Dès les premières pages de ce manga, Suehiro Maruo dessine un martyr japonais crucifié à la manière de Jésus avec écris en fond « Paraiso ». Dans la page d’après, on voit un prêtre qui dit à une orpheline sur ses genoux « Tu sais ce que c’est, Paraiso ? C’est le paradis… ». A la case suivante, on voit cette même petite fille allongée en train de pleurer et disant « Ça … ça fait mal … ». Le ton est alors donné : le paradis promis par le titre va prendre les atours d’un enfer sous le crayon de ce mangaka.

L’auteur

Suehiro Maruo est né en 1956. Il quitte le lycée à l’âge de 15 ans et multiplie les expériences professionnelles. Autodidacte, il propose à 17 ans son premier manuscrit au magazine Shônen Jump, de l’éditeur Shueisha, qui le refuse car son style ne correspond pas à l’esprit de la revue. Après s’être éloigné quelque temps du manga, il y revient en 1980 et voit un de ses récits publié dans un magazine pour adultes. Tout le style Maruo est déjà présent dans cette histoire de fillette maltraitée par sa mère, forcée à manger des grenouilles pour survivre et qui finit par séduire son frère, petit favori, et le manger. Son premier livre, recueil d’histoires courtes intitulé Le Monstre au teint de rose, est publié en 1982. Le public français le découvre quant à lui en 1991 dans le numéro hors série de la revue A Suivre intitulé « Silence‚ on rêve » et dirigé par Mœbius. Les images cauchemardesques nées de l’esprit de celui qui est considéré au Japon comme le maître du genre ero-guro (érotique-grotesque) peuplent toutes sortes de supports : romans, affiches, pochettes de disques, où chaque fois la finesse du trait est le véhicule d’une cruauté inquiétante. Son univers à la croisée de l’horrifique et du fantastique doit beaucoup à ceux des romanciers Edogawa Ranpo, dont il adapte L’Île Panorama en 2008, et Yumeno Kyûsaku, auquel il rend hommage dans L’Enfer en bouteille. Le motif de l’enfance brisée occupe toujours une place centrale dans Tomino la maudite, réalisé entre 2014 et 2019 (prix Asie ACBD 2021). Puisant aussi bien dans l’expressionnisme que dans le Grand-Guignol, ce récit est, avec ses 600 pages, le plus long jamais construit par son auteur.

Le contenu

Ce manga est un recueil de 5 courts récits parus dans la revue mensuelle Comic Beam (Kadokawa) en 2019 et 2020. Ces 5 récits ont tous pour toile de fond la seconde guerre mondiale.

Les trois premiers récits (« Diabolique », « Vagabond de guerre » et « Dodo, l’enfant do ») peuvent former un triptyque car ils se déroulent tous dans les ruines fumantes de Nagasaki à la fin de la Seconde guerre mondiale. On y suit alors la survie d’enfants des rues, trimbalés entre mendicité, orphelinat catholique, maison de correction et prostitution. Ils sont alors soumis à la bestialité et à la perversité des adultes qui ont perdu tout sens moral sous les yeux de GI’s au comportement ambivalent. On y rencontre aussi une femme mystérieuse déambulant dans les rues avec dans ses bras un bébé à qui elle chante continuellement « Dodo, l’enfant do ».

De leur côté, les deux derniers récits (« Monsieur le Hollandais », « La Vierge Marie ») se déroulent dans le camp d’Auschwitz en 1941 et ont pour personnage principal un prêtre déporté, Maximilien Kolbe. Dans la première nouvelle, celui-ci, enfermé dans « le bunker de la faim », se remémorre son apostolat à Nagasaki. Dans le second récit, on suit un autre déporté d’Auschwitz, dessinateur, qui est le témoin du martyr du prêtre et qui va trouver la grâce devant cet exemple.

Mon avis

Ces récits proposent un voyage à travers l’espace et le temps : Nagasaki en 1622 (lors du martyr de 52 chrétiens) et en 1945, Auschwitz en 1941. A travers ces 3 jalons spatio-temporels, Suehiro Maruo s’intéresse à la question du martyr : martyr des enfants des rues et des déportés dans un monde déshumanisé par les horreurs de la guerre mais aussi martyr religieux. Contrairement à ce qu’aurait pu laisser craindre les premières pages de ce recueil, la vision du mangaka sur le rôle de la religion chrétienne s’avère beaucoup moins manichéenne que prévu. En effet, alors qu’à Nagasaki le christianisme est synonyme de soumission et certains prêtres sont pédophiles, la partie sur Kolbe montre aussi la religion chrétienne comme une abnégation de soi qui permet d’atteindre la grâce et offre donc un morceau d’espoir.

Pour illustrer sa réflexion sur les horreurs et les ravages de la guerre, le mangaka utilise un dessin d’un très grand réalisme, rendant la lecture parfois insoutenable et donc fortement déconseillée aux adolescents (même les grands). Son style emprunte alors aussi bien aux œuvres de Jérôme Bosch qu’aux images pieuses.

En résumé : un manga dont on ne sort pas indemne et qui offre une vraie réflexion sur les séquelles des ravages de la guerre aussi bien dans les corps et que dans les esprits !