Une fresque en trente chapitres
Matthieu Auzanneau est l’auteur du blog « Oil man, chroniques du début de la fin du pétrole » publié par Le Monde depuis 2010. Journaliste, il est également en charge de la prospection au sein de Shift Project, un groupe de réflexion sur la transition énergétique.
L’ouvrage est organisé en trente chapitres pour lesquels le sommaire fournit un descriptif clair de l’ensemble avec, en général, au moins cinq sous-parties par chapitre. Autant dire que la lecture du sommaire donne déjà une bonne idée de l’ensemble. Il propose aussi un regroupement sous forme de saison pour saisir les temps du pétrole. Un cahier central présente une petite vingtaine de photographies noir et blanc. Le tout est complété par un copieux appareil de notes, une quarantaine de pages, quelques cartes et un index qui remplit parfaitement son rôle. Le livre est très plaisant à lire et contient son lot d’anecdotes, mais jamais au détriment de l’analyse.
A l’origine
Le premier chapitre récapitule quelques informations à connaître sur ce qu’est le pétrole. Ce n’est pas une matière première comme une autre, car elle est à la fois «omnipotente, polyvalente, polymorphe et omniprésente ». Cette introduction géologique précise quelques points de base : en cent cinquante ans de développement industriel, l’humanité « a pompé près de la moitié du brut exploitable sur Terre » , alors que l’évolution géologique « avait mis des dizaines de millions d’années à produire. Matthieu Auzanneau évoque ensuite 1859, « l’année zéro » du pétrole. Il faut souligner ce que cette découverte change à la vie de l’époque. Jusque-là, l’huile des baleines était très recherchée pour les chandelles, les lampes, réverbères ou pour graisser des mécanismes. Bref, comme le dit un sous-titre, le pétrole sauve les baleines. Il faut se souvenir de l’importance de Bakou à la fin du XIX ème siècle. En 1886, le pétrole qui jaillit de cette zone recrache à lui seul « chaque jour plus de pétrole que n’en produisent alors les autres zones pétrolières du monde ». La course au contrôle de l’or noir est lancée. En 1901, la Russie fournit 233 000 barils par jour contre 190 000 pour les Etats Unis.
Merci pétrole !
Matthieu Auzanneau consacre un chapitre particulier à l’automobile. « Le nombre de véhicules à moteur en circulation aux Etats-Unis passe de 45 millions en 1950 à plus de 100 millions » vingt-cinq ans plus tard ! Les hydrocarbures jouent un rôle essentiel dans l’explosion des productions agricoles. Dans le chapitre 18, on se rend compte que les applications des hydrocarbures sont multiples et cela le rend rapidement indispensable. Voici une petite liste non exhaustive des produits : disque vinyle, PVC, Tergal, Plexiglas, Kevlar ou encore Tupperware, briquet Bic et piscine gonflable.
Pétrole et guerre : un couple infernal depuis longtemps
Un chapitre traite de la première Guerre mondiale. Le pétrole révèle alors plusieurs de ses nombreux avantages : il fait moins de fumée, et rend donc les navires plus discrets ; sa fluidité permet de remplir plus facilement les réservoirs que le charbon qui doit être chargé et alimenté. Enfin, son pouvoir calorifique plus important permet de fabriquer des navires plus puissants. L’auteur rappelle aussi des faits peut-être oubliés comme la guerre du Chaco. Cette guerre entre Bolivie et Paraguay s’explique par l’espoir d’exploiter de l’or noir. Il faut savoir qu’en 1939 les Etats-Unis contrôlent 60 % des extractions mondiales. Cette donnée permet aussi de revisiter certains aspects de la guerre. Comme le dit l’auteur la « guerre éclair est la tactique nécessaire d’une armée limitée en carburant ». On prend conscience de l’importance du pétrole quand on lit que « la moitié du tonnage des équipements envoyés depuis les Etats-Unis à travers l’Atlantique et le Pacifique est constituée …de pétrole ». Cet aspect stratégique se retrouve aussi en Asie car dès septembre 1945, un quotidien nippon résumait la situation en disant : « Ce fut une guerre commencée dans un combat pour le pétrole et achevée par le manque de pétrole ».
Pétrole et géopolitique
Dans le chapitre sept est abordé le cas de l’Irak. « De par sa conception, l’Irak est une nation divisée, presque une chimère de nation inventée afin de permettre aux Anglais de régner paisiblement sur les sous-sols compris à l’intérieur de ses frontières dessinées ailleurs ». L’auteur développe les liens très étroits entre Etats-Unis et Arabie Saoudite qui existent depuis 1945. L’auteur souligne l’importance de Ghawar qui va fournir près de 60 % des extractions saoudiennes. Progressivement le rapport de force commence à basculer. En 1948, 6 % du pétrole nécessaire aux Etats-Unis provient d’en dehors des Etats-Unis et pas plus de 8 % de ce brut d’importation provient d’Arabie Saoudite. Mais les choses sont claires dès le départ : le pétrole « paye la sécurité de la famille royale et le roi arrose ses clans alliés ». Matthieu Auzanneau résume la situation utilement en disant « le pétrole n’est pas le seul ni le plus manifeste des mobiles de l’interventionnisme américain », mais « c’est pour Washington un mobile constant, nécessaire au bon fonctionnement de sa machine de guerre et de paix ».
