La revue « Chroniques d’Histoire Maçonnique »
La revue « Chroniques d’Histoire Maçonnique » – ou CHM pour les initiés – (publiée depuis 1982) est présentée par le service de presse de l’association Les Clionautes, dans le cadre de la rubrique La Cliothèque, depuis avril 2012 (n° 70). Cette revue réunit des travaux de chercheurs français (pour la plupart) sur les évolutions historiques de la Franc-Maçonnerie française, liée à la plus importante obédience française : c’est-à-dire le Grand Orient De France ou GODF. L’abonnement annuel à la revue Chroniques d’histoire maçonnique comprend 2 publications semestrielles par an (Printemps-Été et Automne-Hiver) éditées en décembre et juin. Cette revue est réalisée avec le concours de l’IDERM (Institut d’Études et de Recherches Maçonniques) et du Service Bibliothèque-archives-musée de l’Obédience du Grand Orient De France (GODF). L’éditeur délégué est Conform Edition.
Ce numéro des « Chroniques d’Histoire Maçonnique » n° 94 (Automne-Hiver 2024) : « Orients extrêmes », dernière parution de l’année 2024, est composé de l’habituel avant-propos du Comité de rédaction, d’un dossier comportant 2 articles mais aussi la nouvelle rubrique intitulée Chantier en cours. Le premier article de la rubrique « Dossier » est rédigé par François Delon : La loge « L’Avenir Khmer » et le second à La double typologie des Chinois concernés par la franc-maçonnerie au XIXe siècle par Emmanuel Jourda. Après cet article, la dernière rubrique « Chantier en cours » est consacrée au Jansénisme et franc-maçonnerie au XVIIIe siècle : un chantier à rouvrir par Éric Saunier.
DOSSIER
« Orients extrêmes »
Les colonies françaises, et plus particulièrement l’Indochine comptent parmi les chantiers qui sont actuellement les plus investis par la recherche historique sur la franc-maçonnerie. C’est assurément dans la continuité de cet intérêt renouvelé que se situe ce numéro 94 des CHM, dont les deux contributions qui constituent le Dossier s’attachent, pour la première fois à présenter la vie et le personnel du principal atelier implanté au Cambodge par le Grand Orient de France au début du XXe siècle, et pour la seconde à la diffusion du fait maçonnique en Chine. Le numéro s’achève par une contribution qui, en raison de sa thématique, sur les causes de la pénétration de la franc-maçonnerie dans les milieux jansénistes, devait intégrer la rubrique « Chantier en cours ». Entré dans la recherche maçonnique assez récemment, le sinologue Emmanuel Jourda (1972-2024) s’intéressait à la question encore très peu explorée de l’adaptation et de la diffusion de la sociabilité et de l’initiation maçonniques en Chine. Disparu le 18 juin 2024, à l’âge de 52 ans, ce numéro lui est dédié dans lequel on pourra lire sa dernière contribution à la recherche historique et sur la franc-maçonnerie.
I- La loge « L’Avenir Khmer » (par François Delon)
- Les modalités de la création de la future loge « L’Avenir Khmer » :
Le 2 février 1906, à l’invitation du Frère Boutier, se réunirent à son domicile du quai Piquet, huit maîtres francs-maçons résidant à Phnom-Penh afin de rechercher ensemble les moyens de fonder une loge maçonnique dans cette ville qui offrait l’avantage d’être à la fois la capitale du Cambodge et la résidence de son roi, de sa cour et de son gouvernement ainsi que le siège du Protectorat français contre « un milieu de réaction et de cléricalisme militant ». Ils décidèrent d’adopter le Rite Français avant d’élire à l’unanimité leur premier collège d’officiers de la loge. La loge provisoire choisit comme titre distinctif le nom d’Avenir Khmer tandis que le Vénérable Maître acceptait de l’accueillir provisoirement dans un de ses locaux. Elle élabora enfin un Règlement Particulier en 30 articles, qui devait être homologué par le Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France (G.O.D.F.), le 15 avril 1907. En conséquence, le Vénérable Boutier adressa, le jour même, au Secrétaire Général du G.O.D.F. leur demande de « formation d’une Loge à l’Orient de Phnom-Penh en priant le Conseil de l’Ordre de les autoriser à s’installer eux-mêmes ». Il espérait également une réponse rapide car il souhaiter profiter de la venue au Cambodge en mai du Gouverneur Général de l’Indochine (octobre 1902- février 1907), le Frère Paul Beau (1857-1926), pour obtenir, comme la Loge de Saigon, une « subvention pour faire construire un local ». À la suite de la décision favorable du Conseil de l’Ordre prise lors de sa séance du 20 mars et l’envoi, le 6 avril, d’un « colis spécial » (« titre constitutif, diplômes des Fondateurs, 3 rituels symboliques, 3 Constitutions, un registre matricule, etc. »), la Loge L’Avenir Khmer fut donc constituée le 17 avril 1906 ainsi que le relate son Procès-Verbal d’Installation. L’Atelier se réunissait provisoirement dans un local, situé rue de la Digue, les 2e et 4e samedi du mois, à 9h du soir.
