Cette une histoire comparée des empires s’inscrit dans les histoires nationales, voilà l’ancrage de ce livre défini dans la préface de Catherine Coquery-Vidrovitch : des axes récents de la recherche, une histoire vue des colonies, une réflexion sur la fabrication de l’idée impériale. Cet ouvrage de 2013 a été remis en lumière par les Rendez-vous de Blois 2015 (http://www.clionautes.org/spip.php?page=article&id_article=3509).
Seize contributions très diverses dans le temps comme dans l’espace même si l’empire français tient une grande place, une occasion de revisiter l’histoire non pas des colonies mais de la colonisation qui échappe à la guerre des mémoires. Une volonté de rendre compte de la diversité et de la complexité de la « rencontre coloniale ».
Des articles bien écrits, une lecture agréable et stimulante.
Trois grandes parties organisent les apports de nombreux auteurs présentés en fin d’ouvrage.
Construire l’empire
Cette première partie rassemble cinq contributions sur la façon dont les États européens sont entrés en projet impérial.
On y lit avec intérêt l’approche croisée par Lancelot Arzel (Royaume-Uni, Belgique, France) dans le denier quart du XIXè. siècle à partir des récits coloniaux de conquête qui montrent la place de la chasse dans la vie militaire. Une approche étonnante de ces récits qui présentent à la fois une Afrique sauvage et des militaires audacieux et qui montrent un parallèle dérangeant entre chasse et guerre coloniale, le combat fait de petites expéditions et de traques où l’autochtone devient gibier?
Très loin de cette violence fut l’expérience du découvreur du Laos Auguste Pavie décrite par Isabelle Dion dont les pérégrinations pédestres sont dans le contact avec les populations une manifestation d’humanisme. En quelques pages, repères chronologiques et méthode de la conquête du Laos.
Ce qu’on qualifie parfois de retard allemand est analysé par Christine de Gemeaux à partir de la conférence de Berlin. Un empire vaste mais éphémère qui repose sur l’affirmation de sa légitimité: le Reich, l’empire européen ne saurait être privé d’espace colonial nécessaire à son développement économique, l’argumentation présente dans de nombreux textes est rappelée de même que la violence (Cameroun, lutte contre les Hereros) ainsi que les affaires allemandes en Chine.
Cette violence dans la main-mise coloniale se retrouve dans l’exemple du Congo belge étudiée par Matthiew G. Stanard. C’est la culture coloniale populaire qui est interrogée de l’époque léopoldienne à l’indépendance : grandes expositions comme celle d’Anvers en 1885, réponses aux critiques du système d’exploitation de la colonie personnelle du roi (Joseph Conrad et d’autres), rupture idéologique du premier XXè. siècle sous Albert 1er qui marque la réinvention d’une culture coloniale après 1908 notamment dans les expositions et les manuels scolaires.
Restait à évoquer les empires des États du Sud de l’Europe (Portugal, Italie) de 1922 à 1940 sous la plume de Nadia Vargaftig. Deux dictatures dont les politiques coloniales présentent des similitudes : même propagande, même démonstration de puissance associant grandeur nationale et impériale. Une analyse comparative des outils du développement de l’idée coloniale et de sa modernité.
Acteurs et pratiques des colonisations européennes
S’appuyant sur des exemples d’expériences individuelles ou collectives des colonisateurs comme des colonisés cette seconde partie montre les échanges d’expériences, de pratiques et l’existence de « modèles » de colonisation.
Un personnage ou une fonction centrale dans l’administration de l’empire français : le gouverneur tels sont les personnes étudiées par Nathalie Rezzi : comment cette fonction se structure en raison des besoins de la colonie, quelles perspectives pour ces fonctionnaires.
Le second chapitre d’ Isabelle Sacareau nous entraîne à la découverte d’une toute autre réalité : les lieux de villégiatures des fonctionnaires coloniaux britanniques en Inde. Lieux de récréation et lieux de pouvoir, entre sanatorium et garnison sur la frontière nord mais aussi lieu de sociabilité de la société occidentale à la colonie, l’histoire des Hill stations prémisses du tourisme himalayen.. Ce focus sur les lieux de villégiature constitue un champ historiographique en devenir.
