Dans le panthéon maléfique de la Grande Guerre, le général Nivelle occupe une place de choix. Le maître d’œuvre de la désastreuse offensive du Chemin des Dames, jugé responsable à ce titre de la crise des mutineries du printemps 1917, est devenu aux yeux de la postérité le prototype même du général incompétent et massacreur, indifférent au coût humain de ses stratégies et de ses ambitions. Pourtant, fascinante révélation historiographique apportée par ce livre, la construction de cette image répulsive est tardive. Elle se forge dans le cadre du procès en incompétence collective des généraux qui se cristallise à la faveur du grand basculement mémoriel intervenu au cours des années Soixante, lorsque le poilu devient une figure victimaire.
L’image noire de Nivelle résulte de la convergence de deux ressentis trop catégoriques : les accusations des décideurs politiques à l’origine de son limogeage de 1917 et l’amertume tardive de la base troupière, qui se rejoignent pour énoncer la «théorie des lions commandés par un âne». Le constat en est tellement établi que l’étude du haut-commandement demeure encore aujourd’hui dans un état de jachère historiographique presque complet. En présentant cette biographie de Nivelle, Denis Rolland est donc un des premiers pionniers à revisiter ce chantier historique en déshérence, verrouillé par les idées reçues. Spécialiste de la Grande Guerre et historien des mutineries de 1917, il appuie cette investigation sur une documentation militaire désormais pleinement accessible, enrichie par le recours à des archives privées. Il en émerge un Nivelle dont la stature de héros négatif mérite d’être fortement nuancée, et replacée dans le cadre élargi d’une réflexion prosopographique sur les chefs militaires.
L’émergence d’un chef
Polytechnicien protestant, ami des chiens et issu d’une famille de militaires, Robert Nivelle est colonel d’artillerie en 1914. De la même génération que Philippe Pétain, il approche comme lui de la limite d’âge sans espoir d’avancement. Ce parcours inférieur à son potentiel résulte du système des fiches du général André, qui a porté préjudice à l’épanouissement de sa carrière en le classant comme un officier réactionnaire en vertu d’amalgames ténus. Mais, en 1914, la vérité du feu rebat les cartes en sa faveur. Fin praticien maîtrisant parfaitement l’emploi de son arme, Nivelle est un organisateur méthodique et brillant. Il se distingue plusieurs fois de façon décisive dans la guerre de mouvements, et est promu général après seulement trois mois de guerre. En 1916, il joue un rôle primordial dans la bataille de Verdun où son approche offensive de la bataille équilibre la posture timorée de son supérieur Pétain. Dans cette complémentarité de caractères, l’attaquant éclipse le défenseur. Nommé à la tête de la IIe armée, Nivelle est l’homme de la reconquête du terrain perdu et devient alors, dans le champ de la gloire immédiate, le principal vainqueur de la bataille de Verdun. Cette notoriété du moment (usurpée ensuite par Pétain dans la mémoire collective) consacre une progression sans faute, fondée sur une «science du feu» bien maîtrisée et un esprit de modernité technique ouvert à l’emploi des armes nouvelles.
Trop vite trop haut
En décembre 1916, la désignation de Nivelle pour succéder à Joffre limogé couronne donc un avancement fulgurant. Mais la rapidité de cette ascension hiérarchique a pour revers un défaut d’expérience et d’assurance au plus haut niveau, et un manque d’autorité voir de légitimité aux yeux de ses anciens chefs devenus à présent ses inférieurs… Affable et bienveillant mais insuffisamment chevronné, le nouveau promu est plus conciliant que son prédécesseur à l’égard des politiques qui l’ont fait roi – mais en le dépossédant de certains des pleins pouvoirs jugés exorbitants acquis par Joffre. Ne sachant pas déléguer, Nivelle s’avère influençable et fait preuve d’une certaine veulerie à l’égard de ses grands subordonnés. Il est notamment dominé par les impulsions très offensives du fougueux Mangin. Enfin, son autorité est sapée par les troubles grenouillages de grands commandeurs comme Pétain et Micheler, qui estiment posséder le profil idéal du candidat de recours pour le supplanter si les circonstances s’y prêtent.
