produites, 3 milliards d’images échangées sur les réseaux sociaux tous les jours ! Or depuis la Préhistoire, l’humanité aurait produit seulement quelques dizaines de milliers d’œuvres. Dans l’introduction, les auteurs parlent d’une iconomie, une économie des images qui rejoint le capitalisme. Les œuvres choisies dans cet ouvrage, posent un regard sur les enjeux, la circulation et les routes, le travail et ses formes immatérielles, les stocks, les matières premières utilisées et la monétisation du monde (les données vendues). Le conflit syrien intéresse de moins en moins car le monde manque d’images tandis que la photo du petit Aylan sur une plage est connue de beaucoup. La photo de presse se substitue à celle de l’amateur qui circule. Ce catalogue s’articule donc autour de toutes ces notions qui interrogent le nouveau monde visuel.
48 artistes sont exposés, la plupart sont contemporains. Samuel Blanchini, artiste et enseignant-chercheur, présente une Vue d’une installation sur la façade du Medialab-Prado de 2016 (p 124) intitulée Visible Handle, œuvre connectée à internet. La main visible, codée comme un programme informatique, est celle d’un courtier qui subit l’intensité des flux. Cette main est en permanence alimentée, liée à son support, indexée à sa réalité. Comment ne pas la rapprocher des mains des grottes primitives ?
Plasticien et réalisateur, Martin le Chevallier a produit un diaporama à partir d’un sujet original, « les fermes à click » (p 164). Des employés invisibles et solitaires du net parcourent les sites et taguent les images. Ils aident ainsi les moteurs de recherche à les identifier et distribuent des « likes » par kilos Ils supportent les images du monde, souvent violentes qui doivent être censurées. Afin de signifier l’invisibilité de ces travailleurs, l’artiste a choisi de montrer des intérieurs vides et des voix anonymes, symboles de la toile que tissent les GAFAM, ces géants du web.
Evan Roth crée une installation à partir du stockage de la mémoire de son ordinateur. Il donne une visibilité aux images qu’il a vues depuis la naissance de sa deuxième fille, en 2016. On y voit des sites de ventes en ligne, des séries télé… Ce serait le portrait d’un individu aujourd’hui.
Le commissaire Emmanuel Alloa pose une vaste question : peut-on aujourd’hui faire abstraction de ces flux d’icônes, de cette société du spectacle ou des spectacles, où les images se substituent aux rapports sociaux. On est face à des images imposées qui demandent des réponses. Les œuvres artistiques peuvent-elles sauver l’image de la quantité dans un monde de capture ? En faire abstraction signifie retrouver du jeu, de la marge et de l’indépendance. Ce serait plutôt des arrêts sur images qui comptent et qui seraient un acte créatif, comme une cristallisation. Pour l’auteur, les artistes aident à comprendre et à décrire le monde et son tournant. Au Jeu de paume, l’exposition utilise des images extrêmement diffusées dans un lieu où on doit montrer des images d’exception. Or il existe une distorsion de temporalité entre les images transportées par le numérique et des photos de lieu sans électricité où rien n’est vu.
Le stockage des images sur des clouds et des datas utilisent de l’énergie, ce qui pose des problèmes d’écologie de chauffe et même de surchauffe.
Si cet ouvrage s’inscrit en marge de nos matières, plutôt en lien avec les arts et la philosophie, il fournit des images surprises, des créations intéressantes, comme celles issues de la mondialisation. Citons les productions célèbres d’Andreas Gursky, photographe allemand : Amazon 2016 tirage 200 x 400 cm, ici reproduite. (voir le site de l’auteur). On dirait une photo abstraite avec des touches de couleurs. Les ouvrages ainsi présentés sont classés dans un ordre déterminé par l’ordinateur en fonction des commandes. Derrière le stock, sur des piliers blancs imposants sont inscrits des slogans managériaux pour les employés, des injonctions à la productivité : Work Hard, Have Fun et Make History. Amazon voudrait être le principal acteur d’un nouveau monde. Quel magnifique témoignage de l’économie cachée et insidieuse bâtie par le web.