Ce meneur d’hommes exceptionnel qu’était Napoléon, s’est laissé piéger dans la guerre d’Espagne. Jean-Claude Lorblanchès analyse l’enchaînement des erreurs commises par Napoléon en s’engageant dans ce conflit et en le gérant sans discernement.

Très bien documenté, très vivant et d’une lecture agréable, cet ouvrage analyse les erreurs commises par l’Empereur dans le conflit qui l’opposa à l’Espagne. Il revient sur les origines de la guerre dans la Péninsule Ibérique et sur ce faux pas mortel qui fut l’une des causes de la chute de l’Empire. Il nous montre comment tout poussait Napoléon vers l’Espagne et la brutalité avec laquelle il a procédé, oubliant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes proclamé par la Révolution. Cet ouvrage est précieux pour lier deux pays, deux Histoires, passer simultanément de l’une à l’autre et mieux les comprendre. Les étudiants en Licence et tous ceux qui s’intéressent à cette période pourront reconstituer le puzzle historique nécessaire à une bonne compréhension de ce qui a façonné la période actuelle dans les rapports entre l’Espagne et la France.

1- Les prémisses :

L’auteur nous brosse le portrait de l’élève doté d’une mémoire exceptionnelle et d’une très grande capacité de travail, de l’adolescent indépendant, dominateur, autodidacte à la personnalité très affirmée. Il rappelle également les qualités de stratège, de meneur d’hommes qui ont valu à Bonaparte des victoires éclatantes contre toute attente lors de ses premiers combats. L’auteur évoque également les circonstances qui l’ont amené à s’emparer du pouvoir absolu le 10 novembre 1799.

Contrairement à ce qu’on lui a reproché souvent,Napoléon ne s’est pas lancé dans l’aventure espagnole sans bien connaître le pays. Non seulement il a lu tout ce qui était accessible sur le sujet mais il est renseigné par les rapports de ses ambassades de Madrid et de Lisbonne, par les hommes d’affaires et les industriels. Il a simplement commis l’erreur de mésestimer la capacité de résistance des espagnols .Au début de l’été 1807 il est au sommet de sa puissance. Son aptitude à la patience, aux compromis provisoires pour mieux parvenir à ses fins, tend à s’émousser à partir de cette date. Pour construire l’Europe nouvelle à laquelle il rêve, avec le même Code Civil et une administration centralisée à la française, il ne suffit pas de chasser les dynasties légitimes pour les remplacer par des Bonaparte surtout si ces nouveaux princes ne sont pas à la hauteur de la tâche qui leur est confiée.

L’auteur nous explique les raisons du Blocus Continental décidé par Napoléon et les conséquences désastreuses de cette décision pour les Etats continentaux plus que pour l’Angleterre : plus de coton pour les entrepreneurs textiles ; plus de café, de sucre ; plus de matières premières. Les côtes doivent être contrôlées pour l’application de ce blocus et notamment les quatre mille kilomètres du littoral espagnol et les huit cent cinquante kilomètres de côtes portugaises.

La mise sous tutelle de la Péninsule ibérique s’impose donc. Jean – Claude Lorblanchès évoque ensuite le caractère espagnol forgé dans le combat contre les envahisseurs précédents. Le nationalisme exacerbé des Espagnols luttant sous la bannière de la religion et de la monarchie. Les Espagnols utilisent la guérilla pour défendre leur pays contre l’occupant français ce qui déstabilise les soldats français. Les Espagnols apparaissent aux Français comme des illuminés dont la foi chrétienne et la fidélité à l’Eglise et au Roi leur semblent anachroniques, dépassées.

Par ailleurs, Napoléon se trompe s’il pense que la mainmise économique sur l’Espagne sera bénéfique pour l’Empire. L’époque où des armada de galions rapatriaient sur la métropole l’or américain est révolue. L’auteur rappelle en quelques pages les grandes lignes de l’Histoire d’Espagne et les différents monarques qui se succédèrent après la guerre de Succession d’Espagne qui dura treize ans et au terme de laquelle les Habsbourgs furent définitivement écartés au profit des Bourbons.