Le dossier des interférences au sommet entre le haut-commandement militaire et les décideurs politiques est également chargé. Nivelle est déstabilisé par le nouveau ministre de la Guerre, le mathématicien Paul Painlevé, ouvertement malveillant à son égard et hostile au projet de grande offensive, qui poignarde le commandant en chef dans le dos et cherche obstinément à le remplacer par le prudentissime Pétain. L’arbitrage gouvernemental est défaillant sur l’objet même de l’attaque en cours de préparation : offensive stratégique majeure, ainsi que l’entend Nivelle, ou opération tactique limitée, comme l’escompte la confrérie des temporisateurs menée par Painlevé. Ce bal des indécis débouche sur un soutien gouvernemental mou et flou, sur fond de discordances complexes dans les rapports interalliés avec les Britanniques. De tout cela, résulte un Nivelle submergé par ses lourdes responsabilités et déstabilisé par les contestations. Bref, le flottement général et le manque de fermeté donnent une impression de foutoir au sommet assez impressionnant en ce printemps 1917, alors qu’une offensive majeure est pourtant sur les rails.
De «l’inconnu du Chemin-des-Dames» au Chemin-des-Dames cet inconnu
Grand ordonnateur de l’offensive de rupture du printemps 1917, qui engage 1,2 million de combattants alliés sur plusieurs théâtres du front, Nivelle n’est pourtant pas le concepteur de cette opération, issue de plusieurs projets préalables étudiés depuis des mois sous l’autorité de Joffre. Très critiqués par la suite, les fondamentaux stratégiques de la manoeuvre et le choix du secteur du Chemin des Dames ont malgré tout leur pertinence. La volonté de prendre de vitesse une attaque allemande de grande ampleur, dont l’imminence redoutée sème dans les esprits la hantise d’une réédition de Verdun, est un motif puissant d’agir, d’autant que le paysage des alliances de guerre est en train d’évoluer. De nombreuses critiques ont été émises après l’attaque, notamment sur les défauts de sa préparation, l’absence de facteur surprise d’une action éventée par l’ennemi, le niveau élevé des pertes et la défaillance de la chaîne de santé, sous-formatée et dysfonctionnelle. Mais aucune erreur flagrante de commandement n’est discernable. Respectueux des consignes modératrices du gouvernement, Nivelle suspend l’offensive dès qu’il est patent que les conditions de la percée ne sont pas réunies, mais enregistre néanmoins des gains tactiques conséquents qui auraient été considérés comme des succès, s’il n’avait pas affirmé avec un optimiste manifestement disproportionné sa capacité à rompre le front allemand. Cela ne lui évite pas d’être destitué au profit de Pétain, poulain de Painlevé dont la logique attentiste triomphe.
La mise en abyme opérée par Denis Rolland est assez vertigineuse dans la remise en cause qu’elle appelle de l’image consacrée du désastre d’avril 1917. Si la manoeuvre stratégique imaginée par Nivelle -créer la rupture du front et relancer la guerre de mouvements – est indiscutablement un échec, en revanche son bilan tactique est tout à fait positif, au point que son exploitation sera poursuivie avec succès par Pétain. Mieux, malgré les pertes subies, les troupes engagés semblent bien avoir eu -depuis l’observatoire fragmentaire de leur avancée sur le terrain- le sentiment d’être victorieuses ! Ce sont en fait l’interruption de l’offensive, les commentaires de la presse, le discours des politiques et les changements intervenus à la tête de la hiérarchie qui répandent, rétrospectivement, le sentiment d’une lourde défaite due à des fautes notoires de commandement. «Pour ceux qui ont compromis l’offensive, il va devenir nécessaire de discréditer totalement ceux qui l’ont menée» constate l’auteur, qui en apporte une démonstration éclairante en réévaluant les pertes subies dans l’attaque, qui semblent parfaitement dans la norme des autres offensives de la Grande Guerre. Leur chiffre a en fait été exagéré – et peut-être même délibérément falsifié par le ministre Painlevé pour mieux étayer sa croisade contre Nivelle… Denis Rolland incite enfin à reconsidérer la causalité directe établie de façon canonique entre l’affaire du Chemin des Dames et la crise des mutineries qui éclate quelques semaines plus tard, sous le règne déjà entamé de Pétain.
