Spécialiste de l’Irak et docteur en sciences politiques de l’IEP de Paris, Myriam Benraad publie chez nos amis des éditions Vendémiaire un ouvrage majeur qui correspond parfaitement aux besoins que peut avoir un large public de comprendre ce qui se passe aujourd’hui entre l’Irak et la Syrie avec la constitution de cette entité politique que l’on appelle « État islamique » et qui se caractérise par la barbarie et la cruauté de ses actions.
La démarche de l’auteur s’inscrit dans une analyse historique dans la durée, dès la naissance de l’Irak, et accessoirement de la Syrie, sur les décombres de l’effondrement de l’empire ottoman, avec le partage des territoires « sous mandat de la société des nations », mandats confié à la Grande-Bretagne et à la France. Au passage, la promesse d’un Kurdistan n’est pas tenue, ce qui intervient encore une fois dans les paramètres explicatifs du conflit actuel. La division de la partie arabe de l’empire ottoman a été délibérément conçue par les occidentaux qui ont conçu, on pourrait dire inventé un territoire irakien ainsi d’ailleurs qu’une monarchie à laquelle une indépendance formelle est consentie en 1932, autour des sunnites, sans tenir compte du peuplement kurde au nord du pays et chiite au sud. C’est dans cet Irak que se développe le nationalisme arabe à partir du parti Baas, même s’il faut tenir compte, et c’est une originalité dans le monde arabe, de l’existence d’un courant communiste, partie prenante du coup d’état des officiers libres du 14 juillet 1958 avec le général Kassem.
La nation déchirée
La coalition nationaliste qui a mis à bas la monarchie éclate sous le poids des dissensions internes et le parti Baas tente un premier coup d’état auquel participe d’ailleurs le jeune Saddam Hussein. En février 1963, le général Kassem est renversé par le général Hassan Al Bakr, lui-même éclipsé par le colonel Aref. Le parti Baas réussit le 17 juillet 1968 un nouveau coup d’état marqué par le retour du général Bakr avec Saddam Hussein comme second. Très rapidement, à partir d’une rhétorique nationaliste, le régime du parti Baas procède à une violente politique d’arabisation du Kurdistan et marginalise les chiites.
À la fin des années soixante-dix, Saddam Hussein s’impose comme un véritable despote, construit sa propre légende, avec un culte de la personnalité qui le présente comme l’héritier de Nabuchodonosor et de Saladin. À partir des liens qu’il entretient avec la population de son village d’origine, Titrik, Saddam Hussein tribalise la vie politique irakienne. Cherchant à profiter d’un affaiblissement de l’Iran qui lui avait imposé un règlement frontalier peu avantageux en 1970, Saddam Hussein s’engage dans une guerre de près de dix ans qui coûte près de 500 000 hommes à l’Irak, et à peu près autant à l’Iran d’ailleurs, mais Irak reçoit un soutien des occidentaux qui lui permet d’éviter une défaite. Le traité qui met fin officiellement au conflit entre l’Irak et l’Iran est signé le 20 août 1990. Quelques jours plus tôt, l’armée irakienne s’est emparée du Koweït en considérant qu’un tel coup de force la mettrait dans une position suffisamment favorable pour que la communauté internationale accepte le fait accompli.
Entre août 1990 et février 1991, la coalition internationale avec le soutien des Nations unies procède à des frappes aériennes avant de libérer le Koweït sans pour autant renverser le régime de Saddam Hussein. Cette nouvelle guerre a causé la mort de plus de 200 000 civils et militaires et la dégradation des conditions de vie consécutives aux sanctions que le pays subit, à la destruction de nombreuses infrastructures, est responsable d’au moins 500 000 victimes. C’est pendant cette période, avec les années d’embargo, que Saddam Hussein a poursuivi son action de déchirement de la nation irakienne en s’appuyant sur un double discours tribal et islamique.