C’est un trio bizarre que Napoléon découvre en prenant connaissance des rapports de ses ambassadeurs : Le Roi Charles IV, la Reine Marie-louise de Parme et l’amant de la Reine, Godoy (les trois personnages qui se partagent le pouvoir en Espagne en ce temps là). Ferdinand VII est l’héritier de la couronne. Il tentera de se marier avec une princesse de la famille de l’Empereur mais cela s’avérera impossible.

L’auteur nous explique ensuite comment les Espagnols, « ces alliés incertains », ont préféré s’allier avec leurs ennemis jurés, les Anglais, à la suite de la Révolution française et de la décapitation de Louis XVI. Par la suite, réalisant à quel point les accords qu’ils ont conclus avec les Anglais nuisent à leur commerce avec l’Amérique, les Espagnols se rapprochent à nouveau de la France et déclarent la guerre à l’Angleterre le 8 octobre 1797. Après la défaite infligée par Nelson, l’Espagne sort affaiblie du conflit. Bonaparte devenu Premier consul, impose an mars 1800 le retour de Godoy au poste de Premier Ministre qui apparaitra comme une marionnette aux mains des Français.

Bonaparte n’avait qu’une vision partielle et déformée de l’Espagne. Il a commis une erreur d’appréciation sur la nature de leur nationalisme et à mésestimé la profondeur de la vénération que les espagnols portent à leur monarchie. Ce respect, ce culte ne s’adresse pas à la personne du souverain mais à ce qu’il représente. La religion catholique est l’autre grande valeur sacrée des Espagnols. Ils considèrent le rationalisme qu’incarnent les Encyclopédistes français dangereux pour leur foi.

2- L’engrenage :

Dans cette partie, l’auteur s’intéresse tout d’abord à l’Histoire du Portugal qui n’a été qu’une simple région de la péninsule Ibérique jusqu’au XI° siècle. Il évoque ensuite le jeu des alliances entre l’Espagne, la France et le Portugal et l’Angleterre.

Il explique la difficulté pour le Portugal d’appliquer le Blocus continental l’Angleterre étant le premier client du Portugal. Napoléon n’a pas pris en considération la nature et la profondeur des liens qui unissent le Portugal et l’Angleterre. La guerre ne sera formellement déclarée au Portugal que le 22 octobre 1807 et les Espagnols seront partie prenante dans ce conflit. L’Empereur était loin d’imaginer qu’ils oseraient opérer un renversement d’alliance .

L’auteur nous aide à saisir les problèmes de continuité monarchique en Espagne (lutte entre le favori de la reine, Godoy et Ferdinand VII , l’héritier légitime qui a besoin du soutien de l’Empereur). Napoléon décide alors de mettre l’Espagne sous tutelle. L’incendie couve et finira par éclater en mars 1808 avec le déploiement de l’armée impériale. L’auteur nous détaille les ruses déployées par les généraux de Bonaparte pour s’emparer de la citadelle de Barcelone ou de la forteresse de Pampelune. Il commente ensuite l’émeute à Aranjuez , l’abdication de Charles IV en faveur de son fils .L’auteur nous dévoile cette malheureuse affaire de dupes (Murat espérait le trône donné à Joseph, Ferdinand VII croyait être soutenu et confirmé par l’Empereur) qui a conduit à une accumulation de fautes précipitant la fin de l’Empire.

C’est lors de cette période que naît le ressentiment anti-français s’exprimant par le rejet d’étrangers accusés de ne rien respecter qui ont décapité leur propre roi et combattu la religion. L’auteur commente ensuite la confusion régnant à Madrid puis le Dos de mayo qu’il nous fait vivre de façon détaillée et bien documentée. Nous comprenons ainsi le passage de l’émeute à l’insurrection.

