Directeur éditorial et chroniqueur politique au journal Le Monde, Gérard Courtois nous propose le récit des campagnes électorales des neuf élections présidentielles qui se sont déroulées en France, de la première en 1965 à celle de 2012. La structure de l’ouvrage est d’une extrême simplicité : une brève introduction suivie de neuf chapitres, chacun d’entre eux étant consacré au récit d’une campagne électorale.

Un récit parfait des neuf campagnes électorales de la Ve République

Cet ouvrage est fort bien documenté. L’auteur a suivi toutes les élections depuis 1988 ; il peut puiser dans les ressources documentaires du journal Le Monde ; il a réalisé quelques entretiens complémentaires. Tous les faits sont exposés avec une grande précision, l’ouvrage est fort bien écrit et très agréable à lire ; l’auteur excelle particulièrement dans l’art de dresser en quelques lignes les portraits biographiques des principaux acteurs politiques de cette histoire. Dire que ce livre se lit comme un bon roman n’est pas exagéré ; même si l’on connaît à chaque fois le dénouement. Il fournit une excellente voie pour apprendre ou revoir les grandes lignes de la vie politique française sous la Ve République.

Il est donc vraiment regrettable qu’un aussi bon livre soit totalement démuni du moindre appareil critique. Il n’y a pas de bibliographie, et comme il n’y a pas de notes, les sources précises nous demeurent inconnues. Il n’y a pas d’index alors qu’il aurait permis de suivre les parcours des principaux acteurs. Il n’y a même pas de tableaux donnant les résultats de chaque tour de chaque élection, ni dans le corps du texte, ni en annexe, ce qui est vraiment une grave lacune.

La première campagne présidentielle et ses enseignements

La désignation au suffrage universel d’un président de la République est en 1965 un événement de première grandeur. Pour les forces politiques en présence, il s’agit de s’organiser pour une bataille sans précédent. Il faut attendre le 9 septembre 1965 pour que, après une active et habile préparation, se mette sur les rangs celui qui fut un personnage important et très attaqué de la IVe République, membre de onze gouvernements, François Mitterrand, député de la Nièvre. Il est alors âgé de 49 ans. Le parti communiste se rallie sa candidature, convaincu que de Gaulle se présentera et qu’il ne peut être battu. Le 19 octobre Jean Lecanuet, président du MRP, largement inconnu du public, se lance à son tour dans la bataille. Tout comme François Mitterrand il agit à titre personnel ; il n’évoque aucun parti à l’appui de son initiative. Sa candidature se situe au centre, démocratique, social et européen. Peu après la liste des candidatures s’enrichit de trois nouveaux noms, ceux du sénateur centriste Pierre Marcilhacy, de l’avocat d’extrême-droite Jean-Louis Tixier-Vignancour, et de Marcel Barbu qui se présente comme le porte-parole des désarmés et des sans-logis, des « rien du tout« , des « des chiens battus« , qui parlera de ses 12 enfants à la télévision, et que le général de Gaulle présentera comme un « brave couillon« , ce qu’il n’était sans doute pas, ayant compris l’extraordinaire média publicitaire que pouvait être la télévision pour sa communauté de travail dans la Drôme. Au début du mois de novembre et les Français ne savent toujours pas si le général de Gaulle sera candidat. Ils apprennent par l’allocution radio-télévisée du 4 novembre à 20 h :  » Aujourd’hui, je crois devoir me tenir prêts à poursuivre ma tâche« . Immédiatement il dramatise l’enjeu  » Que l’adhésion franche et massive des citoyens m’engage à rester en fonctions, l’avenir de la République nouvelle sera décidément assuré. Sinon personne peut douter qu’elle s’écroule aura aussitôt, et que la France devra subir -mais cette fois sans recours possible- une confusion de l’Etat plus désastreuse encore que celle qu’elle connut autrefois« . Ce que l’opposition traduira par l’expression « Moi ou le chaos ». La campagne s’ouvrent officiellement le 19 novembre 1965. Elle est passionnée. Tandis que l’opposition se déchaîne, le général de Gaulle reste étrangement muet.