Le temps des apprentis sorciers
La seconde guerre contre l’Irak est le résultat de la volonté des États-Unis d’imposer leur suprématie au Moyen-Orient, dans ce qui a pu apparaître comme une sorte de Wilsonisme botté, permettant également de défendre les intérêts pétroliers d’une bonne partie de l’administration républicaine de Washington avec George Bush junior. La perception que les stratèges américains pouvaient avoir été largement faussées. L’idée que les sunnites formaient la colonne vertébrale du pays avec le régime du parti Baas et l’incarnation collective de sa tyrannie se révèle comme fausse, même si l’intervention américaine finit par réaliser la situation que l’on avait imaginée au départ. Mais les sunnites, et Myriam Benraad a raison de le préciser, n’ont jamais formé une communauté homogène. Pas plus d’ailleurs que les chiites. Les clivages ne sont pas seulement religieux mais également tribaux et ce sont souvent ces derniers qui se retrouvent dans les ralliements aux différentes insurrections, y compris celles de l’actuel État islamique. Les néoconservateurs et les nationalistes américains se saisissent de l’environnement créé par les attentats du 11 septembre 2000 pour accréditer leur vision du Moyen-Orient. Les sunnites sont identifiées au régime de Bagdad tandis que les kurde et les chiites sont décrits comme une minorité opprimée, celle à partir de laquelle il sera possible de construire un Irak démocratique. La lecture confessionnelle de l’Irak des idéologues de la Maison-Blanche aboutit à confier les rênes de l’Irak à cette population et à ses représentants. Les chiites irakiens peuvent apparaître, en raison de leur religiosité modérée, comme un atout pour contester le leadership iranien sur l’islam chiite.
L’intervention militaire des États-Unis, sans mandat de l’ONU, se déroule en moins de trois semaines du 20 mars 2000 3 au 9 avril. Avec une vision extrêmement schématique, les États-Unis imposent une « débaasification » du pays qui rappelle les schémas de la dénazification mise en œuvre en 1945 après l’effondrement du troisième Reich. En réalité ce qui est mis en œuvre relève de la purge aveugle qui frappe indistinctement de véritables criminels mais aussi des petits fonctionnaires et employés des administrations, sans parler de l’armée et de l’appareil de sécurité démantelés.
La confessionnalisation du conflit
Les forces d’occupation sont incapables de se substituer aux Irakiens pour maintenir la sécurité, ce qui entraîne un profond mécontentement, surtout que les nouveaux dirigeants montrent très vite les limites de leurs compétences, y compris en matière d’extraction pétrolière, les personnels sunnites ayant été chassés par les nouveaux dirigeants chiites. Les nationalistes laïques qui avaient fui l’Irak pendant le règne de Saddam Hussein et qui cherchent à revenir au pays apparaissent comme des corps étrangers qui n’ont pas connu les souffrances des Irakiens, tandis que le parti islamique irakien issu de la mouvance des Frères musulmans renforce sa représentativité chez les sunnites d’Irak. La confessionnalisation du conflit renforce évidemment les différentes fractions religieuses, comme le comité des oulémas sunnites.
Pourtant, les premiers formes de résistance armée à l’avancée des Américains 2003 ne viennent pas les sunnites mais des populations du Sud chiite, plus particulièrement de Bassora. Très rapidement, en raison de la dégradation de la situation, et dès avril 2003, une forme de résistance armée s’organise, à partir de gigantesques manifestations dans les quartiers sunnites de Bagdad. Il semblerait pourtant que l’organisation du soulèvement des débuts de l’occupation américaine ait pu être organisée à partir de réseaux baasistes, à partir de Tikrit, le fief de Saddam Hussein. L’insurrection irakienne est en réalité une véritable nébuleuse qui s’oppose simultanément à la présence étrangère et à l’occupation confessionnelle de l’Irak par des mouvements chiites liés à l’Iran. C’est dans ce contexte que se situent les deux batailles de Fallouja, qui constituent d’ailleurs aujourd’hui la référence en matière de combat urbain dans les écoles militaires. C’est dans cette situation que le dirigeant d’Al Qaïda en Irak, le djihadiste jordanien Abou Moussad Al Zarqaoui prend la tête de la lutte armée. De la même façon, dans les milieux chiites paupérisés de Bagdad et du Sud, un mouvement contestataire conduit par le dirigeant radical Moqtada Al Sadr conteste l’occupation américaine. Devant le risque d’enlisement, les troupes américaines essaient de mettre en place de nouvelles institutions tandis que la seconde bataille de Fallouja, qui s’achève le 23 décembre 2004 et qui a coûté plus d’une centaine de morts aux américains, achève de cristalliser l’opposition des sunnites au gouvernement central de Bagdad.
