Professeur émérite à l’université de Paris X-Nanterre, Pierre Riché a publié de nombreux ouvrages sur le Haut-Moyen Age et d’autres études devenues célèbres. On peut citer par exemple Éducation et culture dans l’Occident barbare (1962), ou bien encore Les Carolingiens, une famille qui fit l’Europe (1997) ou plus récemment, les Lumières de l’an mille (2013).
Le dernier ouvrage de Pierre Riché reste conforme à ses précédentes productions : une œuvre d’une grande richesse et d’une rigueur scientifique à toute épreuve. Le texte, très agréable à parcourir, est une véritable invitation à s’immerger au cœur du Moyen-Age. Durant les treize chapitres (faut-il y voir un signe d’espièglerie de l’auteur ?) qui composent cette étude, rien n’est fastidieux, ni rebutant. Encore moins « moyenâgeux ». Il est vrai que les études historiques portant sur cette période peuvent effrayer celles et ceux qui souhaitent s’y frotter un tant soi peu. Pourquoi donc ai-je pressenti cette sensation de proximité avec cette époque ? Tout simplement par la présence d’une anthologie de textes qui nous permettent de comprendre les luttes de l’Église durant le Moyen-Age. Mais quels ont été ces combats auxquels elle doit faire face ? Durant un millénaire, du Ve au XVe siècle, L’Église se démène devant l’ampleur de la tâche à accomplir. C’est d’abord la conversion des Barbares et l’éradication de l’idolâtrie qui accaparent son énergie. C’est ensuite la volonté implacable d’imposer la toute-puissance de la Papauté sur les rois. Il faut également mener de front l’élimination des dissidences théocratiques et rallier à sa cause les Églises. L’hégémonie de l’Église passe également par la mise en place d’une éducation des clercs, puis des laïcs. Il faut également lutter contre les hérésies qui pullulent et la violence des seigneurs. Sans parler des croisades et du combat contre les Juifs. Ainsi donc, ce millénaire va modeler les consciences et les esprits pour déboucher sur une nouvelle spiritualité. Nouvelles façons de penser et de croire, nouvelles pratiques favorisent un terreau qui, au XVIe siècle, débouche sur le schisme incarné par Luther.
LE MATCH BARBARES VS ROME
C’est au IVe siècle que débute la véritable histoire de l’Église avec l’avènement de l’empereur Constantin Ier (306-337). Les persécutions contre les chrétiens cessent par l’édit de Milan qui leur octroie la possibilité de professer leur religion librement. Théodose Ier, le successeur de Constantin, confirme cette tendance en faisant du christianisme une religion d’État. Il faut une ville pour assoir cette nouvelle politique. Constantin jette alors son dévolu sur la ville rebaptisée pour l’occasion Constantinople comme seconde capitale de l’Empire et ville de l’Empereur. Rome, pour sa part, devient la ville du Pape en 395. Théodose décide de scinder son empire en deux entre ses fils : A Honorius revient l’Occident, à Arcadius l’Orient. Il s’agit d’une première scission. Elle va durablement marquer les esprits puisque L’Église romaine va progressivement s’opposer à de Byzance, nom grec de Constantinople. A l’opposé de la Méditerranée, les peuples germaniques stationnés derrière le limes se mettent en mouvement. Les relations entre les Romains et ces peuples étaient fréquentes. Ces derniers s’installent parfois en Gaule romaine, par le biais d’un traité qui faisait d’eux, des « fédérés ». Ils servaient également dans l’armée romaine. Mais vers 378, après avoir demandé asile à l’Empereur face à la poussée des Huns, les peuples germains traversent le Rhin et battent l’armée romaine. A partir de 406, les invasions et refoulements se succèdent jusqu’à la prise de Rome en 410. Les élites interprètent cette chute comme la fin du monde. Rien de tel pour saint Augustin qui rédige alors la Cité de Dieu. Il ne s’agit pas de la fin de l’Empire d’Occident. Les Romains tentent de résister avec plus ou moins de succès depuis de nombreuses années. C’est finalement la prise de Ravenne en 476 qui signe définitivement la fin de l’Empire d’Occident. Seul lui survit alors l’Empire d’Orient. L’Église entre alors en scène à ce moment précis. Elle souhaite convertir au catholicisme les chefs barbares. C’est un enjeu majeur car ils possèdent la force militaire et représentent une protection non négligeable pour L’Église. Le travail de conversion est à moitié réalisé car, même jusqu’aux confins des marches germaniques, le christianisme a atteint par capillarité les élites barbares. Un problème demeure cependant mais il sera vite surmonté. Les Barbares ont été convertis par l’hérétique Aerius. Ils considèrent donc le Christ comme un homme exceptionnel mais pas comme le fils de Dieu. Qu’à cela ne tienne. Leur premier chef païen, un certain Clovis, se convertit. Il devient le premier souverain catholique, roi des Francs saliques. Avit de Vienne, n’ayant pu assister au baptême, relate la cérémonie par une lettre au roi (texte 4, chapitre I). Devant la puissance de l’Église et la magnificence qu’elle représente alors, les chefs barbares embrassent progressivement le catholicisme à la fin du Ve siècle. Sous Grégoire Ier dit « le Grand » (580-604), l’Église tente de convertir les peuples d’outre-manche. Une mission de moines romains entreprend alors ce long travail. Trois siècles plus tard, un moine anglo-saxon appelé Boniface part pour le continent et débute un travail de conversion de certaines peuplades germaniques. Puis, au IXe siècle, c’est au tour du peuple des « Avars » de devenir catholique. Cependant, ce travail est long et nécessite une débauche d’énergie considérable. La greffe a pris mais les fruits tardent à venir. L’Église doit faire face à des résurgences ténues de croyances et superstitions diverses (voir par exemple le texte 2 du chapitre II où saint Eloi, ministre du roi Dagobert, nommé évêque par lui, tente de convertir les populations de son diocèse).
AFFAIBLISSEMENT DE L’ÉGLISE PUIS RETOUR EN FORCE
Mais c’est d’outre-manche que le renouveau arrive. L’église mérovingienne est, à cette époque, en pleine déshérence. Un moine Irlandais, Colomban arrive à Luxueil, au Sud des Vosges et y introduit une pénitence stricte, fait l’éloge de la pauvreté et suit avec rigueur les principes évangéliques concernant la richesse. Il rencontre un vif succès auprès des aristocrates mérovingiens. Avec l’avènement des Carolingiens, les évêques deviennent des hommes puissants et dotés de privilèges importants, donc riches. D’où l’importance du combat pour la pauvreté mené par l’Église durant tout le Moyen-Age. L’Église d’Occident va, par la suite, étendre sa suprématie surtout lorsque les bureaux de la papauté, situés au Latran, confectionnent de toute pièce « la Fausse donation de Constantin ». Ce faux document présente les volontés de l’empereur Constantin en partance pour Constantinople qui aurait fait don de tous les territoires de l’Orient au pape ! Selon les spécialistes, ce document serait à l’origine des théocraties pontificales des XIIe et XIIIe siècles. Puis, peu à peu, l’Église se détourne des Byzantins et s’allie avec les Carolingiens. Ces derniers aident à la création des premiers États pontificaux qui perdureront jusqu’en 1870. C’est d’ailleurs le pape Léon III qui sacre Charlemagne empereur d’Occident en l’an 800. A cette date, il y a par conséquent deux empires et deux Églises rivales. La fin de l’empire carolingien sape les fondements de L’Église. De nouveaux « barbares », hongrois, sarrasins, vikings envahissent l’Occident. Les disputes entre rois finissent d’achever la puissance de l’Église. Les évêques en profitent pour asseoir leur puissance, tandis que les clercs essaient de capter les héritages. La papauté sombre dans l’anarchie. Preuve en est : entre 896 et 1049, 42 papes se succèdent sur le siège de Saint-Pierre !
RENOUVEAU ET HÉGÉMONIE
L’avènement des empereurs Otton Ier, Otton II et Otton III ainsi que le développement des abbayes clunisiennes permettent à L’Église de recouvrer des forces. La fin du Xe siècle et les débuts du siècle suivant sont un moment « d’éclaircie ». Otton III, qui estime être un nouveau Constantin, décide de nommer comme successeur le très savant Gerbert d’Aurillac. Il lui demande de prendre le prénom Sylvestre en l’honneur du pape contemporain de Constantin. Par la suite, le contexte géopolitique est favorable à L’Église. Les marges de la Chrétienté sont repoussées au Danube et à la Vistule grâce à la conversion de la Pologne. Dans le royaume de France, les évêques imposent la « paix de Dieu ». Mais, à partir de 1030, une nouvelle crise s’ouvre. En effet, Grégoire VII (1073-1085) estime, par la « fausse donation de Constantin », être le maître de l’Europe. Il n’hésite pas alors à affronter les rois ; envoi des légats et missionnaires s’ingérer dans les affaires intérieures des pays riverains. Ainsi, jusqu’au XIIIe siècle, ses successeurs reprennent le flambeau afin d’asseoir la toute puissance de la papauté. Pendant plus de deux siècles, L’Église est à son apogée : réunions de plusieurs conciles ; rôle capital des ordres monastiques ; création des ordres clunisiens et cisterciens avec Saint-Bernard comme figure de proue ; création des dominicains et franciscains avec l’appui notamment du pape Innocent III ; rôle crucial des universités. C’est également l’époque où l’Église tente de lutter contre la brutalité des mœurs.
NOUVEAUX COMBATS
Cependant, les luttes se déplacent vers d’autres sujets. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny les nomme : les juifs, les hérétiques et les Sarrasins. Mais il existe d’autres menaces pour l’Église que Pierre Riché appelle les «cavaliers de l’Apocalypse» : le sexe et la femme. Les derniers siècles tardifs (XIVe et XVe) connaissent un prolongement des combats précédemment menés par l’Eglise. Mais il s’agit, également, de la naissance d’un « esprit laïc ». C’est aussi le temps de la papauté d’Avignon (1316-1367) ; du grand Schisme, puis du conflit exacerbé entre les papes d’Avignon et Rome (1378-1417). Mais les luttes se déroulent aussi entre les papes et les conciles qui tentent de réformer l’Église et de faire la paix avec l’Orient. Rome sort pourtant très affaiblie de tous ces conflits. L’Occident connaît une nouvelle spiritualité. Les scolastiques des universités sont peu à peu remplacés par ce que l’on appelle la devotio moderna qui trace la route, sans le savoir peut-être, à une autre Église. Enfin, n’oublions pas les «misères du temps», comme la Guerre de Cent ans ; les crises politiques, la déstabilisation des campagnes et des villes (peste noire), etc. Les princes en profitent alors pour bâtir leur propre pré carré et des états modernes. On entre alors dans une autre histoire.
L’ouvrage est donc très agréable à lire. Les textes qui concluent chaque chapitre nous permettent de mettre en perspective le contexte dans lequel l’Église a mené ses divers combats. On possède ainsi, sous la main, la matière première de l’historien, c’est-à-dire les sources elles-mêmes ! C’est toute l’ingéniosité de l’auteur que de nous offrir cette ressource première afin de l’appréhender de manière critique.
Bertrand Lamon