Recueil de portraits dessinés de combattants de la 1e Guerre Mondiale.
On pourrait être tenté de confiner le contenu de ce « beau livre » dans le genre périmé d’une propagande patriotique surannée. Ce serait pourtant là une facilité réductrice. D’abord par l’injustice faite au coup de crayon talentueux de l’artiste. Ensuite parce que la vision, oblique, de la Grande Guerre qui s’en dégage conserve un véritable intérêt historique. L’édition de ce recueil des 104 portraits de soldats alliés réalisés au pastel par le peintre suisse Eugène Burnand est d’ailleurs associée à l’exposition consacrée en 2010 aux «Peintres de la Grande Guerre» par le Centre mondial de la Paix à Verdun, événement dont cet ensemble constitue un des fleurons.

La ferveur artistique d’Eugène Burnand

Peintre, dessinateur et illustrateur, Eugène Burnand (1850-1921) est un chrétien fervent qui conçoit son art comme une forme d’«apostolat moral». Son style réaliste voire naturaliste est apprécié des amateurs d’art et bénéficie d’une reconnaissance officielle. Citoyen suisse donc sujet neutre, ce Vaudois n’en a pas moins de profondes affinités avec la France, où il a étudié, a des amis et vend des oeuvres. Il y séjourne régulièrement et longuement, et possède même un atelier à Paris rue d’Assas. Il meurt d’ailleurs dans la capitale française. Décoré de la Légion d’honneur depuis 1892, il a un fils et un neveu (l’historien chartiste Robert Burnand) qui servent au sein de l’armée française durant la guerre.

Réalisée de 1917 à 1920, sa série de portraits de guerre est le dernier grand projet artistique de son existence. Il s’agit d’une initiative personnelle et nullement d’une commande officielle. Burnand recrute ses modèles dans des camps militaires de l’arrière situés en région parisienne et, notamment pour les unités coloniales françaises et les forces britanniques, à Marseille et ses alentours. La mort interrompt son labeur avant son terme, sans doute proche, du fait de la démobilisation massive et du rapatriement en cours des forces alliées. L’artiste n’a pu, en tout cas, mettre la dernière touche à son oeuvre en dessinant certains grands chefs militaires qui, comme Foch, lui avaient donné leur accord pour poser.

Intitulée Les Alliés dans la guerre des nations, une première exposition partielle de la collection a lieu dès 1919 au Palais du Luxembourg. Sa tenue et le succès public qui en résulte valent à l’auteur la croix d’officier de la Légion d’honneur. Les pastels sont ensuite remis au Musée de l’armée à titre de dépôt en 1920, jusqu’à ce que le mécène américain W.N. Cromwell en fasse l’acquisition afin d’en faire don à la France. Après diverses péripéties administratives, le legs échoit au Musée de la Légion d’honneur dont, bien qu’il soit sans lien thématique direct avec son objet, il permet de densifier les collections. Cette institution détient aujourd’hui 99 des 104 pastels dessinés par Eugène Burnand.

En les créant, son intention est d’ordre à la fois artistique et spirituel. C’est l’exercice d’admiration d’un non-combattant qui sonde dans les traits de ses modèles le mystère de l’expérience des tranchées. Son coup de crayon, sobre et de facture très réaliste, assure un intense effet de contraste entre la lumière intérieure et les reliefs des visages. Habile à saisir les caractères, ce traitement confère une force d’incarnation indéniable aux portraits en buste des soldats, représentés le plus souvent de trois quart, rarement de profil ou de face. Marqués par le traumatisme des combats et l’angoisse de l’exil ou du déracinement, leurs regard expriment l’universalité de la guerre et l’humanité de ses acteurs. Déchiffrant l’âme des combattants et scrutant la force intérieure qui les anime, Burnand semble en quête des signes physiques de l’héroïsme. Le puissant portrait d’un énergique fantassin anonyme (p.28) incite à croire qu’il a peut-être pu s’en approcher.