C’est au tour d’une population et son rôle, sa mémoire d’être le sujet: les Corses par Vanina Profizi. L’auteure interroge la légende coloniale des Corses : composition sociologique, carrière militaire ou civile, construction d’une identité particulière. C’est le roman national de l’île qui est analysé, le rôle de la transmission orale de la mémoire et les mises en valeur récentes, une revendication à la fois patriotique et identitaire.
Les Juifs de Tunisie constituent une population dont le statut a été un enjeu important dans le cadre du protectorat français L’article de Claude Nataf montre comment cette population a été dans le temps travaillée par des identités multiples : française, tunisienne, sioniste; comment le contexte colonial à jouer sur les individus et les groupes conduisant à des attitudes paradoxales.
Une étude sur la colonisation ne saurait oublier l’anticolonialiste sans doute le plus célèbre au XIXè. s. : Georges Clemenceau. La contribution de Matthieu Séguéla s’emploie à montrer la place des notions de « race » et de civilisation, du sentiment favorable à l’Extrême-Orient dans les textes de Clemenceau et l’évolution de ses convictions quand il arrive aux affaires après 1906.
C’est une autre anticolonialiste dont le portrait est présenté par Anne Renoult dans le chapitre qui clôt la seconde partie : Andrée Viollis, journaliste engagée face à la situation en Indochine dans les années 30. Son livre paru en 1931 Indochine SOS est devenu le symbole du combat anti-colonial et pose la question de la place des témoins et des journalistes.
Violences en situation coloniale
La troisième partie s’inscrit dans le champ des études sur la brutalisation plus souvent consacrées aux deux guerres mondiales. Colonisation française, italienne et britannique sont tout à tour interrogées.
Concernant le « mythe d’exception coloniale française » l’auteur Olivier Le Cour Grandmaison analyse l’évolution de l’idéologie à partir des années 1880, quand la critique des massacres anciens légitime la vocation civilisatrice et l’inscription dans la doctrine républicaine du projet colonial des causes économiques de la colonisation. L’analyse porte en particulier sur les écrits d’Albert Sarrault des années 30.
On retrouve la même démarche dans l’étude de Nicola Labanca consacrée à la Libye qui révèle l’existence d’une politique de déplacements de population et de camps de concentration, le terme est de l’auteur, fondés sur la ségrégation raciale. Cet article met en parallèle cette politique et la nature fasciste du régime italien. Il insiste sur la généralisation de la répression à une population entière.
La volonté d’isoler les rebelles par la violence est aussi appliquée selon David M. Andersdon au Kenya dans les années qui précèdent l’indépendance. C’est notamment le cas de l’usage des troupes supplétives de la Kikuyu Home Guard dans la répression du mouvement Mau Mau. L’auteur montre comment les violences de part et d’autre, tolérées par les autorités britanniques transforme le pays Kikuyu en lieu de terreur.
Le désormais connu massacre des tirailleurs au camp de Thiaroye le 1er décembre 1944 a fait l’objet d’une récente polémique évoquée sur la liste de discussion de l’association (H-G-clionautes) en avril 2015. L’article d’Armelle Mabon propose une relecture des faits depuis le vécu des soldats durant le second conflit mondial. L’auteure pose la question des archives disponibles et une réflexion sur les sources.
La place des troupes coloniales dans les guerres de la décolonisation est à son tour interrogée par Nelcya Delanoé à propos des troupes marocaines engagées en Indochine. Le parcours de certains soldats qui rejoignirent le Viet-Minh permet de percevoir leur situation très contrainte jusqu’à leur retour au Maroc en 1973.
Le mérite de cet ouvrage est d’ouvrir quelques fenêtres nouvelles sur la longue histoire des colonisations.