- La création de la Société Civile Immobilière pour la construction du Temple et celle de la Bibliothèque populaire :
Pour acquérir un local pour leurs réunions, les Frères de L’Avenir Khmer décidèrent, le 2 mars 1907, de créer une Société Civile Immobilière après avoir, dès septembre 1906, demandé au Secrétariat du G.O.D.F. de leur « faire parvenir quelques modèles de statuts ». Lors d’une Assemblée Générale, le 4 avril 1907, fut ainsi constituée la Société Civile L’Avenir Khmer (Art. 2 des Statuts) d’une durée de 99 ans et dont le siège se trouvait rue de la Digue à Phnom-Penh (Art. 3). Son capital de 150 000 francs (Art. 4) était divisé en 150 actions de 100 francs chacune qui pouvaient uniquement être souscrites par des Maçons (Art. 5). La Société était administrée par un Comité de Direction composé de trois membres pris parmi les actionnaires titulaires d’au moins 5 actions et nommés par l’Assemblée Générale pour 3 ans et rééligibles. Environ six mois plus tard, après recherches et tractations, la Société Civile acheta au Cercle de Phnom-Penh un terrain « situé en plein centre-ville, de la capitale du gouvernement royal et du protectorat français du Cambodge ».
Le 10 juillet 1906, la Loge informa le Conseil de l’Ordre de sa décision de se doter d’une bibliothèque et se permit de faire appel à lui pour « des dons de livres et l’envoi de la collection complète des Bulletins et Travaux du G.O.D.F. et des Comptes rendus du Convent ». Dans sa réponse, le 15 novembre 1906, celui-ci précisa qu’il pourrait peut-être mettre à sa disposition les comptes rendus des derniers Convents à condition que la Bibliothèque soit réservée aux seuls Francs-Maçons. Malgré ce manque de soutien des instances dirigeantes de l’Obédience, la Loge réussit à créer sa Bibliothèque Populaire qui fut donc inaugurée le 15 novembre 1911. Ouverte au public (européens comme asiatiques) deux jours par semaine, elle disposait « de plus de 2000 livres d’un choix très judicieux et de nombreux illustrés dans une salle équipée de tout le confort moderne avec éclairage et ventilateurs électriques. Les lecteurs pouvaient en outre demander le prêt gratuit et renouvelable de trois livres ».
- Travaux et Fêtes Solsticiales :
À plusieurs reprises, la Loge ne manqua pas de transmette au Conseil de l’Ordre les résultats des réflexions qu’elle avait conduite au cours de ses tenues en complément aux cérémonies. Ainsi, le 14 novembre 1922, son secrétaire adjoint lui communiqua les travaux d’augmentation de salaire des compagnons portant respectivement sur les origines du Christianisme et sur l’abaissement du niveau social après la Grande guerre de 1914-1918. Chaque année, la Loge organisait également deux banquets solsticiaux : celui d’hiver était un banquet d’Ordre fermé aux profanes alors que celui d’été était ouvert aux familles des Frères.
- Des relations complexes et souvent décevantes avec l’administration coloniale mais une lutte sans relâche contre les missions catholiques :
Le 18 octobre 1932, la Loge adressa au Conseil de l’Ordre un vœu appuyant la candidature de l’ancien député socialiste Alexandre Varenne (1870-1947) au poste de Gouverneur Général de l’Indochine qu’il avait déjà occupé de novembre 1925 à janvier 1928 et dès qu’il serait rendu vacant par le départ de son successeur considéré comme réactionnaire, Pierre Pasquier (1877-1934), un administrateur colonial, Gouverneur Général jusqu’à sa mort accidentelle. En en prenant acte, le Conseil de l’Ordre leur rappela qu’ils avaient pourtant sévèrement condamné l’action du F:. Varenne dans un précédent vœu, le 16 septembre 1926, avec pour preuve à l’appui l’original !
Dès le 23 juin 1907, la Loge émit un vœu pour que « les lois sur les associations ainsi que les décrets s’y rapportant soient promulguées en Cochinchine et que désormais les écoles laïques de la colonie soient neutres au point de vue religieux ».
- Un rôle actif dans les projets d’organisation des Loges indochinoises :
Lors des discussions préparatoires au Convent de 1906 où devait être abordé la question des congrès régionaux et d’un hypothétique congrès des loges coloniales, L’Avenir Khmer formula donc, le 23 septembre, la requête suivante auprès du Conseil de l’Ordre de se faire poster un exemplaire des statuts des congrès de France. Dans sa réponse formulée en ces termes, le Secrétariat du G.O.D.F., le 31 octobre, ne s’opposa pas à leur initiative et, en conséquence, le 29 mars 1907, le Vénérable Maître Brisac exprima le souhait que les Loges indochinoises forment désormais une région distincte.
- Les membres de la loge L’Avenir Khmer :
- Les Vénérables et les effectifs de l’atelier :
16 Vénérables se succédèrent dans la Chaire entre 1906 et 1939. Hormis Lucien Brisac qui joua un rôle déterminant dans la création de la Loge et la construction du temple, la personnalité la plus emblématique demeure Lucien Barberot qui demeura 15 années à la tête de l’atelier entre 1923 et 1939.
Les effectifs de la loge ont été d’une trentaine de Frères furent enregistrés à la matricule : 35 membres au 1er janvier 1908, 31 membres au 15 août 1909 et 33 membres au 1er janvier 1936 répartis comme suit dont 29 Initiés par la Loge et 4 affiliés.
- Les candidatures de profanes acceptés, ajournés ou refusés :
Les candidatures de profanes acceptés sont des dossiers d’admission et des Avis d’Initiation qui permettent d’appréhender les profils de 63 des 65 profanes qui furent admis par la Loge entre 1906 et 1937. Tous les candidats étaient originaires de métropole à l’exception de 2 des Indes françaises (Pondichéry et Karital) et respectivement 1 de Fort-de-France, Saint-Denis de la Réunion et Alby (Suède) contre 1 seul de Saïgon. Treize des impétrants avaient moins de 30 ans et 36 moins de 40 ans contre 13 de moins de 50 ans. À l’exception de 4 d’entre eux, les autres postulants étaient tous des agents des différents secteurs de l’administration coloniale. 48 de ces profanes étaient domiciliés à Phnom-Penh et 11 dans différents districts du Cambodge contre 2 à Saïgon et 2 à Vientiane et dans le bas Laos.
Les candidatures de profanes ajournés ou refusés sont des dossiers d’admission (1906-1910, 1923 et 1928-1929) qui permettent également d’évaluer le profil de 11 profanes, occupant des emplois subalternes à l’exception d’un médecin peu scrupuleux, qui n’ont pas été acceptés pour les raisons suivantes : instruction rudimentaire, manque de conviction et de sincérité dans leur démarche, moralité douteuse, convictions catholiques et recherche d’avantages matériels.
