Cet ouvrage qui vient de nous parvenir présente l’intérêt de rappeler l’ensemble des opérations extérieures dans lesquels l’armée française été engagée depuis le Liban en 1983 jusqu’à la zone sahélienne en 2014. Depuis cette période l’armée française a été sans doute l’une des institutions de la république qui a connu le plus de changements. La suspension du service militaire en 1997, la réduction drastique des effectifs et la fermeture de régiments ont très largement pesé sur la perception que nos concitoyens ont des militaires.
Pourtant, et les quatre-vingt-neuf victimes lors de l’intervention en Afghanistan, ont très largement changé la donne, la perception que l’on peut avoir aujourd’hui, y compris dans le monde de l’éducation, du métier des armes, a considérablement changé. Dans les années soixante-dix il n’était pas rare que les interventions de l’armée dans les établissements scolaires aux fins d’information et de recrutement soient perturbées par des mouvements d’extrême-gauche qui dénonçaient « l’armée de guerre civile ». La suppression des sursis d’incorporation pour le service militaire en 1973, la loi Debré, avait largement contribué à diffuser dans la jeunesse un fort sentiment antimilitariste. C’était le temps des comités de soldats, de la manifestation des appelés de Draguignan, des grands rassemblements sur le Larzac. Aujourd’hui, certains professeurs antimilitaristes qui sortaient de l’adolescence dans les années soixante-dix saluent aujourd’hui les engagés volontaires qu’ils croisent dans les missions Vigipirate.
Aujourd’hui, il faut parfois régulièrement rappeler ce chiffre, plus de 10 000 soldats français sont engagés dans des opérations extérieures, et en janvier 2015, 10000 d’entre eux ont été mobilisés pour assurer des missions Vigipirate de prévention d’éventuels attentats terroristes.
L’ouvrage examine donc l’ensemble des interventions de l’armée française en les présentant de façon extrêmement synthétique, y compris avec une carte, à partir de 1983. L’envoi au Liban de « soldats de la paix » chargée de protéger les opérations civiles ouvre une nouvelle page dans l’histoire des opérations extérieures jusque-là assimilées à la seule protection des intérêts français.
Les premiers témoignages sont recueillis sous forme d’interventions réunies par chapitres dans lesquels des soldats de tous grades, et de tous statuts, appelés, engagés, appelés pour le service long qui existait à l’époque, s’expriment sur leur ressenti pendant et après les événements en question.
Le premier concerne l’attentat contre le quartier général des forces françaises « Drakkar », au Liban, le 22 octobre 1983. Cinquante-huit parachutistes trouvent la mort dans cet attentat à propos duquel les responsabilités n’ont jamais été clairement établies. Les soldats racontent avec leurs mots leur vécu dans la ville de Beyrouth, leurs blessures pour ceux qui ont été frappés dans le corps, la façon dont ils ont été plutôt dissimulés à leur retour. Des vies ont été brisées et trente ans après certains ont toujours des cauchemars.
De Beyrouth à Sarajevo
Dans le témoignage sur Beyrouth en guerre, le capitaine Colin montre comment une armée qui avait été conçue pour livrer une bataille en centre Europe contre des hordes mécanisées soviétiques a dû s’adapter à la guérilla urbaine. Les voitures piégées, les jets de grenades sur les patrouilles, les tirs de snipers étaient le quotidien de ses soldats. On apprend d’ailleurs qu’une sorte de guerre de l’ombre a été livrée par les services secrets contre l’ambassade d’Iran et le Hezbollah.
La seconde opération évoquée se déroule dans le désert d’Arabie Saoudite lors de la première guerre du Golfe, c’est-à-dire en réalité la seconde après la guerre entre 1980 et 1988 entre l’Irak et l’Iran, en riposte invasion du Koweït par l’armée de Saddam Hussein.
Le lieutenant Patrice raconte avec force détails les conditions de vie plutôt rustiques de son escadron blindé avec des AMX-10, la façon dont les soldats en attente essaient d’organiser leur quotidien.
L’opération Daguet, l’offensive terrestre est racontée avec beaucoup de réalisme, notamment lorsque l’on raconte des tirs sur des carcasses de chars irakiens abandonnés. Quatre mois et demi d’attente, quatre jours d’offensive avant de retourner et d’être acclamés sur la grande avenue de Toulon lorsque les blindés reviennent.
La France est également présente au Rwanda en 1994. Et sous la présidence de François Mitterrand, entre 1981 et 1995, la France est intervenue dix-neuf fois en Afrique.