Premier enseignement de ce phénomène politique nouveau que constitue une campagne électorale, c’est le rôle capital que joue la télévision. Depuis sept ans la télévision française offrait inlassablement les mêmes visages, les mêmes images, les mêmes propos satisfaits et lénifiants ; l’information était totalement dans les mains du pouvoir gaulliste. Et voilà que des inconnus viennent dire à des millions de français stupéfaits que tout ne va pas pour le mieux, que de Gaulle n’a pas toujours raison, que le gouvernement n’est pas le meilleur qu’il puisse être. Comme prévu, François Mitterrand, candidat de toute la gauche et Jean Lecanuet émergent du lot des candidats. Mitterrand critique le caractère autoritaire du pouvoir et sa politique anti-sociale ; Lecanuet évoque les problèmes de la vie quotidienne que le régime néglige dit-il, et insiste sur la nécessité de construire l’Europe. C’est un virtuose du petit écran, il est jeune et souriant, les Français ne découvre et s’y intéressent. Le général de Gaulle refuse de se considérer et de se placer sur le même plan que ses concurrents. Il ne fait pas campagne et n’utilise pas son temps de parole à la télévision.

Second d’enseignement de cette première campagne présidentielle de la Cinquième République : l’existence et l’influence des sondages d’opinion. Deux instituts existent, l’IFOP et la SOFRES. Or les sondages sonnent l’alarme chez les gaullistes. Le pourcentage de voix accordées au général de Gaulle diminue fortement au point que les analystes commencent à envisager une mise en ballottage, ce qui est tout simplement impensable. De Gaulle se résigne donc à utiliser son temps d’émission, le 30 novembre. « S’il faut mordre je mordrai« , aurait-il dit à son premier ministre. Mais au cours des 15 minutes de son intervention, il mord mal, manque de brio. Devant ce média nouveau, cet homme de 75 ans se montre mal à l’aise, au contraire de Jean Lecanuet pour lequel les intentions de vote ne cessent d’augmenter dans les sondages. Le dernier sondage de l’IFOP laisse nettement prévoir le ballottage : sur 100 électeurs, 43 voteraient de Gaulle, 27 Mitterrand et 20 Lecanuet. Le 5 décembre les urnes confirment d’assez près ces résultats : de Gaulle obtient 44,60 4 % des voix, Mitterrand 31,72 %, Lecanuet 15,57 %. Le record du minimum d’abstention qui remonte à septembre 1958 a été battu avec moins de 15 %. Et la question se trouve posée à nouveau : que va faire le général ?

Plus tard il confiera que le soir de ce premier tour,  » une vague de tristesse a failli l’entraîner au loin« , que le ballottage a été un des cas, où il s’est demandé s’il ne devait pas  » quitter l’Histoire« . Mais il retourne au combat politique et décide de ne plus se montrer inerte pour affronter François Mitterrand qui sera candidat de tous les antigaullistes, mais pour lequel Jean Lecanuet ne s’est pas franchement désisté, appelant seulement à ne pas voter pour de Gaulle. L’UNR multiplie les meetings auxquels participent des personnalités ralliées au gaullisme, Maurice Schumann, Edgar Faure, François Mauriac ou André Malraux, mais aussi Louison Bobet, vainqueur du tour de France cycliste. De Gaulle a compris l’importance et l’influence de la télévision. Mais il n’y aura pas de face à face : de Gaulle ne se commettrait pas avec Mitterrand, ni à la télévision, ni ailleurs. Il le méprise en privé (le « Rastignac de la Nièvre« , le « politichien« , « l’arsouille« ), mais il n’utilisera pas l’attaque personnelle que certains lui conseillaient : la francisque, la photo de la poignée de main avec Pétain, le faux attentat de l’Observatoire. « Non, je ne ferai pas la politique des boules puantes », déclare-t-il à Peyrefitte : « Il ne faut pas porter atteinte à la fonction pour le cas où il viendrait à l’occuper« . Il décide d’adopter la technique du dialogue avec un journaliste de l’ORTF Michel Droit. Les 13 14 et 15 décembre 1965 le journaliste interroge très librement un de Gaulle amical, détendu, familier, maniant à souhait l’humour, mêlant celui des gestes à celui des paroles. Ulcéré et mordant, il réfute les accusations de mettre en cause les libertés publiques et rappelle que c’est lui qui les a rendues en 1944, conteste en avoir détruit aucune depuis sept ans. Les sondages lui accorde 55 % des voix : c’est très exactement son score au soir du 19 décembre. Il recueille 13 millions de voix et Mitterrand est battu avec plus de dix millions et demi. L’exactitude des prévisions est impressionnante ; la participation électorale demeure très large avec un peu plus de 15 % d’abstention.