3- Le bourbier :

L’auteur évoque la chausse-trappe de Bayonne, ville dans laquelle Ferdinand VII et Charles IV seront bernés par Napoléon. Dans un récit vivant, émaillé de détails et passionnant, l’auteur souligne les deux erreurs manifestes de Napoléon durant cette période : croire à l’image d’une Espagne en perdition qu’imposaient les récits de voyageurs et les rapports de diplomates ainsi que le sentiment que dans cette guerre, la France était derrière l’Empereur. S’offrant comme médiateur entre un père et son fils pour les attirer dans un piège, Napoléon les dépouillera ensuite l’un et l’autre.

C’est Joseph, malgré lui, que Napoléon choisit pour le trône d’Espagne. L’auteur évoque ici la constitution , inspirée par les principes de la Révolution française, qui fut une grande nouveauté pour l’Espagne. Importante sur le plan historique, elle ne sera appliquée que sur la partie du territoire contrôlée par l’administration de Joseph et restera sans valeur juridique. Joseph n’aura pas la confiance des maréchaux , ni celle des Espagnols ni celle de Napoléon et ne connaîtra que déboires et contrariétés.

L’auteur souligne que tous les Espagnols n’étaient pas anti-français et il consacre quelques pages aux « afrancesados »,terme qui s’appliquait à des personnes se distinguant par le goût et l’enthousiasme qui les animait pour tout ce qui venait de France (les principes humanistes issus des lumières, l’espoir pour le renouveau politique qu’apportait la Révolution française). Ce qualificatif deviendra alors synonyme de « collaborateurs » des Français et du roi Joseph. Nombre d’entre eux seront contraints de fuir l’Espagne. Ceux qui feront le choix de rester seront victimes d’une sanglante et barbare épuration. En désignant Joseph, l’Empereur avait commis une erreur. Lorsqu’il se résoudra à renvoyer Ferdinand à Madrid, ce sera trop tard.

4- Les aléas :

Face aux populations qui se montrent de plus en plus hostiles, les soldats de Napoléon sont surpris par la résistance des habitants de Cordoue par exemple et capitulent .L’échec au Portugal aura lui aussi des répercussions considérables :c’est la fin d’un mythe que l’auteur nous commente en quelques pages dans cette partie de son ouvrage.

5- L’utopie :

Lorsque Napoléon apprend la capitulation de l’une de ses armées, sa colère est à la mesure de son dépit. Sa décision est prise : puisque les Espagnols veulent la guerre, ils l’auront ! Le 4 novembre 1808 , l’Empereur entre en Espagne. Le 4 décembre il est à Madrid suite à de brillantes victoires de ses troupes .Immédiatement au travail, il fait publier des décrets qui témoignent de l’action réformatrice qu’il entend mener.

Sans se soucier des réactions des Espagnols et persuadé d’agir pour leur bien, il effectue un travail considérable .Ces réformes inspireront plus tard les députés libéraux des Cortes de Cádiz. La situation internationale s’aggrave, Talleyrand et Fouché complotent contre lui, Napoléon décide donc de rentrer secrètement en France. Il croyait séduire mais il n’a fait que susciter haine et ressentiment. Les mesures qu’il a prises sont souvent en opposition totale avec les sentiments nationalistes et religieux des Espagnols. L’auteur analyse ici les raisons de l’échec des opérations militaires et le bilan final déplorable. Il consacre quelques pages à l’abandon du Portugal et à l’état de délabrement dans lequel est tombée l’armée isolée, coupée de ses bases.

6- Les incohérences :

L’Empereur qui se prépare à lancer l’ expédition de Russie mésestime la guérilla espagnole et pense pouvoir retirer ses troupes de façon provisoire pour revenir s’occuper de l’Espagne plus tard. Joseph est donc un roi laissé à l’abandon. Nous apprenons dans ce chapitre que la Catalogne le 26 janvier 1812 est détachée du royaume d’Espagne et découpée en quatre départements français. En fait Napoléon envisageait de repousser les frontières de l’Espagne jusqu’à l’Ebre en plaçant le nord de l’Aragon, la Navarre et le Pays basque sous juridiction française !