La blessure du Rwanda
Le Rwanda a connu le dernier génocide du vingtième siècle dans les affrontements entre Hutus et Tutsis. Introduction qui est rédigée est particulièrement synthétique et permet de comprendre l’histoire qui a conduit à cette tragédie. La mécanique génocidaire a commencé par une guerre civile opposant le front patriotique rwandais de l’actuel président Paul Kagamé à la présidence Hutu de Habarymana. Les premiers escadrons de la mort se constituent à partir de 1992 tandis que la France envoie des conseillers militaires pour la formation de l’armée nationale. De leur côté, les troupes du front patriotique rwandais commencent leur offensive à partir du Burundi voisin. Les Tutsis sont présentés comme une race étrangère par la célèbre radio des 1000 collines qui provoquent le déchaînement de violence dans lequel des unités de l’armée française se retrouvent intégrées. D’après les témoignages des soldats dont l’un est issu du premier régiment parachutiste d’infanterie de marine, l’action de l’armée française a été de s’interposer dans une situation particulièrement confuse. Peut-être aurait-il fallu intervenir directement sur les groupes génocidaires, ce qui a été fait peut-être de façon très localisée, et cela fait question encore aujourd’hui. La présence française s’est poursuivie au-delà du génocide avec une implantation à la frontière entre la république démocratique du Congo et le Rwanda. Désormais jetés sur les routes de l’exil, Les Hutus meurent en masse et un certain Jean-Louis, adjudant circulateur, dans un régiment du train est en charge de l’organisation des fosses ou les cadavres sont entassés. Le récit est particulièrement difficile.
L’armée française est également intervenue dans la guerre civile dans l’ex-Yougoslavie, à partir de 1992. La ville de Sarajevo est assiégée par les Serbes mais il faudra une intervention de l’OTAN à partir de frappes aériennes et une présence au sol pour mettre fin à ce conflit. Les missions de l’armée française se déroulent en 1993 avec des appelés volontaires pour les actions extérieures selon le récit de Michel, chef d’un peloton blindé. L’émission consistait à passer différents barrages, à éviter une confrontation directe avec les différents miliciens serbes et bosniaques sur la route entre Zagreb et Sarajevo.
Présente dans la ville de Sarajevo, les jeunes soldats découvrent les combattants bosniaques dont certains viennent du Moyen-Orient. Dans cette situation la vision que l’on peut voir avec des Serbes particulièrement agressifs des bosniaques victimes doit être forcement nuancée.
Évidemment, la situation de José, pilote de Mirage 2000 prisonnier des Serbes, n’est pas forcément la plus favorable. Libéré après plusieurs mois de négociations conduites directement par le conseiller du président de la république, à l’époque Jacques Chirac, les deux pilotes français sont libérés et au moins pour José, ont poursuivi leur carrière, y compris lors de missions de bombardement contre les Serbes au Kosovo.
Ceux d’Afghanistan
L’intervention française en Afghanistan On me permettra de saluer ici les étudiants de cette promotion de l’EMIA 2012 qui porte le nom de « ceux d’Afghanistan ». Certains de mes étudiants sont devenus des amis et je leur dédie cette recension. entre 2001 et 2012 occupe une place particulière. Les forces françaises n’ont représenté qu’un effectif limité, près de 5000 hommes sur 100 000, mais leur engagement dans des zones de combats intenses leur a coûté la vie de quatre-vingt-neuf soldats. Y compris aujourd’hui dans l’armée de terre la référence à l’Afghanistan est aujourd’hui forte, particulièrement dans les régiments ou les pertes ont été lourdes, comme le huitième régiment parachutiste d’infanterie de marine de Castres. On a souvent tendance à oublier, au-delà des morts et des cérémonies dans la grande cour des Invalides, qu’il y a eu un millier de blessés, et que pour la première fois ont été comptabilisés dans l’armée française les soldats souffrant de blessures psychiques et de syndromes post-traumatiques. Les descriptions des scènes de combat sont extrêmement précises, elles commencent souvent à partir d’une patrouille, d’une fouille, et au moment le plus inattendu, une population locale qui semblait vaquer à ses occupations traditionnelles se transforme en unité combattante. Dans ce récit on retrouve le témoignage du soldat Dahhaoui, qui se revendique comme musulman et dont le regard sur les talibans est particulièrement intéressant. Pour ce soldat, les talibans ont une vision barbare de l’islam et agissent pour leurs intérêts personnels, notamment les gains qu’ils peuvent retirer de leur engagement dans des opérations contre les troupes occidentales.
Parmi les témoignages qui suscitent l’intérêt, celui de Julie, infirmière militaire dans l’armée de l’air est également très touchant. À l’hôpital international de l’aéroport de Kaboul, tous les patients sont soignés, y compris des combattants afghans, le tout dans un contexte de tensions extrêmes, les tirs de roquettes sur les installations de l’hôpital étant plutôt habituels.
L’intervention française en Libye est essentiellement aérienne. On apprend pourtant dans cet ouvrage qu’après la mort de Kadhafi en octobre 2011, des plongeurs démineurs sont intervenus dans le port de Tripoli. Leur mission était de désamorcer des missiles non explosés qui avaient été tirés sur les installations tenues par l’armée de Kadhafi par les alliés de la coalition occidentale.