- Les affiliations permettent de suivre le cursus maçonnique de 39 des 43 affiliés à partir des dossiers d’admission et des Avis d’Affiliation (1907-1935). Tous les candidats étaient originaires de métropole à l’exception de l’unique ressortissant indochinois de L’Avenir Khmer, Victor Tran Quang Tru, qui avait reçu ses trois grades à une Loge, à Marseille. Neuf des impétrants avaient moins de 30 ans et 17 de moins de 40 ans contre 13 de moins de 48 ans. À l’exception de 3 d’entre eux, les autres postulants étaient tous des agents des différents secteurs de l’administration coloniale. Trente de ces membres étaient domiciliés à Phnom-Penh et 8 dans différents districts du Cambodge tandis qu’1 résidait à Madagascar. 25 affiliés provenaient de Loges métropolitaines, dont 3 de la G.L.D.F., et 14 d’ateliers indochinois. Deux, enfin, étaient issus de La Volonté (Tunis) et d’Insrina (Tananarive). Quatre appartenaient aussi à des Ateliers supérieurs : 1 au 30e, 2 au 18e), 1 au 4e. Six reçurent les grades de Compagnon et de Maître au sein de L’Avenir Khmer et 2 y furent seulement élevés à la Maîtrise.
- Les démissions et les radiations :
Des Avis de Démission mentionnent que 29 Frères quittèrent la Loge entre 1907 et 1931 dont l’un des fondateurs. 24 Frères démissionnèrent en raison de leur mutation professionnelle qui les amenait à quitter définitivement le Cambodge tandis que le départ de 5 autres résultait d’une situation conflictuelle. Les Avis de Radiation, pour les années 1909, 1911, 1929, 1930 et 1939, concernèrent 10 Frères pour des arriérés de cotisations dont, l’unique ressortissant indochinois, Victor Tran Quang Tru radié le 13 juin 1929 « radié pour un arriéré de huit trimestres », soit deux années complètes.
En conclusion, L’Avenir Khmer semble avoir repris une activité au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale puisqu’elle fut représentée aux Convents du G.O.D.F. en septembre 1947 (15-19 septembre) par le médecin André Marchives, affilié le 12 décembre 1935 ainsi qu’en septembre 1948 (20-25 septembre) par le receveur de l’enregistrement Lucien Barberot, affilié le 22 septembre 1922 et personnalité incontournable de la Loge.
II- La double typologie des Chinois concernés par la franc-maçonnerie au XIXe siècle (par Emmanuel Jourda)
Au détour de sa thèse soutenue en 2015 à l’université de Leiden (Pays-Bas), sur les réseaux francs-maçons néerlandais en Asie du Sud-Est entre 1735 et 1853, Andréa Angela Kroon déborde sa période et sa zone étudiées pour relever l’existence d’une poignée de Chinois initiés ou concernés par la franc-maçonnerie au XIXe siècle. Cet article vise à poursuivre le repérage et l’identification de ces Chinois, en croisant la littérature sinologique et maçonnique. Cette approche a pour objet la mise en série et la contextualisation de leurs parcours situés dans les interstices du rapport complexe de la Chine et de l’Occident.
Les données ainsi collectées permettent d’établir pour la première fois une esquisse prosopographique d’une vingtaine d’individus répartis tant en Asie du Sud-Est (Indes néerlandaises et Singapour) et en Chine méridionale (Hongkong, Canton, Xiamen) qu’en Europe (France, Grande-Bretagne) et aux États-Unis d’Amérique, pour une période couvrant tout le second XIXe siècle. La démarche autorise à formuler des hypothèses quant à l’identité de ceux pour lesquels subsistent des doutes. Pour certains d’entre eux, leur implication maçonnique semble être le fruit d’une histoire isolée. Pour d’autres, elle parait résulter de trajectoires familiales ou de dynamiques collectives. Cependant, leur double typologie ne réside pas en ce point. Elle découle d’un rapport Occident-Chine à double entrée : d’une part, celui de l’expansion occidentale en Asie, tant sur le plan économique et colonial qu’intellectuel – l’orientalisme. D’autre part, de l’ouverture de la Chine à la modernité mécanique et diplomatique occidentale pour en contrer les effets.