Dans un tel chaos, les mouvements se radicalisent encore plus, le salafisme se diffuse très largement tandis que les tensions entre sunnites et chiites sont exacerbées. C’est dans ce contexte que l’on assiste à la montée en puissance idéologique et opérationnelle d’Al Qaïda, qui sanctionne une évolution décisive tant dans la composition que dans l’orientation du soulèvement sunnite. La nouvelle génération de combattants est plus jeune et plus radicale et se réclame du salafisme, avec de très nombreux candidats étrangers, venus des régions voisines de l’Irak mais aussi du Maghreb, de Tchétchénie, voire d’Europe. La question des combattants étrangers européens partis faire le djihad n’est en effet pas une nouveauté, même si on a pu le découvrir en France à partir de la Syrie.
La destruction à Samara le 22 février 2006 de l’un des hauts lieux du chiisme irakien ouvre la boîte de pandore de la guerre interconfessionnelle. Face aux attaques conduites par des groupes djihadistes, des milices chiites se constituent avec le soutien du gouvernement et se comportent comme des escadrons de la mort. Des déplacements de population s’intensifient, et concernent au bas mot 2 millions de personnes, dont 600 000 vers la Jordanie et 600 000 vers la Syrie.
Pourtant, les divisions dans le camp sunnite ne tardent pas à se faire jour. L’armée islamique s’oppose à la radicalisation d’Al Qaïda, qui rejette le principe même de la lutte nationale. C’est dans ce contexte que Abou Omar al-Baghdadi, issu d’Al Qaïda, constitue l’État islamique.
La naissance du monstre
Peu à peu, sur fond de banditisme et de corruption, de contrebande pétrolière, les islamistes les plus radicaux se renforcent tandis que les tribus sunnites qui étaient en partie restées à l’écart des affrontements cherchent à monnayer leur soutien au régime de Bagdad. Les engagements non tenus à leur égard expliquent comment l’État islamique qui les avait d’abord combattues finit par les rallier.
Le scrutin de mars 2010 se traduit par le maintien au pouvoir du premier ministre chiite Al Maliki qui au final confisque la victoire électorale et finit de décrédibiliser tout espoir démocratique.
À partir de cette date, et malgré des débats sur le fédéralisme qui peut apparaître comme une solution, l’éclosion des révolutions arabes et le développement de la lutte armée en Syrie contribuent à diviser encore plus le pays. Les chiites irakiens prennent fait et cause pour le régime de Damas tandis que les sunnites espèrent dans la victoire de leurs frères, largement dominés par les composantes les plus radicales de l’insurrection. Ce sont celles-ci qui accaparent à leurs profit l’aide apportée par les pays du Golfe, et notamment le Qatar.
C’est donc dans ce contexte que l’État islamique a pu engranger des succès, s’emparer de Mossoul, parvenir jusqu’aux frontières de la Turquie, et devenir un pôle attractif pour toutes les formes de djihadismes.
Les jeux particuliers des différents acteurs, pays du Golfe obsédés par l’Iran chiite, opérateurs plus ou moins occultes des marchés pétroliers clandestins, et gouvernement islamiste de Turquie inquiet face aux Kurdes à cheval sur leurs frontières, conduisent à cette situation actuellement bloquée dans laquelle les pays occidentaux ne peuvent pas véritablement envisager autre chose que des frappes aériennes pour essayer de maintenir un équilibre relatif, même s’il est loin de permettre une hypothétique transition démocratique et un retour à la paix et à la sécurité dans la région.
S’il y a un ouvrage qui pourrait parfaitement illustrer la démarche que les Clionautes ont entreprise « historiens et géographes dans la cité », c’est bien celui-ci. Même s’il peut parfois apparaître difficile d’accès, il peut constituer un excellent support de compréhension de la situation actuelle, à la lumière de la connaissance précise des événements antérieurs et de leur impact sur le terrain aujourd’hui.
Si l’on se contente de subir les flashs des chaînes d’information en continu, il y a peu de chances que l’on puisse sortir des scories de l’immédiateté. Cet ouvrage, solidement documenté, écrit de façon fluide et agréable, illustré de cartes pour la localisation, constitue à mon sens « le » livre à lire sur ce sujet. L’éditeur a fait un choix extrêmement pertinent et mérite assurément nos félicitations.
Bruno Modica
Une présentation par l’auteur
http://editions-vendemiaire.com/catalogue/collection-chroniques/irak-la-revanche-de-lhistoiremyriam-benraad/