L’ouvrage d’Howard W. French vise à redonner une place à l’Afrique dans l’émergence du monde moderne.
L’auteur n’est pas historien, mais journaliste, bon connaisseur de l’Afrique où il a résidé plusieurs années. Il est professeur à la Columbia University Graduate School of Journalism. Son ouvrage, Born in Blackness dans la première édition en langue anglaisePublié en 2021, traduit par Guillaume Cingal, n’est pas moins très documenté. Organisé en courts chapitres, réunis en cinq parties, est une vasque fresque de l’Afrique ancienne aux Afro-Américains. En journaliste, il invite le lecteur à le suivre dans quelques visites sur le terrain qui constituent la trame de son récit.
L’auteur trace, en introduction, les grandes lignes des premières incursions portugaises et espagnoles en Afrique, bien avant 1492, date souvent considérée comme fondatrice du monde moderne.
La « découverte de l’Afrique »
Dès le premier chapitre, La surface craquelée, le lecteur est plongé au cœur même du continent africain, suivant les pas de l’auteur qui évoque les fouilles archéologiques de la cité antique de Djenné qui fut durant 5 ou 6 siècles, un terminus de la route transsaharienne de l’or. L’auteur rappelle l’histoire des États du Sahel, Ghana, Mali et l’expédition d’Abu Bakr As-Siddiq, relatée par Mansa MoussaUn démenti s’il en était besoin aux propos de Nicolas Sarkozy qui semblent avoir fortement choqué l’auteur. Propos auxquels avait répondu le Petit précis de remise à niveau d’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy – Adame Ba Konaré (dir.), Paris, Ed La Découverte, 2008..
L’apogée de l’empire du Mali, au XIVe siècle, est marqué par la richesse tirée des mines d’or et issue du commerce des esclaves. Richesse, magnifiée lors du pèlerinage à La Mecque de Mansa Moussa, qui a laissé des traces dans les sources écrites.
L’auteur remet en perspective les découvertes de Christophe Colomb. Il rappelle les explorations chinoises de l’Océan indien, les navigations des Polynésiens vers l’Amérique du Sud, mais aussi les voyages des Portugais le long du littoral africain. Il remet en cause l’historiographie, plutôt anglo-saxonne, en montrant que les Portugais ne cherchaient pas une nouvelle route vers l’Asie, mais un enrichissement par le commerce avec l’Afrique. Il cite notamment le voyage du majorquin Jaume Ferrer en 1346 et les cartes du XIVe siècle qui montrent le « royaume des Noirs »Cartes d’Angelino Dulcert (1339) et de l’Atlas catalan (à voir dans Gallica https://www.bnf.fr/fr/mediatheque/atlas-catalan-1375).
Le 4e chapitre est consacré à la dynastie portugaise des Aviz et au rôle de Majorque, carrefour de la Méditerranée. Il montre le lien entre la grande peste en Europe, le besoin de main-d’œuvre servile de l’Europe du Sud et la crise monétaire liée au déclin des mines européenne d’argent quand on observe un ralentissement de la circulation de l’or du Sahel du fait des crises de succession dans l’empire du Mali. Cette mise en avant des concordances est l’une des originalités de l’ouvrage.
L’avènement des Aviz et la paix signée avec l’Espagne permettent, aux Portugais, l’exploration des côtes africaines.
Les îles, en particulier les Canaries, vont jouer un rôle dans ces découvertes ; malgré la vive concurrence entre les royaumes ibériques.
Les Canaries furent conquises, non sans difficultés. Pour le prince Henri, dit le navigateur, c’était la porte vers l’or africain et des peuples à christianiser, pour se concilier les bonnes grâces du pape. L’île de Madère offre le premier exemple de l’économie sucrière reposant sur l’esclavage.
On voit comment, petit à petit la traite a été fondée sur le préjugé de la raceUn exemple en 1441.
Ces premiers voyages conduisaient les captifs vers l’Europe, puis dans les Îles : Madère, Canaries. L’auteur note néanmoins que le prince Henri concevait des relations diplomatiques avec les princes africains. En 1488, un prince de l’empire Djolol (Sénégambie) fut reçu à Lisbonne.
