Le onzième centenaire de la fondation de l’abbaye de Cluny fournit l’occasion de proposer une édition corrigée de l’ouvrage de Didier Méhu intitulé Paix et communautés autour de l’abbaye de Cluny (Xe -XVe siècle). Inspiré de sa thèse, ce livre, initialement publié en 2001, est épuisé depuis longtemps. Cette nouvelle édition comporte quelques corrections par rapport à l’original de 2001 (notamment la carte n° 26) mais le texte, les notes et la bibliographie sont conformes à ceux de cette première édition.
Le propos conserve pourtant une véritable actualité du fait qu’il se situe à la croisée des chemins entre les études clunisiennes, portant sur l’étude de l’idéologie religieuse et sociale des moines et de leur vision du monde, les études locales, étudiant l’inscription de l’abbaye comme puissance seigneuriale dans un terroir particulier, et l’histoire sociale de la région renouvelée à la suite de Georges Duby. La fourchette chronologique assez large (de 910 au XVe siècle inclus) et le parti de limiter l’espace d’étude à la proche région de Cluny permettent d’étudier d’abord l’inscription dans un terroir particulier d’un système cohérent de pouvoir spirituel et seigneurial puis, à partir du XIIIe siècle, de découvrir ceux qui étaient initialement restés dans l’ombre mais qui y étaient soumis, les habitants de Cluny, et enfin d’examiner, jusqu’à la fin du XVe siècle, comment moines et habitants transforment l’espace qu’ils occupent et acceptent de faire coexister leurs juridictions.
Ce livre de référence est illustré notamment par un dossier cartographique nourri, et s’appuie sur une abondante documentation reposant sur des sources variées, décrites avec minutie dans une partie liminaire. Il présente une réflexion sur les relations entre la sacralisation d’un espace et d’une communauté religieuse (qui est aussi un puissant seigneur foncier) et la société qui l’entoure, laïcs, aristocratie environnante, évêques.
Si, jusqu’au XIIe siècle, on a peu d’information sur la communauté d’habitants qui s’agrège autour de Cluny, le rayonnement de l’abbaye attire les hommes, et la ville s’agrandit. Ses institutions, ses notables et leurs revendications commencent à être connus par les sources partir du XIIIe siècle, tandis que l’influence royale progresse et suscite une concurrence nouvelle entre juridictions. Aux XIVe et XVe siècles, le pouvoir des moines doit composer avec la communauté d’habitants, ce qui modifie le rapport de forces qu’entretient le monastère avec la société qui l’entoure, mais n’empêche pas les habitants de bénéficier des bienfaits spirituels liés au voisinage du monastère. Comme dans la première partie, l’auteur veille à inscrire ces transformations dans une étude de l’organisation spatiale de la ville qui prend en compte l’analyse architecturale et archéologique des lieux.
Les fondements du pouvoir de Cluny (Xe – XIIe siècles)
La première partie étudie les fondements du pouvoir de Cluny. Les moines construisent du Xe au XIIe siècle une image idéale de l’organisation du monde, où ils s’attribuent un rôle éminent, celui d’une communauté priante préfigurant la cité céleste et portant un appel à la sainteté et à la paix. Ils s’instituent comme des intermédiaires désignés par la sainteté de leur mode de vie et du lieu qu’ils occupent, pour être les intercesseurs naturels pour une société qui a soif de Salut.
Les reliques affluent à Cluny. Cette sainteté de la communauté se renforce de la sainteté des lieux, délimitée par plusieurs cercles concentriques autour de l’abbatiale de Cluny, puis de la ville, puis autour des prieurés (doyennés) les plus proches. Les routes qui convergent vers le monastère, les lignes de crêtes, où se trouvent des bornes repères limitent le ban de Cluny sont autant de points de repères. A l’intérieur les péages et les châteaux privés sont interdits. La juridiction de l’abbé s’étend de plus en plus loin du centre, et évince celles des seigneurs voisins sur des lieux qui leur étaient préalablement soumis.
La sainteté du lieu et la spécialisation des moines dans l’entretien de la mémoire des lignages nobles font affluer les dons de terres, d’églises et de droits, transformant du même coup l’abbaye en une puissance foncière de premier plan dans la région, s’appuyant sur les doyennés, centre d’exploitations rurales et contrôlant tout l’espace.