La pâte humaine de la Grande Guerre

Les pastels d’Eugène Burnand peuvent être appréhendés sous un angle d’ordre non seulement esthétique mais également historique, en prenant en compte le profil de leurs modèles qui personnifient la variété des combattants présents sur le front occidental. Il s’agit de gens de tous grades, du grand chef au plus humble troupier. Ce sont, pour l’essentiel, des hommes du rang. On compte néanmoins 16 officiers dont 5 généraux ou amiraux, et 15 sous-officiers. Certains sont des personnalités (tels le général Nivelle, l’amiral Guépratte et l’as de l’aviation Alfred Heurtaux). Une poignée d’autres sont des auxiliaires militarisés : aumôniers, infirmières et travailleurs. 56 hommes, soit plus de la moitié, appartiennent à l’infanterie : la Première Guerre Mondiale est bien une guerre des poitrines. S’il y a aussi de nombreux marins parmi les hommes croqués par Burnand, en revanche l’ellipse des armes savantes et des forces motorisées nouvelles est presque complète.

Son travail rend aussi compte de l’ampleur mondiale prise par la guerre. L’armée française y joue un rôle majeur. 51 portrait concernent ses soldats, qu’ils soient fantassins, chasseurs, territoriaux, marins, légionnaires, artilleurs ou militaires coloniaux. Les autres appartiennent à des contingents alliés de quatorze nationalités différentes en provenance des cinq continents. Un large échantillon de 22 hommes est issu de tous les horizons de l’empire britannique. On recense également 9 américains, des Italiens, divers militaires slaves et balkaniques, et même un Japonais. Cette étonnante diversité compose une véritable galerie ethnographique de la guerre, reflet de l’universalisation du conflit, mais dont la représentation n’échappe pas aux stéréotypes raciaux de l’époque. La variété des physionomies et des couvre-chefs peut ainsi être vue comme une métaphore de la géopolitique pleinement mondiale – voire mondialisée – de la Grande Guerre.

Enfin, en inscrivant les noms, grades et origines géographiques de presque tous ses modèles sur leurs portraits, Burnand assigne une identité à chaque visage. Il restitue ainsi une part d’humanité à la guerre industrielle entre armées de masse qui caractérise le premier conflit mondial et forge le socle anonyme de sa brutalisation.

Un travail d’édition réussi

On peut trouver curieux que l’excellent texte de présentation et d’analyse artistique et historique du corpus rédigé par le professeur Xavier Boniface soit placé en postface et non en introduction de ce volume. C’est le seul bémol opposable à un effort d’édition qui justifie par ailleurs une pleine adhésion. La belle qualité de reproduction des pastels d’Eugène Burnand mérite d’être saluée. Une composition originale met en regard de chacun des portraits un cliché d’époque en résonance thématique avec l’individu dessiné, sa spécialité ou son unité. Chaque association des deux images est accompagnée par une courte notice informative dont le contenu est varié et généralement instructif : précisions à caractère biographique s’agissant des personnalités, indications sur la spécialité ou le statut des anonymes, leurs unité ou leurs navires. Ces commentaires sont courts, clairs et intéressants. Ils sont attentifs aux stéréotypes raciaux appliqués aux coloniaux (ou pas : on apprend ainsi que les soldats des «vieilles colonies»Les actuels DOM de Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion ainsi que les quatre communes de Saint-Louis du Sénégal. sont totalement assimilés aux métropolitains et incorporés sans discrimination dans les mêmes unités) ainsi qu’aux enjeux de la participation des contingents étrangers à la guerre. Enfin, quelques annotations d’ordre esthétique apportent un éclairage technique à certains portraits.

Ce très joli ouvrage devrait donc susciter l’intérêt des amateurs d’art autant que celui des passionnés de la Grande Guerre. Dans un contexte pédagogique, son contenu peut aussi permettre de croiser avec profit l’enseignement de la Première Guerre Mondiale avec celui de l’Histoire de l’art. Comment représenter la guerre et ce qu’elle fait de l’homme ? Chaque artiste a sa réponse. Celle d’Eugène Burnand ne manque ni de force ni d’âme. A travers l’hommage rendu par cet artiste habité de spiritualité à la volonté de victoire des alliés, c’est un éloge moral du Poilu qui s’exprime.

© Guillaume Lévêque