Dans ce témoignage, comme dans bien d’autres sur d’autres théâtres d’opérations, on est surpris par le décalage qui existe entre la situation de danger extrême dans laquelle se trouvent les personnels et leur détachement lorsqu’ils mettent en œuvre leurs compétences techniques. Cela est sans doute un des effets de la professionnalisation et de l’extrême spécialisation dans des domaines très spécifiques comme la mise en œuvre de systèmes d’armes de plus en plus sophistiqués ou de savoir-faire opérationnel de plus en plus précis.
Du Mali au Centrafrique
Pour les opérations militaires les plus récentes, l’intervention au Mali et en République Centrafricaine, les témoignages insistent sur la rudesse des conditions d’intervention, les limites en matière logistique, et pour ce qui concerne l’opération d’interposition et de désarmement en Centrafrique, une certaine insuffisance des effectifs. Au-delà des effectifs, pour ce qui concerne la République Centrafricaine, c’est également la possibilité d’intervenir dans un contexte de tensions extrêmes, où les adversaires ne sont pas clairement identifiés, qui est posée. Cela rappelle d’ailleurs la situation en ex-Yougoslavie.
Pour ce qui concerne l’intervention au Mali, et notamment la traque des djihadistes dans la montagne, on insistera sur les conditions extrêmes qui font la particularité de ce combat d’infanterie légère au milieu des rochers, dans un paysage lunaire, où les blessures sont davantage liées à la nature du terrain qu’au feu adverse. Il est pourtant présent, les échanges de tirs se déroulent à très courte portée.
En République Centrafricaine, la situation est extrêmement confuse les soldats ont dû voir des scènes d’horreur absolue, découvrant des charniers avec des cadavres mutilés, assister parfois impuissants à lynchage. La mission a d’ailleurs changé de nature au fur et à mesure des événements. Dans un premier temps les ex-Seleka, en majorité musulmans, étaient les agresseurs mais l’intervention occidentale visant à protéger les populations a permis aux anti-Balaka de se venger de leurs adversaires, et surtout de profiter de la situation pour se livrer à des actes aussi barbares que ceux qu’ils avaient subi précédemment de leurs adversaires.
Dans un tel contexte, une opération de désarmement simultané n’est évidemment pas facile. Car ceux qui sont désarmés en premier se trouvent ainsi sans défense le temps que l’on désarme les seconds. C’est à ce moment-là que les risques sont les plus grands.
Dans ces paroles de soldats, se trouve aussi la parole d’une femme qui perd son mari lors d’un accident d’hélicoptère en Afghanistan. C’est aussi cela la réalité de la guerre, ceux qui restent à l’arrière qui sont, du fait de la professionnalisation des armées, très marginaux dans la société. Six mois d’absence du conjoint pour une mission en Afghanistan, quatre mois sur un autre théâtre, bien des choses peuvent alors se passer. Il n’est pas évident que l’institution militaire prenne véritablement la mesure de cette somme de difficultés individuelles qui aboutissent parfois à de véritables drames.
Il y a quelques jours, une chaîne d’information en continu a présenté le témoignage anonyme d’un soldat de retour de mission en Centrafrique. Ce témoignage très largement discutable dénote surtout une recherche de sensationnel totalement artificielle en raison de la particularité de cette mission. C’est aussi une des leçons de cette histoire, ou plutôt de ces histoires d’engagements de femmes et d’hommes à porter les armes. Il y a une différence entre le virtuel et le réel, et sur un théâtre d’opérations, c’est le principe de réalité qui prévaut toujours.
Le métier des armes c’est à la fois participer à un collectif au fonctionnement strictement hiérarchisé et en même temps se retrouver seul à devoir agir en une fraction de seconde, celle qui fait la différence entre la vie et la mort.
Entre 1983 et 2015, l’armée française a connu de profondes mutations, le passage de l’armée de métier, l’externalisation de certains services, l’adaptation à de nouvelles missions consécutives à la fin de la guerre froide et l’organisation de la riposte de nouvelles menaces. Elle a dû aussi s’adapter à de nouveaux systèmes d’armement, de nouveaux équipements, même si l’on retrouve toujours sur des théâtres d’opérations des matériels qui ont largement passé le demi-siècle, ne serait-ce que la fameuse « tente 56 » qui abrite les sections de combat. Cela change aussi la physionomie de cette armée française, même si l’histoire nous montre que cela a pu être une constante. Les soldats français semblent avoir une capacité d’adaptation sans équivalent, une rusticité étonnante, ce qui explique d’ailleurs que beaucoup d’entre eux ont du mal à envisager des carrières longues, principalement dans l’armée de terre, où ces exigences sont leur lot quotidien.
Cet ouvrage est utile, il va au-delà du sensationnel, et pour les jeunes qui envisageraient un engagement, il présente sans fard la réalité du combat, loin, très loin du jeu vidéo que ces jeunes ont dans la tête, lorsqu’ils franchissent la porte d’un centre de recrutement. À ce propos, Il serait parfaitement envisageable de mettre cet ouvrage à disposition dans un centre de documentation. La lecture de certains textes serait infiniment plus profitable que le visionnage de vidéos sur YouTube pour comprendre le sens de ce métier qui repose d’abord et avant tout sur l’engagement.