L’évolution de l’exemption clunisienne est étudiée dans la perspective de son inscription dans l’espace environnant Cluny. Les étapes de l’élargissement de la juridiction passent par la visite datée de 1080 de Richard d’Albano (ancien Clunisien), légat de Grégoire VII, qui confirme l’immunité de Cluny, renouvelée et élargie en 1095 par Urbain II, lequel consacre ainsi la dilatation du ban de l’abbé.
Didier Méhu tente un essai de cartographie des divers cercles de la domination clunisienne en s’appuyant sur les travaux précédents et en proposant de nouvelles pistes. Le premier cercle autour de l’abbaye est constitué par le bourg de Cluny, dont il propose une reconstitution topographique, structurée autour de quelques églises existantes.
L’établissement de la paix clunisienne dans ces cercles relève d’un discours qui se heurte aux intérêts matériels, et débouche dans la réalité sur des transactions incessantes souvent remises en cause avec l’aristocratie locale.
La paix clunisienne à l’épreuve du temps (XIIe – XVe siècles)
La deuxième partie aborde l’apparition d’un nouveau groupe, les habitants du bourg de Cluny, chevaliers, clercs, serviteurs de l’abbaye, bourgeois cités pour la première fois en 1108 et capables d’exprimer des revendications inquiétantes pour le système clunisien. En 1126, quand Pons de Melgueil, abbé démissionnaire quatre ans plus tôt, chasse son successeur Pierre le Vénérable, il est soutenu par une partie des moines, mais aussi par des chevaliers, des serviteurs de l’abbaye, et des paysans.
Dans un chapitre prosopographique, l’auteur présente les principales familles et la hiérarchie sociale, avec toujours le souci d’inscrire l’étude sociale dans l’espace de la ville dont il demeure quelques vestiges romans.
Pierre le Vénérable tente d’inscrire ces nouveaux venus dans le schéma idéologique clunisien dans une sorte de respublica, qui ne qualifie plus seulement l’Eglise universelle mais l’Eglise clunisienne considérée comme un seul corps, et constituée par les moines clunisiens dont l’abbé est la tête, mais aussi par les hommes du ban sacré, dont l’abbé exige un serment de fidélité et l’engagement de servir l’abbé avec des armes s’il le demande en 1145.
L’abbé négocie souvent avec les habitants leur contribution financière (prêts consentis à l’abbaye, redevances, entretien du couvent, participation aux offices funéraires, dons). Les bourgeois de Cluny prennent parfois les armes pour défendre les terres et les droits de Cluny contre les seigneurs voisins, signe d’un accord dans la défense du bien commun.
Les bourgeois s’organisent au seuil du XIIIe siècle en une communauté d’habitants, commune jurée en 1206,, qui tente de se doter d’un sceau, d’archives et de biens commun, et la ville s’entoure de murailles en 1180. Mais le massacre de 1166 de bourgeois et de moines sortis pour processionner afin de s’opposer au comte de Châlon venu attaquer Cluny justifie l’intervention royale, qui montre que la paix des moines est inefficace face à la paix du roi qui réduit le comte de Châlon et ses troupes. Le roi de France fait intrusion dans les affaires clunisiennes à la fin du XIIe siècle en installant un prévôt royal à Saint-Gengoux en 1166 puis un bailliage à Mâcon en 1239, menaçant de mettre en péril les cercles de la paix clunisienne, puisque la paix du roi s’impose de plus en plus et parvient, non sans conflits, à faire reculer les juridictions ecclésiastiques comme celle de Cluny.
L’ecclesia Cluniacensis n’est plus la « lumière du monde » mais un ordre qui n’a plus le monopole de la sainteté et qui devient une observance religieuse comme une autre, soumise à l’autorité pontificale, et dont la juridiction royale limite de plus en plus les prérogatives.
A partir du XIVe siècle, la communauté d’habitants se renforce, partage avec les moines des responsabilités comme les fortifications, et négocie en corps constitué avec l’abbaye. C’est l’époque où les renseignements sur la ville de Cluny et son organisation paroissiale sont les plus étoffés, et où les habitants fondent confréries et anniversaires, exprimant une vie paroissiale intense et une autonomie religieuse plus grande par rapport aux pratiques monastiques.
La réédition du beau livre de Didier Méhu est vraiment la bienvenue. Les bilans d’étapes et la fluidité de l’écriture permettent de suivre facilement le développement du propos. Les illustrations très lisibles soutiennent efficacement les analyses parfois érudites de l’auteur, qui a cependant le souci de mettre ces recherches au service de questionnements plus larges mis méthodiquement en évidence.
Noëlle Cherrier-Lévêque