Historien et directeur de recherches à l’EHESS, Pierre Laborie, disparu en 2017, a consacré ses recherches à l’opinion publique et aux imaginaires des Français sous le régime de Vichy et l’Occupation. Il a notamment publié L’opinion française sous VichyFrançais des années troublesMots de 39-45 et Le Chagrin et le Venin. Céline Vast et Olivier Loubes le présentent comme un « historien nouvelliste », qui a multiplié les articles, dont une vingtaine, écrits entre 1981 et 2017 sont rassemblés dans cet ouvrage. Certains sont inédits ou difficilement accessibles.

L’historien et l’événement joue le rôle d’atelier de l’historien et revient sur le parcours de Pierre Laborie, sur ses interrogations et ses influences. L’événement se construit en fonction des perceptions immédiates et décalées, des représentations des contemporains, des traces qu’il laisse ainsi que de sa transmission. étudier la réception d’un événement est un moyen de prendre en compte son rapport au temps. « [Les représentations] sont un outil d’investigation, une voie d’accès pour saisir les traces de l’implicite » (p. 41), mais une histoire sociale ne se borne pas aux représentations. Les comportement collectifs ont été relativement peu étudiés. Depuis les années 1970, domine l’idée d’une passivité largement répandue dans la société française jusqu’à l’avancée des Alliés. L’idée d’une France majoritairement résistante avait été remise en cause dans le contexte de mai 68, de la mort du général de Gaulle, de révélations sur la guerre d’Algérie et surtout par la diffusion du Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls (1971) et par la publication de La France de Vichy de Robert Paxton (1973). On passe d’un extrême à l’autre dans l’opinion, d’une France héroïque à une nation soumise voire à l’idée de Français « tous collabos ». Les deux minorités de résistants et de collaborateurs sont jugées égales en nombre autour d’une majorité attentiste. Mais la diversité de ce dernier groupe est niée. En réalité, les chiffres sont peu précis et les comportements ambivalents sont nombreux. Par exemple, un paysan peut faire du marché noir avec les Allemands tout en cachant des réfractaires au STO. Les messages de cinq évêques de la zone sud ont joué un grand rôle dans le développement des actions de sauvetage des Juifs, ce qui laisse penser que ces mots étaient attendus et espérés et que la population ne s’identifiait pas autant qu’on a pu le dire au régime de Vichy. Les dénonciations ont souvent été exagérées : le chiffre de 3 à 5 millions a souvent été repris. On évoque désormais 200 000 à 500 000 lettres de dénonciations.

Les Français dans la guerre tente de décrypter les attitudes ordinaires des Français sous Vichy et l’Occupation. La défaite de 1940 est un événement impensé (au sens d’inimaginable, d’imprévisible), traumatique et fondateur. Le développement de la Résistance repose sur l’existence d’une société du non-consentement. Les Français ont rejeté l’occupation allemande, les occupants et la collaboration, comme le montre l’impopularité de Pierre Laval. Le soutien à la Grande-Bretagne, plus ou moins fort, est aussi une constante. La sensibilité gaulliste, compatible avec des opinions contraires, connaît une progression. Ces deux dernières opinions sont présentes plus tôt et de manière plus forte dans la zone occupée. Une série de facteurs a eu des effets anesthésiants sur l’opinion : le sentiment d’humiliation, les difficultés du quotidien, l’absence des prisonniers de guerre, une crise d’identité et le rôle du maréchal Pétain. La cassure s’accentue sous l’effet des échecs du régime de Vichy qui avait posé comme fondamentaux : la paix et le non-engagement dans le conflit, la protection de la population, l’unité nationale, l’identité retrouvée. La ferveur maréchaliste entretient le malentendu, la rupture définitive du printemps 1941 ne remet en cause le prestige personnel de Pétain, pensé comme un stratège du « double jeu ».