Pétrole et coups tordus
L’or noir et sa convoitise ont donné naissance à toute une série de coups tordus. La figure de John D Rockfeller n’en sort pas vraiment grandie et le livre revient ensuite sur l’accord « Tel Quel » de 1928. Il concerne les quinze plus grandes compagnies américaines et englobe la quasi totalité de la production mondiale de brut en dehors de l’URSS. Il faudra attendre 1952 pour que cet accord soit éventé ! On découvrira aussi les mécanismes de « l’astuce en or » (page 229) façon de faire payer le pétrole par les contribuables américains.
On pourra aussi dans la famille des coups tordus convoquer l’opération Ajax de 1953 en Iran. Rappelons aussi que de 1945 à 1973, le prix du baril demeure constant : tout cela s’explique par le fait qu’il n’y avait pas de concurrence mais une entente : c’est l’épisode des Sept Soeurs. Si l’on en veut encore un exemple, on pourra se pencher sur la mort plus que suspecte d’Enrico Mattei en 1962.
S’émanciper grâce au pétrole ?
L’auteur s’intéresse dans le chapitre seize à la création de l’Opep. En 1960, cinq pays qui détiennent, mais ne contrôlent pas, 80 % des réserves de brut se réunissent. Matthieu Auzanneau développe dans le chapitre suivant des entrées par pays avec les cas de l’Algérie, du Nigeria et du Gabon, de la Libye pour montrer comment la ressource est utilisée en cette fin des années soixante, début soixante dix. Le récit débouche alors sur la situation à la veille du choc pétrolier. Si cette époque est synonyme pour les consommateurs d’augmentation des prix, cette réalité n’est pas forcément négative pour les industries pétrolières occidentales qui retardent ainsi de plusieurs décennies leur déclin.
Regarder ailleurs
La conquête du pétrole se déroule maintenant vers d’autres horizons avec des moyens techniques importants. Ces explorations sont une des conséquences du choc de 1973 on regarde du côté de l’Alaska. Même si le baril de Brent coûte dix fois plus cher à extraire que le pétrole d’Arabie Saoudite, son exploitation est bien une réalité. Pourtant, « pour la première fois, il faut déployer une flotte de plate-formes arrimées au plateau continental par 80 mètres de fond ». Les nouvelles régions pétrolières échappent en tout cas au contrôle de l’Opep. Le prix du baril augmente et passe de 14 dollars en 1978 à plus de 31 l’année suivante.
Etats-Unis, pétrole et géopolitique.
Le livre de Matthieu Auzanneau aborde évidemment les relations troubles entretenues par les Etats-Unis avec un certain nombre de dictatures du Moyen Orient. On découvre alors que dès 1976, de nombreuses figures des années Bush sont déjà dans les cercles du pouvoir : Donald Rumsfeld, Dick Cheney ou Paul Wolfowitz. L’auteur retrace aussi combien, pendant un temps, les talibans ont été financés et armés par les Etats-Unis, car ils avaient l’avantage d’être anti-communistes. Dans la même veine cynique, on voit l’importance de la guerre Iran-Irak financée parfois des deux côtés, histoire d’être sûr qu’aucune puissance régionale n’émerge. Le chapitre vingt-quatre s’intéresse à la guerre du Golfe où l’on s’aperçoit, entre autres, que la propagande a été la chose la mieux partagée. Il faut souligner que d’août 1990 à février 1991, Washington ne rejette pas moins de onze propositions de paix avancées par l’Irak mais aussi par la Jordanie ou le Maroc. La suite du livre articule relations internationales et pétrole et permet une relecture de cette époque. Le chapitre 28 traite du 11 septembre 2001 et le qualifie de « Pearl Harbor dévoyé ».
Le livre traite aussi les sujets les plus actuels comme la question du pétrole de schiste ou la situation délicate de l’Union européenne car ses trois sources majeures de pétrole sont mal en point ( mer du Nord, Algérie et Libye).
A la fin du livre, on peut s’interroger pour savoir si la place du pétrole dans nos sociétés a changé. surtout lorsque l’on lit que «les trois sources d’énergie carbonées, fossiles et épuisables » continuent de fournir jusqu’à aujourd’hui « les quatre cinquièmes de l’énergie produite par l’humanité : exactement comme en 1973 ; et entre-temps cette production d’énergie » a doublé. Lorsqu’elle fait la guerre, l’armée américaine consomme 400 000 barils par jour soit l’équivalent des besoins de la Suède !
Cette fresque de Matthieu Auzanneau se lit avec grand plaisir grâce à des éclairages variés. Le lecteur navigue à travers le monde, même si certaines zones du globe concentrent logiquement l’attention, comme le Moyen Orient.
© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes.