Né en 1891 en Allemagne, Otto Dix, alors élève de l’école des Arts et Métiers de Düsseldorf, s’engage dans l’armée en 1914 et combat jusqu’en 1918. Comme bon nombre de combattants, d’un côté comme de l’autre, il reste hanté par ce qu’il a pu vivre et voir pendant le conflit. Il réalise en 1924, à l’occasion du dixième anniversaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale, une série de 50 eaux-fortes, c’est-à-dire des estampes obtenues au moyen d’une planche mordue par de l’acide nitrique mélangé à de l’eau .
Il reste très peu de séries originales complètes, l’Historial de Péronne en possède une. Dans le cadre du centenaire de la Grande Guerre, de la rénovation de ce musée et de la salle Otto Dix, l’Historial en collaboration avec les éditions Gallimard propose donc cet ouvrage regroupant la totalité des 50 eaux-fortes de Der Krieg.
A la suite de l’avant-propos de Hervé François, directeur de l’Historial, le professeur Gerd Krumeich, découvreur de cette rare série chez un collectionneur en Suisse, rappelle le contexte de l’exécution de cette oeuvre pendant la République de Weimar.
Gerd Krumeich nous explique donc que le traité de 1919 n’a pas suffi à mettre fin à la Grande Guerre dans les esprits en Allemagne, au contraire, un véritable « traumatisme » collectif de la défaite apparaît selon les termes d’un autre historien Nicolas Beaupré. L’Allemagne est sortie profondément transformée de la Première Guerre mondiale, tant dans les esprits que dans la vie politique. La brutalité de la Guerre s’est poursuivie par une brutalité dans le débat politique. Comment l’Allemagne a pu en arriver là alors que jusqu’à l’automne 1918, la propagande avait fait croire à la victoire. Il fallait trouver un responsable. Ce besoin eut entre autre comme conséquence l’incapacité des Allemands à commémorer leurs morts de manière collective, à mettre de côté leurs haines pour élaborer un souvenir commun. Tout au contraire de la France qui vit l’érection en masse de monuments aux morts dans quasiment chaque village et la volonté de commémoration collective dans chaque strate de la société.
Dans ce contexte, quelle forme ce traumatisme a pu prendre dans l’art ? On ne sait pas exactement. Les artistes selon Gerd Grumeich ne cherchaient pas suffisamment à surmonter les événements dans le juste après-guerre. Ils se sont attaqués à l’ancien système, responsable de la situation sans respect des soldats morts. Reflétant d’ailleurs la société allemande qui, certes prenait correctement les soldats blessés en charge mais en les qualifiant de victimes civiles d’accident, niant ainsi leur vécu de guerre et donc leur existence. En ce qui concerne Otto Dix, ses premiers travaux sont bien différents de ceux de la fin des années 20. Peut-on l’expliquer par ce contexte de haine qui ne permettait pas de se questionner sur le vécu de la guerre ? Difficile à prouver. Il faut attendre plusieurs années après la fin du conflit pour voir dans les travaux de Dix de l’empathie pour les victimes de guerre. Dans le reste de la société artistique, au moins 10 années seront nécessaires pour voir une autre approche de la guerre, les 10 ans nécessaires à tout un chacun pour surmonter un traumatisme.
Otto Dix peint donc pour conjurer la guerre. Il dit en 1946 « Je n’ai jamais peint des scènes de guerre pour empêcher la guerre ; jamais je n’aurais eu cette prétention. Je les ai peintes pour conjurer la guerre. Tout art est conjuration ».
Frédérique Goerig-Hergott, historienne de l’art spécialiste de Otto Dix, conservatrice en chef du musée Unterlinden de Colmar nous retrace ensuite le parcours de cet artiste en quelques pages. En 1914,engagé volontaire, il tient les chroniques de sa vie quotidienne, considérant « la guerre comme un phénomène naturel et la regardant avec objectivité ». Au retour du conflit, il peint donc les réalités sociales de la République de Weimar. Il se rapproche de la branche vériste du mouvement de la « nouvelle objectivité » née au début des années 20 dont le but est de montrer la réalité telle qu’elle est, aussi sordide soit-elle. Il cherche alors par ses oeuvres à « se débarrasser de toute l’horreur vue sur les champs de bataille ». En 1924, il achève donc Der Krieg fortement inspiré des Désastres de la guerre de Goya mais en allant plus loin dans l’utilisation de la technique de l’eau-forte. Il se documente, lit, observe et étudie des cadavres momifiés, les entrailles rapportées des hôpitaux, les stades de décomposition du corps humain. Publié l’année du dixième anniversaire de la déclaration de la guerre, Der Krieg est alors préfacé par Henri Barbusse !
Par la suite, Otto Dix continue à peindre la guerre même si il aborde d’autres sujets. A 53 ans, il est enrôlé pendant la Seconde Guerre mondiale, et là encore, peindre continuera à être la conjuration de ce qu’il vivra.
Marie-Pascale Prévost-Bault, conservatrice en chef du département de la Somme, chargée des collections de l’Historial de la Grande Guerre présente plus précisément Der Krieg à travers l’unique série conservée dans un musée public français.
Der Krieg est présenté sous la forme de 5 portfolios de 10 oeuvres numérotées de I à X. L’ensemble est néanmoins numéroté de 1 à 50 par Otto Dix sans volonté de regrouper des oeuvres par thème, date ou lieu. Seul le dernier portfolio semble se focaliser sur l’impact de la guerre sur les civils. L’ouvrage présenté ici reprend donc l’ordre défini par Otto Dix.
Otto Dix choisit donc comme technique celle de l’eau-forte comme Goya dont il se sent très proche. Ce type de gravure permet d’infinies variations de trait. Les nuances de blanc et de noir sont infinies. Les 50 gravures vont du plus obscur au plus clair, de la plus chargée à la plus simple. Il utilise le plan rapproché, des plongées pour nous amener sur les champs de bataille comme si le spectateur était un combattant. Le macabre est toujours présent, plus d’un tiers de l’oeuvre montre des cadavres, pour le reste des blessés, des visages défigurés.
Vient ensuite pour le lecteur le moment de découvrir Der Krieg. Sur une double page, la gravure se trouve à gauche. A droite, le titre en allemand et sa traduction française, suivis d’une présentation et d’une notice rédigées par Hervé François. Le papier utilisé, à grammage épais et de couleur crème, met bien en valeur l’oeuvre.
Certaines gravures sont très connues comme Sturmtruppe geht unter Gas vor (bataillon d’assaut à l’attaque sous les gaz), Toter Sappenposten (sentinelle morte) ou encore Schädel (crâne)…Superbes et terribles à la fois, précision des traits et des détails, flou duquel émerge une croix, un crâne… Oeuvres très réalistes ou fantastiques comme Trichterfeld bei Dontrien von Leuchtkugeln erhellt (champs de trous d’obus près de Dontrien, Champagne, éclairé par des fusées) où la maîtrise de la technique de l’eau-forte par Otto Dix est impressionnante. D’autres eaux-fortes montrent aussi les permissions avec les visites des soldats dans les bordels et les beuveries. Les civils ne sont pas oubliés avec les destructions, la perte d’un être aimé…
L’ouvrage se termine par une biographie de l’artiste, une présentation de l’Historial de Péronne et une bibliographie.
Au-delà de l’aspect technique, ces eaux-fortes ne peuvent laisser indifférent le spectateur : horreur, dégoût, fascination… Même si certains éléments ne laissent pas de doute sur la datation des oeuvres, elles sont intemporelles en montrant les horreurs de la guerre.
Ce livre est aussi bien un livre d’art qu’un livre d’histoire, les deux étant intimement liés dans l’oeuvre de Otto Dix. Un très beau livre, un très beau témoignage.