Pierre Laborie s’est interrogé sur le sens du consentement lors de la défaite de 1940 à partir de l’exemple de la reprise de la publication de la revue d’Esprit en « zone libre ». Le désastre de juin 1940 a été considéré comme un jugement de l’histoire, une évolution irréversible, le naufrage d’une civilisation. « Rien ne sera plus comme avant […] quoi qu’il arrive désormais, un monde est mort qui ne renaîtra pas » (Jean Lacroix, Esprit, novembre 1940). Le régime de Vichy met en avant des boucs émissaires, mais prend garde à ne pas rendre responsable de la défaite les élites sur lesquels il s’appuie. La défaite est perçue comme « une sanction justifiée contre un peuple jouisseur qui avait préféré le plaisir à l’effort » (p. 130). Pour le gaullisme, c’est l’acceptation de l’armistice ou son refus qui constitue la question centrale. L’Eglise catholique et les communistes restent discrets sur la question en raison de l’adhésion de la première au discours culpabilisateur et au flottement dans la stratégie du parti communiste pour les seconds (contexte du pacte germano-soviétique).

Pierre Laborie évoque les liens entre 14-18 et le régime de Vichy. Le premier conflit mondial a provoqué la perte des repères, l’essor du pacifisme et a été instrumentalisé par le régime de Vichy : idéalisation de la figure de Pétain comme la seule valeur sûre, valorisation des vertus d’obéissance et de sacrifice, dénonciation du « feu qui tue ». Pétain est perçu comme un stratège, qui ne peut que maîtriser la situation. D’autre part, les résistants se présentent aussi comme les héritiers des soldats de la Grande Guerre.

Pierre Laborie évoque ensuite la lettre pastorale de Mgr Saliège, lue le 23 août 1942 dans les églises de son diocèse de Toulouse. Il s’agit d’une protestation solennelle contre les rafles de juifs. Les rafles modifient l’image des Juifs : on passe d’un Juif fantasmé et diabolisé à une enfant arraché à sa mère à un voisin, à un être humain qui a besoin d’aide. Obnubilé par la crise de l’Eglise, Mgr Salière a d’abord soutenu « l’oeuvre de redressement » du maréchal Pétain, mais dès 1933, il condamnait l’antisémitisme. De même, beaucoup de catholiques participent à partir de 1942 à cacher les juifs, sans pour autant renier un soutien à Pétain.

Pierre Laborie évoque ensuite les perceptions multiples des maquis, par définition mal connus. La population craint les représailles, mais ces dernières accroissent surtout le rejet de l’occupant. Le développement des maquis révèle l’importance d’une « Résistance de solidarité ». Il montre ensuite la difficulté d’établir une définition de la Résistance face à la complexité des comportements individuels. Il prend l’exemple du procès Bousquet qui aboutit à une condamnation, annulée en raison de la participation de René Bousquet pour avoir « participé de façon active et soutenue à la résistance contre l’occupant ». Pierre Laborie établit 4 critères de définition : l’idée d’un engagement personnel dans le conflit, la conscience de résister, l’impératif de transgression, la possibilité de motivation et d’objectifs multiples. Il évoque aussi le rapport qu’entretiennent les résistants à la mort et la question de l’épuration dans l’opinion publique.

Ecriture de l’histoire, récits et enjeux mémoriels revient sur les spécificités d’une histoire très contemporaine confrontée aux enjeux de mémoire et sur la nécessité d’un travail de décontraction des lieux communs. Dans un article de 1994, Pierre Laborie déplore le manque relatif de travaux d’historiens sur la Résistance. Ils sont alors majoritairement le fait d’historiens qui ont fait l’expérience de la Résistance comme Daniel Cordier ou Jean-Louis Crémieux-Brilhac. Il évoque aussi la récupération politique de la Résistance de la part des gaullistes comme des communistes et insiste sur la rigueur dans l’étude des témoignages ainsi que sur la nécessité d’étudier aussi la mémoire de la Résistance. Il revient ensuite sur le mythe résistancialiste, puis sur la place de la Résistance dans la reconstruction de la France contemporaine.

Un dernier texte inachevé, « Une enfance, la mort, l’Histoire » clôt ce recueil d’articles.

Jennifer Ghislain pour les Clionautes