Quelques enseignements de cette première campagne électorale sont à retenir qui peuvent servir de balises dans l’appréciation des suivantes : les candidatures ne sont pas issus des partis politiques mais ce sont des hommes qui se présentent devant la nation ; la campagne électorale a une importance essentielle, la télévision y joue un rôle majeur, le candidat doit admettre que ses idées ne suffisent pas et que son image va compter ; les sondages d’opinion relayés par la presse ont beaucoup intéressé les Français et l’exactitude de leurs prévisions va accroître leur influence ; la très forte participation des Français à l’élection montre que la campagne les a passionnés. Et pour cette raison, on ne pourra plus remettre en question une institution si populaire. De ce point de vue le général de Gaulle a gagné la partie devant la Nation après l’avoir gagné en 1962 devant ce que les sociologues commencent a appelé à cette époque la classe politique.

C’est la campagne qui fait l’élection

Chaque campagne électorale comporte son lot d’imprévu, d’affaires, de dynamiques qui font s’effondrer les uns partis favoris et gagner les autres donnés à l’origine pour perdus. Comme le dit Gérard Courtois, « La campagne fait l’élection« . Il en fait la démonstration par le récit de chacune des campagnes.

Deux mois avant l’élection de 1965, le général de Gaulle est crédité de près des deux tiers des intentions de vote et donné gagnant au premier tour. C’est cette conviction qui explique que le PCF ne veuille pas lancer un candidat dans la bataille et préfère envoyer Mitterrand vers un échec assuré. C’est la campagne, et particulièrement la télévision qui révèle Lecanuet et Mitterrand, et conduit de Gaulle au ballotage, ce qui était proprement impensable.

En 1969, après la démission de DG, Pompidou présente sa candidature. A. Poher, président du Sénat qui assure l’intérim décide de se porter candidat. La gauche est divisé entre le communiste Duclos, le socialiste Defferre et le candidat du PSU, M. Rocard. Un mois seulement avant le premier tour de 1969, Poher fait jeu égal voire mieux que Pompidou. Mais il s’affaisse durant la campagne et Pompidou lui inflige une sévère défaite.

En 1974, le candidat gaulliste c’est Jacques Chaban-Delmas. Il se croit en position de force : légitimité historique, expérience politique, fidélité gaulliste, et soutien du puissant parti qu’est l’UDR. Mais VGE qui fut ministre des finances de DG, chef d’un petit parti allié des gaullistes, se porte lui aussi candidat. Une partie des gaullistes conduits par Chirac abandonnent Chaban pour soutenir VGE. Il s’effondre en trois semaines, humilié par Giscard. Chaban-Delmas est beaucoup moins bon à la télévision ; la campagne de VGE est bien meilleure.

En 1981, VGE se représente. La droite est divisée puisque Chirac se présente aussi ; la gauche est divisée puisque Mitterrand et Marchais sont concurrents. VGE ne doute pas d’être réélu jusqu’en mars, deux mois avant l’élection ; il est battu par Mitterrand. Il n’avait pas prévu l’impact de l’affaire des diamants ; il avait sous-estimé celui du chômage sur la société française ; il n’a pas dominé d’une phrase assassine le débat du second tour, au contraire il a été touché par la sortie de Mitterrand qui fit de lui l’homme du passif. C’est la campagne qui a modifié le rapport de force.

