En 2011 Bertrand Badie, professeur de relations internationales à l’IEP, s’était fait connaître avec La diplomatie de connivence (La Découverte) où il pointait le système oligarchique des décisions prises à l’échelle mondiale, une diplomatie « de club » tels que le P5 (Conseil de Sécurité de l’ONU), le G8 ou le G20. Partisan déclaré et assumé du multilatéralisme, Bertrand Badie y voyait là la source de l’immobilisme actuel : des solutions du passé (Westphalien pour être précis, ce qui en histoire peut être l’équivalent du Mésozoïque en géologie, pour un monde en changement rapide.
Avec cet ouvrage, la pensée de Badie se fait encore plus précise. La forme est inhabituelle, mais ne doit pas surprendre de la part d’un homme qui, à l’instar de Jeremy Rifkin, pense qu’une bonne partie de l’avenir de l’Humanité réside dans les réseaux internet. Il s’agit de rassembler tous les chats réalisés par Bertrand Badie depuis 2006, chaque mois, sur le site internet du journal Le Monde. Cette forme peut être parfois déroutante, mais elle a le mérite de reformuler plusieurs fois, dans des contextes différents, les idées de l’auteur. Dispersés chronologiquement entre 2006 et 2011, ces chats s’articulent en quatre parties.
DIPLOMATIE DE CLUB CONTRE RESEAUX SOCIAUX
La première montre les changements géopolitiques intervenus depuis 1989 et 2001 (deux dates clés qui reviennent régulièrement) avec la montée des pays émergents regroupés en BRICS, IBAS ou OCS (futurs clubs de connivence?) mais aussi la difficulté de plus en plus croissante d’être autoritaire dans le monde contemporain. Réseaux sociaux, permanence du net, Wikileaks, Anonymous….le secret n’est quasiment plus possible. Les réseaux du net permettent aussi l’apparition de ce que Bertrand Badie appelle les révolutions post-léninistes, c’est à dire sans leader charismatique, à l’image des Printemps arabes. Face a cette réalité, les « entrepreneurs » doivent changer leurs tactiques. Dans la pensée de Bertrand Badie, les entrepreneurs sont assez particuliers : entrepreneurs de violence, entrepreneurs identitaires, entrepreneurs politiques….un ensemble assez confus d’acteurs sub-étatiques dont l’objectif est la conquête du pouvoir, fut-il localisé, par l’entretien du chaos. Ces groupes restent cependant très actifs, surtout à une époque où le multilatéralisme, après avoir été porté par Boutros Boutros Ghali et Kofi Annan, est en régression face aux actions émiéttantes des néoconservateurs, des nationalistes, des intégristes religieux.
La seconde partie s’interroge sur les blocages induits par l’ « ancien monde » et ses survivances. Un monde westphalien (allusion au traité de Westphalie en 1648), formé de puissances adversaires mais aussi conniventes, qui s’arrangent pour ne traiter qu’entre elles en limitant le nombre d’acteurs internationaux et cooptant au compte-gouttes les nouveaux venus en leur faisant oublier leur radicalité et leur altérité dans le luxe feutré du « club ». Bertrand Badie montre que la création du G20 s’est faite en ce sens. Et que ces sommets surmédiatisés n’ont jamais abouti à rien de concret si ce n’est des déclarations de principe peu suivies de fait (on se souviendra du sommet de 2009 qui devait « réguler la finance mondiale »). Bertrand Badie est d’autant plus sévère avec ces acteurs lunatiques qu’ils agissent en dinosaures dans un monde moderne : obsession de l’identité, de l’affirmation face à un adversaire, sacralisation de l’arme atomique, interventionnisme pataud du « global nato » etc. Les idées sont clairement social-démocrates et ne s’en cachent pas (voir page 128 dans le chat sur l’obsession identitaire.
BLOCAGES DU MONDE ANCIEN
Dans la troisième partie, judicieusement intitulée « blocages » Bertrand Badie identifie les facteurs qui empêchent la prise de décision moderne, tout en ensemble de comportements qui sapent les efforts des diplomates multilatéralistes et de la société civile : une Union européenne dévoyée, transformée en camp retranché et de plus en plus en proie à des forces centrifuges, une ignorance des enjeux Nord-Sud qui ne font qu’attiser les frustrations et les humiliations, la corruption des territoires, le dévoiement des élections ou encore l’usage parfois cynique de la diplomatie des Droits de l’Homme. Pour Bertrand Badie, ces derniers sont universels, mais leur « confiscation » par l’Occident, et parfois pour servir de cache-misère à des interventions peu glorieuses, en font des objets de rejet de la part des gouvernements ou des « entrepreneurs identitaires » des pays musulmans ou des pays du sud, alors que les sociétés civiles sont demandeuses de ce genre de droits.
CONFLITS INSTRUMENTALISES
La dernière partie traite des conflits et des régulations possibles. Au sujet du Proche-Orient, Bertrand Badie présente les Etats-Unis comme enchaînés à une alliance avec Israël qui les entrave plus qu’autre chose. C’est aussi dans ce chapitre qu’apparaît le mieux la notion d’asymétrie diplomatique : les petits états, n’ayant souvent de compte à rendre qu’à leurs opinions publiques, ont une grave capacité de nuisance envers les grandes puissances et peuvent se permettre un peu n’importe quoi. Un situation d’autant plus préoccupante que les diplomaties subtiles disparaissent petit à petit, telle la diplomatie française tentée par l’Atlantisme, et cela malgré l’arrivée récente d’Alain Juppé, un gaulliste, aux Affaires Étrangères. Quand aux diplomaties des émergents, qui sont aimés par tout le monde, elles doivent faire le grand écart, à l’image de l’Afrique du Sud : concilier le fait d’appartenir au « club » tout en donnant des gages aux pays du Sud.
Face a ce tableau plutôt pessimiste de la situation d’après Guerre froide, Bertrand Badie insiste sur un nécessaire changement de mentalité menant vers plus de multilatéralisme, un changement qui peut être possible grâce à l’émergence de personnes et d’acteurs sub-étatiques issues des réseaux sociaux du net.
Ce compte-rendu ne peut pas épuiser la richesse de tous les thèmes abordés par les différents chats. D’une clarté et d’une pédagogie remarquable, Nouveaux mondes est un livre que tout ceux qui veulent comprendre le monde d’après Guerre froide devraient lire, y compris des élèves de première et de terminale, qu’ils soient d’accord ou non avec les idées politiques de l’auteur.
© Mathieu Souyris