Une disgrâce incomplète
Le limogeage de Nivelle ne tourne pas complètement la page du Chemin des Dames. Dans la coulisse du pouvoir, on bascule de l’ambiance du panier de crabes au climat du règlement de comptes avec la mise en place d’une commission d’enquête peu efficiente, qui prend pour cible Nivelle et ses principaux généraux. Ses conclusions à l’eau tiède ne conviennent pas à Painlevé, qui fait pression pour arracher une nette mise en cause de Nivelle… Mais le rapport secret de la commission est finalement enterré par Clemenceau qui arrive au pouvoir, et reclasse les intéressés dans de nouveaux commandements. Pour le général de terrain qu’est Mangin, c’est une résurrection qui en fera un des acteurs principaux de la percée déterminante de l’été 1918. En revanche, le rebond de carrière de Nivelle est plus honorable que consistant. Le désaveu qui lui a été infligé est modéré par les responsabilités qu’il retrouve en Afrique du Nord, puis au Conseil supérieur de guerre. Même s’il est le seul ancien généralissime privé du Défilé de la Victoire, il est une figure populaire dans les années Vingt. La polémique sur l’offensive d’avril 1917, qui rebondit lors de la crise de 1918 puis reprend dans l’immédiat après-guerre, n’apporte pas de nouvel éclairage au débat mais démontre que la lecture qui en est faite n’est pas nécessairement défavorable à Nivelle, et que la responsabilité de Painlevé est clairement engagée.
La guerre vue du G.Q.G.
Erreur de casting plus que coupable principal, Nivelle est finalement devenu un bouc-émissaire historique parfait, dont le large dos a occulté les défaillances des autres acteurs de ce moment qui s’est imposé comme un des noeuds cruciaux de la mémoire de la Grande Guerre. Le décapage roboratif de la version dramatisée des péripéties de l’offensive avortée d’avril 1917 constitue le mérite le plus évident de l’étude de Denis Rolland. Les mécanismes de l’échec du Chemin des Dames s’en trouvent affinés et recontextualisés, tandis que le lourd partage des responsabilités et des erreurs est mieux établi. Sous un angle plus technique, le livre présente l’intérêt supplémentaire d’étudier de l’intérieur les rouages de la conduite politico-militaire de la guerre et des mécanismes de décision du G.Q.G. Il met ainsi en scène la question de l’exercice du commandement, l’arbitrage du mercato des grands commandeurs, la capacité d’expertise et d’influence des cadres de l’état-major (en particulier les «Jeunes turcs» de la puissante cellule des théoriciens de la guerre du 3e bureau), et les modalités d’appréciation et de suivi des opérations. Il revisite la question du partage des responsabilités en ouvrant le dossier des relations au sommet entre le haut-commandement militaire et les décideurs politiques, et en réévaluant le poids des appuis et inimitiés politiques dans la coulisse des opérations et le choix des généraux.
En reconsidérant des idées reçues d’autant plus inébranlables qu’elles avaient pris figure de dogmes, il résulte de ce stimulant ouvrage, par-delà le cas personnel du général Nivelle, une remise en perspective inédite du fonctionnement de l’armée française au plus haut niveau lors du tournant de la Grande Guerre. Sa lecture est donc passionnante, à tous égards, pour qui s’intéresse au tourbillon d’incertitudes qui caractérisa l’année 1917.
© Guillaume Lévêque