L’auteur évoque ici des maréchaux à la débandade, la négligence et la lassitude des troupes. L’irritation de Napoléon envers Joseph ce qui le conduit à ne pas lire la correspondance, les rapports , les compte- rendus qui arrivent de Madrid. Il se fourvoie dans son évaluation de la situation en Espagne également. L’Empereur va mettre longtemps à comprendre que la guerre d’Espagne échappe aux règles alors communément admises et que c’est un conflit atypique. L’auteur explique ici ce qu’était la guérilla et comment les Français ont répondu en reproduisant des schémas inadaptés qui correspondaient aux campagnes conventionnelles.

Pour l’Empereur, le seul ennemi qui comptait était l’Anglais. L’auteur consacre quelques pages à la détermination des Britanniques, à leur capacité à intercepter les documents, les courriers ainsi qu’à en déchiffrer les codes . Wellington ayant le souci constant d’être bien renseigné. Le 12 août 1812, Wellington fait son entrée dans Madrid que Joseph a abandonné deux jours plus tôt pour se replier à Valence. L’auteur nous familiarise avec la technique de « va –et -vient » de Wellington qui se dérobe habilement avant de contre attaquer . Le 18 Novembre il quitte Madrid par crainte d’une contre offensive française.

7-La faillite :

Napoléon vient de subir un échec en Russie. Il n’a que faire de l’Espagne qui immobilise plus de deux cent mille de ses meilleures troupes et ne lui rapporte que des déconvenues. Il continue à y prélever des troupes pour faire face aux menaces de la nouvelle coalition qui se met en place autour de la Russie. L’empereur entend rétablir Ferdinand sur le trône mais il faut que la nouvelle frontière soit l’Ebre. Il demande à Joseph de quitter Madrid pour Valladolid. L’auteur nous dépeint cette foule hétéroclite et bigarrée de réfugiés qui ont senti le vent tourner et rejoignent l’immense convoi de voiture chargées des richesses que tous veulent mettre à l’abri. Joseph est de retour en France le 27 juin 1813.

La confusion créée par l’Empereur en donnant le commandement à Joseph, alors qu’il le savait incompétent, puis en lui laissant croire qu’il défendait son trône alors qu’il pensait déjà le rendre à Ferdinand , a précipité la défaite. Par le traité de Valencay du 11 décembre 1813, Ferdinand est reconnu comme roi d’Espagne et l’Empereur lui restitue le royaume dans son intégralité. Avant de prendre la route pour Madrid, Ferdinand veut obtenir l’aval de la junte et du conseil de régence installés dans la capitale en janvier 1814. Ceux-ci lui déclarent qu’il doit s’engager à respecter la constitution libérale adoptée par les Cortés de Cadiz en 1812. Sur le chemin du retour, à Valence, la monarchie absolue est restaurée par soixante neuf députés absolutistes et l’appui des troupes d’un général. Premier pronunciamiento de l’histoire espagnole, suivi de biens d’autres.

Amertume et désenchantement prévalent dès la dissolution de l’assemblée de Cadiz et l’abolition de la Constitution de 1812.Conservateurs et libéraux s’affrontent .Le problème de la succession de Ferdinand VII entraînera un autre conflit dans lequel vont s’opposer les carlistes , violemment anti libéraux ,partisans de Don Carlos, le frère du Roi face aux partisans de la fille aînée du roi, Isabelle.

Ce sera au prix de trois guerres carlistes ,de plusieurs pronunciamientos et d’une guerre civile que l’Espagne parviendra à surmonter ces désordres issus des politiques désastreuses de Charles IV et Ferdinand VII. Le faux pas de Napoléon en Espagne a provoqué sa perte et contribué à déstabiliser l’Espagne pendant plus d’un siècle et demi.

Noëlle Bantreil Voisin ©