La présentation des parcours de ces Chinois est réalisée suivant un plan chrono-thématique autour de ces deux axes. Ils permettront à l’issue de nourrir la réflexion sur la complexité de la mise en œuvre de l’universalisme/cosmopolitisme maçonnique appliqué à l’altérité chinoise à cette époque. Au cours du XIXe siècle l’expansionnisme européen en Asie fait progressivement du pourtour de la mer de Chine méridionale une méditerranée coloniale informelle. Les réseaux marchands chinois qui y sont implantés depuis bien plus longtemps s’adaptent à cette nouvelle réalité, tels des emporia in imperiis, dont ils profitent.
Ce panorama reste embryonnaire en raison des lacunes historiographiques, et soulève autant de questions qu’il apporte de réponses. Le résultat obtenu au travers de ces Chinois concernés par la franc-maçonnerie au cours du second XIXe siècle caractérise néanmoins deux processus distincts autour de la rencontre/confrontation Orient-Occident : l’expansion coloniale occidentale en Asie et la réponse que la Chine tente d’y apporter. Cette double dynamique, qui ne s’appréhende qu’en croisant des données et en suivant des parcours variés sur plusieurs continents, reste invisible pour toute approche disciplinaire cloisonnant les métropoles et les espaces coloniaux. Les éléments collectés et sériés tracent les contours de ce qui s’avère être bien plus qu’une anecdote historique, au regard du faible nombre de cas détectés. À l’aune de ces recoupements, se révèle ce qui pourrait s’apparenter à une micro-histoire globale nichée au cœur et reflet d’une mondialisation asymétrique, mais à double entrée, entre la Chine et l’Occident. D’autres études de cas seront toutefois nécessaires pour affiner les mécanismes collectifs et individuels en jeu, et identifier les critères d’inclusion et d’exclusion des Chinois en maçonnerie dans des configurations locales particulières. Elles permettront de confirmer, infirmer ou nuancer les inférences proposées ici de manière souvent exploratoire. L’étude des deux lignes de force proposées donnent déjà corps à une aspiration à un universalisme maçonnique depuis la fin du XVIIIe siècle, à la fois éthéré et archétypal face à l’altérité du monde. On retrouve la notion d’élite collaborative car les Chinois concernés ont comme point commun de représenter un intérêt, quel qu’il soit, pour des groupes ou des individus, dans des territoires divers, suivant des expressions coloniales ou orientalistes spécifiques. En effet, il convient de souligner l’importance, surtout en zone anglophone, de la maitrise des langues, des mœurs et des croyances occidentales de la part des Chinois sont pour beaucoup dus à l’action des missionnaires, notamment protestants, tant en Asie qu’en Occident. Les évangélistes coloniaux peuvent ainsi être considérés sous cet angle comme des producteurs de critères culturels d’inclusion maçonnique. De plus, la notion d’ordre stratégique, qui se révèle au gré de l’apparition de la Chine sur la scène internationale, est au cœur des rivalités entre puissances occidentales. Dans cette perspective, les initiations de Chinois font des loges un canal militaro-diplomatique officieux qui se superpose au du canal militaro-diplomatique officiel.
L’ensemble alimente l’hypothèse d’un universalisme maçonnique qui prend localement la forme d’un ornementalisme, autrement dit d’une recherche de pairs appartenant à une élite dans l’altérité mondiale, à partir d’attentes sociologiques, culturelles et politiques purement occidentales.
CHANTIERS EN COURS
* Jansénisme et franc-maçonnerie au XVIIIe siècle : un chantier à rouvrir (par Éric Saunier)
La recherche sur l’étude des liens entre jansénisme et franc-maçonnerie découle des résultats d’une enquête ancienne fondée sur l’approche prosopographique d’une quarantaine de moines francs-maçons normands. Cette enquête a été construite, d’une part par le résultat de recherches individualisées que permettent les tableaux de loges dans le fonds maçonnique de la BNF, d’autre part avec les apports de travaux portant sur les parcours de la vie religieuse des moines qui appartenaient à la Congrégation des bénédictins de Saint-Maur au XVIIIe siècle, une congrégation qui a fourni à elle seule presque le tiers des hommes d’église initiées dans les loges qui étaient installées dans une province du royaume caractérisée par la forte cléricalisation du recrutement maçonnique. Cette présence témoigne de la faible propension du clergé français à se soumettre aux deux condamnations papales de l’Ordre des francs-maçons fulminées en 1738 puis en 1751.