Dès la seconde moitié du XVe siècle, ces contacts ont permis une capitalisation des économies ibériques. L’Afrique a enrichi le Portugal d’Alphonse V, dit l’Africain. S’appuyant sur les écrits de ZuraraLa Chronique de Guinée (1453) a été publiée par les éditions Chandeigne, en 2012, Howard W. French rappelle l’existence de technologies (métallurgie, textile) élaborées chez les peuples de Guinée. Existence qui est aujourd’hui confirmée par l’archéologie. Il décrit les premiers circuits de marchandises entre l’Europe du Sud, les Pays-Bas et l’Afrique. Plus tard ces circuits incluent l’Inde et la Côte de l’or. Ces richesses génèrent des convoitises et la construction de comptoirs fortifiés comme ElminaSur ce sujet, voir L’émergence des villes-havres africaines atlantiques – Au temps du commerce des esclaves (vers 1470 – vers 1870), Guy Saupin, Presses Universaitaires de Rennes, 2023 – Comptoirs du monde – Les feitorias portugaises (XVe-XVIIe siècle), Fernando Antonio Baptista Pereira & Jean-François Chougnet (dir.), Editions du Patrimoine, Centre des Monuments Nationaux, 2022.
Le point de bascule
Le récit des luttes entre Européens pour l’or africain explique aisément la construction de ces fortins. L’exemple d’Elmina est emblématique.
La richesse accumulée par les Portugais les détourne de la recherche d’une route vers l’Asie. La découverte des côtes indiennes vient compléter la gamme des produits à échanger.
Le périple de Colomb ne passa pas inaperçu à Lisbonne.
Le chapitre 9 Richesses humaines contre richesses matérielles permet d’aborder la question de l’esclavage sur le continent africain . Les AkanEnsemble de peuples localisés en Afrique de l’Ouest, principalement sur les territoires des actuels Ghana, Côte d’Ivoire, Togo et Bénin les utilisaient dans leurs mines d’or. Le commerce des esclaves est venu compléter les échanges avec les marchands portugais. C’est en particulier le cas du royaume du Benin.
Un voyage de l’auteur à São Tomé permet d’évoquer l’importance de cette île dans l’aventure impériale portugaise comme escale dans le commerce des esclaves et île productrice de sucre pour la métropole. C’est à São Tomé que le modèle de la plantation esclavagiste est mis au point. Sur cette petite île fut crée la première société esclavagiste.
Si le système de plantation a été développé en Amérique, c’est pour pallier la quasi extinction des populations amérindiennes, par le choc microbien. S’il ne fut pas développé en Afrique, c’est, selon l’auteur, que l’équilibre épidémiologique y était défavorable aux Européens.
À São Tomé, il reste peu de traces aujourd’hui de cette histoire, pourtant des légendes, fondées ou non, retracent des tentatives de résistance, comme le naufrage d’un navire négrier en 1595 ou la mutinerie du Little George en 1730. Il y eut des révoltes, la fuite vers les espaces forestiers, des colonies de fugitifs qui sont rapprochés de la réalité des « marrons » de la Barbade.
À Elmina, une véritable ville se développe au XVIIIe siècle avec une société cosmopolite dans laquelle émerge la créolité :
« le terme de « créole » désigne une classe totalement nouvelle, constituée de personnes aux origines sociales, mais aussi raciales multiples, et qui est née directement de ces relations intercontinentales .»page 150 C’est aussi une culture et un langage commercial particulier.
Le partage des Africains
Cette notion de partage, rapportée habituellement à la Conférence de Berlin, a commencé bien plus tôt avec la concurrence entre les puissances européennes pour le contrôle des côtes africaines. Elle s’est poursuivie outre Atlantique pour le contrôle des Caraïbes. L’auteur développe, d’après Eric Williams, le rôle de la traite et de l’économie de plantation dans le développement de l’industrie britannique. On pourrait, de la même manière, évoquer la prospérité des villes portuaires françaises, ce que ne fait pas l’auteur qui semble méconnaître l’historiographie française.
Au XVIIe siècle, la lutte pour le contrôle des côtes oppose notamment les Portugais aux NéerlandaisElmina 1637
D’autre part, le contrôle de l’Angola est indispensable au développement de l’économie du Brésil, comme le montre une digression sur l’histoire brésilienne et l’importance du sucre pourvoyeur de richesse qui nécessite une nombreuse main-d’œuvre servile. Au XVIIIe siècle, la politique diplomatique envers les souverains africains cède la place au troc des esclaves comme marchandise puis à la violence.
Le développement de la culture du sucre entraîne un développement de la traite, en particulier vers le Brésil. L’auteur a choisi de centrer son étude sur l’empire portugais qu’il compare rapidement avec l’économie minière de l’empire espagnol.
L’économie de plantation, fut aussi adoptée par les Anglais et les Français dans les caraïbes puis sur le continent, dans les Caroline et en Virginie. L’exemple de la Barbade est détaillé.
Le besoin croissant de main-d’œuvre ramène les Européens vers les côtes africaines, rendant leur concurrence plus visible. Le rôle des « Compagnies » est mis en regard de leur poids politique. Elles ont contribué au développement du système financier britannique. L’auteur appuie son raisonnement sur l’exemple, à la Barbade, de la famille Drax.
