Les Éditions Du détour ont eu la bonne idée de rééditer un ouvrage de Maurice Rajsfus, publié en 2003, par Agnès Viénot éditions. Cette nouvelle publication est accompagnée d’une préface de Ludivine Bantigny.

Retour sur un événement « oublié »

La guerre d’indépendance de l’Algérie, les historiens le savent a été terrible. Ainsi, à l’automne 2021, un communiqué de l’Élysée est revenu sur la manifestation du 17 octobre 1961 et a affirmé : « les crimes commis cette nuit-là sous l’autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République ». L’intérêt du livre de M. Rajsfus est de rappeler que la lutte pour l’indépendance a commencé bien avant le début de la guerre en 1954, qu’elle n’a pas été l’apanage du seul FLN (Front de libération nationale) et que la répression policière contre les Algériens musulmans a été forte avant cette date. Le livre est centré sur la répression policière, oubliée sinon niée, qui s’est déroulée à la fin de la manifestation du 14 juillet 1953. Répression féroce puisque sept personnes tombèrent sous les balles de la police parisienne.

Historien et militant

Ceux qui connaissent l’auteur savent qu’il a travaillé sur les violences commises par la police à différents moments du 20ème siècle. Ceux qui ne connaissent pas sa vie pourront lire sa notice dans Le Maîtron. Certains, peut-être délicats, pourront trouver qu’il a la dent dure envers les forces de l’ordre. On l’aurait à moins puisque survivant de la Rafle du Vel’d’Hiv, il n’a pas oublié que lui et sa famille furent arrêtés par des policiers français. Reste que s’il fut militant, il a été aussi un historien solide, rigoureux et des plus sérieux. On pourra le constater avec dans la collection Que sais-je ? son ouvrage sur la rafle du Vel d’Hiv.

Un 14 juillet particulier

À partir de 1936 et jusqu’au milieu des années 1950, le PCF et d’autres organisations liées au mouvement ouvrier organisent un défilé, une manifestation dans Paris, souvent entre Bastille et Nation. En 1953, le préfet de police de Paris est Jean Baylot et le secrétaire général de la préfecture de police, Maurice Papon.  Le 14 juillet 1953, en pleine guerre froide mais avant le début de la guerre d’Algérie, plusieurs milliers d’Algériens musulmans participent au défilé à l’appel du mouvement de Messali Hadj, le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques). Ils sont encadrés par un service d’ordre du MTLD et défilent pacifiquement. Des slogans hostiles au colonialisme sont lancés, la répression est dénoncée et l’indépendance réclamée. À l’arrivée place de la Nation, un violent orage éclate, des manifestants veulent se mettre à l’abri de la pluie ce qui donne lieu à des heurts avec les forces de l’ordre.

Après un temps, sans qu’il y ait de sommations, des policiers tirent sur ces manifestants. Il y a sept morts, six manifestants d’origine algérienne et un militant de la CGT. Les jours suivants, le gouvernement Laniel justifie la répression par la volonté des manifestants d’en découdre et les forces de gauche qui la dénoncent sont gênées car elles ne sont pas favorables au mot d’ordre d’indépendance du MTLD. Puis, les années passant, cet événement est oublié, occulté, nié.

Comment cela-a-t-il été possible ?

La première partie de l’ouvrage tout d’abord présente le contexte général. La timidité voire le refus de la gauche, des gauches, de reconnaître le fait colonial en Algérie. Leur incapacité à imposer en 1936 ou en 1945, l’égalité des droits dans ces départements. M. Rajsfus évoque les violences commises à partir du 8 mai 1945 à Sétif et ailleurs contre les Algériens musulmans. Il rappelle d’autres épisodes répressifs dont l’arrestation et l’envoi en résidence forcée dans la métropole de Messali Hadj, en 1952. Puis, il analyse le déroulement de la manifestation du 14 juillet 1953. La deuxième partie du livre porte sur les commentaires de la presse française quotidienne, de la presse syndicale et de la presse algérienne. Un des rares titres qui sauve l’honneur, le clionaute n’en sera pas étonné, est L’Observateur dirigé par Claude Bourdet.

L’Humanité dénonce certes la répression de la manifestation mais n’évoque pas le mot d’ordre en faveur de l’indépendance. Quant au Monde, il n’est pas à la hauteur de sa réputation. Dans une dernière partie, l’auteur présente des témoignages recueillis, cinquante ans après. Puis il revient sur les lenteurs de la justice. En effet, la femme du militant français a porté plainte. Cette plainte traine pendant de très, très longues années et n’avait pas débouché au moment où l’auteur a publié ce livre, en 2003.

Signalons l’intérêt des annexes de l’ouvrage. On y trouve des communiqués de la CGT, du MTLD, des portraits de dirigeants politiques et surtout le compte-rendu du débat parlementaire sur la répression de cette manifestation. Très intéressant débat qui voit des représentants proches du PCF, des socialistes… prendre la parole mais aussi des élus de droite. Pendant les débats de 1953, on peut percevoir la gêne de certains élus. Comment parler de ces manifestants algériens ? « Les autres… », les « Nord-Africains » dit un temps le ministre de l’Intérieur. Sont-ils Français ? Jusqu’à quel point ? Ce peut-il qu’il y ait du racisme au sein des forces de l’ordre ? Le ministre de l’Intérieur répond négativement.

Une note de bas de page revient sur un héraultais qui mérite d’être connu. M. Rajsfus rappelle la personnalité de Paul Vigné d’Octon qui utilisa, en premier semble-t-il, l’expression « faire suer le burnous » dans un livre où il dénonçait les crimes coloniaux dès 1911.

Un ouvrage qui revient sur un épisode oublié peu glorieux à l’heure où un pas a été fait par les autorités françaises (mais non par le gouvernement algérien) pour tenter d’apaiser, si cela est possible, les souffrances liées à cette guerre.