Si elle offre un éclairage précis sur un mode de diffusion du fait maçonnique dans les milieux jansénistes dont il conviendrait de vérifier la généralisation, la prosopographie de ces moines permet aussi de suggérer des pistes pour répondre à la question historiographiquement importante de leurs motivations d’entrer en franc-maçonnerie. L’historien Pierre Chevallier y voyait le signe de la crise morale de la vie conventuelle au siècle des Lumières. Sans que l’hypothèse soit à écarter, la prosopographie de ces mauristes incite plutôt à lui préférer celle d’une preuve de la contagion vers le monde monacal du désir de voir s’affirmer des pratiques associatives plus démocratiques reposant sur le mode électif. Il est en effet essentiel de remarquer que le choix entériné par la réforme du Grand Orient de France est aussi celui que l’on veut imposer dans la Congrégation au moment où arrive la vague d’adhésion à la franc-maçonnerie des années 1780, provoquant d’ailleurs de graves troubles qui transforment également les loges en havres de paix que pouvaient aussi apprécier les Mauristes.
Au désir de vivre dans des lieux associatifs acceptant la démocratisation, la sociabilité des loges maçonniques répondait aussi pour ces religieux qui étaient très sensibles à ce sujet à celui de pouvoir assouvir leur goût pour l’action philanthropique. Il est en effet également difficile de ne pas faire un lien entre le moment de la vague d’adhésions de ces bénédictins à la franc-maçonnerie dans les années 1780, avec la flambée de paupérisme que connaît la vallée de la Seine avec la crise de la proto-industrie cotonnière rouennaise des années 1770 qui atteignit son paroxysme après le traité de libre- échange signée entre la France et l’Angleterre en 1786, soit l’année qui marque le début du pic des initiations de ces moines bénédictins à la franc-maçonnerie.
Liées à ces deux raisons que permet ainsi de bien saisir la prosopographie, ces adhésions ne furent pas conséquences sur la mentalité du groupe des prêtres francs-maçons normands. Celles-ci ne résident pas dans un quelconque pouvoir de modification de la culture maçonnique, même si quelques-uns de ces moines jansénistes initiés à la franc-maçonnerie essayèrent de faire revivre l’esprit de leur religion dans l’espace maçonnique. Mais une soixantaine de prêtres jansénisants dans des loges où travaillent près de 2 000 maçons, dominées de surcroît par le prestige et le nombre de celles des grands centres urbains de Rouen, du Havre et Caen, empêchent ces francs-maçons atypiques d’infléchir véritablement la sensibilité des Frères. En revanche, le grand nombre de jansénisants parmi les prêtres francs-maçons de Normandie a entraîné un incontestable positionnement original par rapport à la Révolution française. Alors que les comportements des francs-maçons des autres ordres, noblesse et Tiers-État, se caractérisent dans cette province par un éparpillement des positions politiques devant la crise révolutionnaire, le clergé maçonnique, si l’on accepte de considérer comme test la prestation du Serment sur la Constitution civile du clergé, se singularise par son adhésion aux obligations données aux membres du clergé dans la Constitution car, dans une province où les prêtres se séparèrent en deux partis presque égaux en nombre, il est une forte majorité de clercs francs-maçons qui prêtèrent le Serment.
Le constat de cette singularité incite assurément à étendre l’investigation sur les liens entre jansénisme et franc-maçonnerie aux près de 1500 prêtres dont on connaît l’identité qui fréquentèrent les loges dans le royaume de France et dans ses colonies sous le règne de Louis XVI.