Le chapitre 20 : « Le grand sursaut capitaliste » décrit, non sans répétitions, l’accumulation capitalistique de l’économie sucrière, mais aussi manufacturière dans la mesure où l’achat des esclaves amène à produire des marchandises (textiles, métallurgie, armes) à échanger sur les côtes africaines.
La concurrence pour le contrôle de la mer est vive. Les maladies apportées par les esclaves déciment les flottes européennes.
« En 1741, lorsque l’amiral britannique Edward Vernon se rendit à la tête d’une escadre sur la côte de l’actuelle Colombie pour assiéger Carthagène, vingt-deux mille homme prirent de maladie, principalement de fièvre jaune et de paludisme. »page 257
Le salaire du dieu-python
On retrouve l’auteur à Elmina, il rapporte ses sentiments en imaginant les dernières heures des esclaves en route vers l’inconnu. Il évoque le recherche initiale de l’or qui demeure, aujourd’hui, une richesse convoitée. Le récit introduit une réflexion sur le poids de l’or africain dans l’économie portugaise dès le XVe siècle. Ce débouché vers le sud pour l’or de Haute-Guinée, alternative au commerce transsaharien traditionnel, a généré des guerres locales et donc des captifs échangeables. Dès le XVIe siècle le commerce des esclaves devient dominant, des vagues successives pour l’exploitation des mines du Potosi puis les plantations.
L’auteur revient sur la concurrence dans le commerce des esclaves au XVIIe siècle. Il tente d’expliquer pourquoi les sociétés africaines pratiquaient traditionnellement l’esclavage des captifs de guerre et le rôle de la demande européenne dans l’accentuation des guerres locales. Il examine le rôle des AshantiLe terme signifie « à cause de la guerre ». L’analyse se concentre sur la « Côte-de-l’or », celle du Biaffra et sur le royaume du Dahomey.
Avec les chapitres 28 et 29, on aborde l’histoire du royaume du KongoUne histoire abordée à Blois, en 2018, lors d’une table ronde (intervention d’Erick Cakpo) : Le pouvoir des images en Afrique et de ses rapports avec les premiers Européens : la conversion de João 1er, le règne d’Alfonso 1er, l’intérêt premier des Portugais pour les mines d’argent puis les esclaves malgré les réticences des souverains congolais. On perçoit comment s’est fait la bascule vers la fourniture d’esclaves et, dans le même temps le déplacement du commerce vers le royaume du Ndongo (Angola) qui devient le grand pourvoyeur pour les plantations brésiliennes. Le contrôle de ce commerce s’est accompagné de véritables batailles navales.
L’auteur tente une brève mesure des conséquences économiques pour les espaces enclavés. L’abolition de la traite est juste cité.
Les conséquences démographiques semblent difficiles à chiffrer : nombre des esclaves partis vers le Nouveau Monde, nombre des victimes des conflits locaux pour se procurer des captifs. On constate une démographique faible au regard de la croissance européenne.
Si la population africaine augmente rapidement aux XXe et XXIe siècles, il reste des traces psychologiques de la traite, qui, selon l’auteur, entrave les relations entre descendants d’esclaves et descendants de familles esclavagistes et aussi méfiance envers les autorités.
L’Atlantique noir, un monde renouvelé
Avec cette dernière partie, on quitte le continent africain, la traversée de l’Atlantique nous conduit, pour l’essentiel aux États-Unis.
Le récit porte d’abord sur quelques révoltes d’esclaves comme celle menée par Charles Deslandes en 1811, à La Nouvelle-Orléans, puis plus longuement sur HaïtiLa révolution des esclaves Haïti, 1763-1803, Bernard Gainot, Vendémiaire, Collection le temps de la guerre, 2016. On y voit le rôle des idées de liberté chez les blancs qui se diffusent dans la population noire.
Un chapitre est consacré à la naissance du blues et du jazz dans les champs de coton, expression musicale d’un passé d’esclavage.
Howard W. French aborde la place des esclaves dans l’économie du coton, dans le développement économique des États-Unis et la contribution à la conquête de l’Ouest.
Enfin, il aborde la lutte pour l’égalité des droits. Malgré l’abolition de l’esclavage, les noirs restèrent soumis par le système du métayage et le régime d’apartheid.
L’épilogue est l’occasion de comprendre l’intérêt de Howard W. French, lui-même issu, comme son épouse, d’une famille d’Afro-descendants pour cette histoire des relations entre l’Afrique et le monde.
Un bon ouvrage de vulgarisation, facile à lire qui propose un point de vue un peu différent de l’historiographie classique, sans portant être novateurVoir Le monde atlantique, Eric Schnakenbourg, Armand Colin, 2021.