En 1988, Mitterrand se représente. Le candidat communiste Lajoinie n’est pas une menace ; le PC poursuit son déclin entamé en 1981. Il doit affronter Chirac, qui est son PM, Barre et Le Pen. Raymond Barre est le favori de la droite jusqu’en février, avant d’être irrémédiablement distancé par Chirac. C’est par sa campagne que Chirac l’a emporté sur Barre. Mais il est finalement écrasé par Mitterrand

Chirac se préparait pour l’élection de 1995. Aussi avait-il refusé d’être pour la seconde fois le PM de cohabitation de Mitterrand. Balladur avait accepté, promettant à Chirac, son ami de trente ans de ne pas être candidat. Mais la promesse des sondages fut plus forte que le serment. Trois mois avant le scrutin de 1995, Edouard Balladur est plébiscité par l’opinion et presque unanimement considéré comme le prochain vainqueur. Les ralliements se multiplient, y compris ceux des fidèles de Chirac, Sarkozy et Pasqua. Chirac est donné pour perdu. Mais Chirac fait campagne, une bonne campagne, avec un slogan, la fracture sociale, des meetings, une conviction et une ténacité surprenantes. Et Chirac dépasse Balladur et le devance au premier tour. C’est la campagne qui a renversé les prévisions. C’est aussi la campagne qui a permis à Jospin de parvenir au second tour et d’y faire un score honorable, alors que le parti socialiste était largement discrédité par les ombres finales du second septennat Mitterrand.

En 2002, nul ne doute que l’élection est écrite à l’avance. Elle opposera au second tour Chirac, le président sortant et Lionel Jospin, son premier ministre de cohabitation. Et comme le bilan de Jospin est plutôt bon, que la conjoncture économique est favorable, et que Chirac s’est discrédité par sa dissolution suivie de cinq ans de cohabitation, beaucoup seraient prêts à parier que Jospin remportera le second tour. C’était compter sans les effets de la multiplicité des candidats à gauche (ils sont sept), et sans la progression de l’extrême droite. Au soir du premier tour Jospin est éliminé et annonce qu’il abandonne la vie politique. Jacques Chirac est le plus mal élu des gagnants de premier tour (moins de 20% des voix) ; mais quinze jours plus tard, au soir du second tour qui l’oppose à JM Le Pen, il est le mieux élu de tous les présidents de la Ve République, avec plus de 82% des voix. Rebondissements de la campagne.

On pourrait dire que le phénomène est moins net en 2007 et en 2012. Jusqu’en janvier 2007 Ségolène Royal devance N. Sarkozy dans les sondages ; mais il fait une excellente campagne, dynamique dans ses modalités, imposant les thèmes du débat, étonnant souvent par des propositions inattendues. Il séduit et l’emporte. Méprisant son adversaire François Hollande en 2012, il est sûr de l’emporter. Mais le socialiste ne s’en laisse pas compter et fonde sa campagne sur le rejet viscéral de son adversaire de la part d’une partie des Français et sur un programme de gauche. Il domine même Sarkozy à plusieurs moments du débat d’entre deux tours.

A compléter par la réédition récente d’un ouvrage de Michel Winock

L’introduction mise à part, aucune analyse thématique n’est proposée de l’ensemble de ces campagnes, et de l’objet politique que constitue une campagne électorale. On n’y trouvera rien d’autre que le récit des campagnes. On pourra donc utilement compléter cet ouvrage par celui de Michel Winock, Les élections présidentielles 1958-2102, récemment réédité chez Perrin dans la collection Tempus. Il manque lui aussi du moindre tableau récapitulatif des résultats électoraux, mais il traite des conceptions institutionnelles du général de Gaulle, de l’élection de 1958 au suffrage universel indirect, du référendum de 1962 proposant aux citoyens l’élection du président au suffrage universel direct; et il propose deux chapitres thématiques dont un passionnant portrait type du candidat victorieux. Michel Winock se permet cependant quelquefois de dériver dans des jugements qui lui sont personnels et que l’on est pas obligé de partager !

© Joël Drogland