Agrégé de l’université, Jean-Noël Castorio est maître de conférences en histoire ancienne à l’université du Havre où il dirige le pôle de recherche en sciences humaines. Spécialiste d’histoire romaine, il est notamment l’auteur de deux biographies, Messaline, la putain (Payot, 2015) et Caligula au cœur de l’imaginaire tyrannique (Ellipses).
L’auteur se propose de comprendre comme est perçue l’Antiquité romaine au cours de l’Histoire. A partir de onze études, qui mèneront le lecteur des origines mythiques de Rome jusqu’à la chute de l’Empire, les analyses sont des prétextes pour appréhender ce que les sociétés font de l’histoire antique, souvent un miroir dans lequel les Occidentaux se plaisent à se contempler. Pour Jean-Noël Castorio, on ne peut saisir qu’une certaine réalité de ce monde ancien, qui ne serait qu’une invention de la Renaissance et la création d’un idéal des humanistes.
Un premier exemple est le récit mythologique du viol de Lucrèce. Cette histoire se contextualise à 40 km de Rome. Ardée, capitale des Rutules, peuples étrusques romanisés, suscite la convoitise des Romains gouvernés par le roi Tarquin le Superbe. Sûr de sa victoire, ce dernier attaque l’opulente cité qu’il doit cependant assiéger après une résistance inattendue. Pendant l’attente de la reddition, l’ennui s’installe et les esprits des généraux s’échauffent. Chacun se targue d’avoir une épouse exemplaire. Lucius Tarquin Collatin, gouverneur de Collatie, prétend que sa femme Lucrèce serait la seule à avoir tous les mérites. Il engage ses compagnons à partir chez eux pour voir les activités de leur moitié. A la surprise générale, les femmes s’étaient réunies pour festoyer ensemble. Seule, Lucrèce attendait son époux dans sa demeure, en tissant une toile. Fils du roi, Sextus Tarquin, est subjugué par la jeune femme. Il ressent pour elle un désir funeste et incontrôlable qui ne sera assouvi que par la souillure. Ainsi, il emploie un chantage pour la violer sans la tuer, faisant croire à un adultère consenti. Anéantie, Lucrèce envoie un message énigmatique à son mari et après avoir obtenu son pardon, elle se tue devant lui pour ne pas survivre à l’avilissement de son honneur. Ce sacrifice entraîne la chute du tyran de Rome. En effet, toute la jeunesse de Collatie, marche sur Rome pour venger Lucrèce. L’exposition du corps violé sur le forum aurait provoqué la colère de la plèbe romaine et entraîné la destitution de la monarchie. Ici, une passion d’ordre privé est à l’origine d’une révolution politique contre Tarquin le Superbe qui a pris le pouvoir par la violence. Ainsi se fonde la République. Le corps de Lucrèce est une allégorie de l’Urbs, mais aussi des excès du tyran. La fidèle matrone, gardienne de la demeure, apparait comme un modèle aux femmes de son temps. Ensuite Tite Live réécrit le mythe de Lucrèce au profit de l’instauration du principat augustéen. La Rome bâtie par l’Empereur serait fondée sur les mêmes valeurs que sur celles de la République, sur la purification des vices et la corruption des mœurs. Les Anciens définissent Lucrèce comme un modèle féminin vertueux repris ensuite par les premiers chrétiens. Pourtant, l’histoire de Lucrèce sera perçue différemment suivant les auteurs. Saint Augustin dans la Cité de Dieu, trouve son comportement discutable. Pourquoi se suicider alors que le viol n’est pas un adultère ? Pour le père de l’Église, si la matrone s’est tuée, c’est qu’elle n’est pas totalement innocente. Beaucoup de femmes violées ont choisi de vivre. Cette assertion sera suivie par d’autres auteurs. Cette deuxième Lucrèce, vile, consentante est largement représentée par les peintres, Sandro Botticelli, Lucas Cranach l’ancien, ou le Titien. A 80 ans, ce dernier exalte la chair de la romaine en se réservant le rôle de l’esclave voyeur en arrière-plan du tableau. On voit donc le glissement du personnage de Lucrèce, de la matrone à la courtisane, voire à la putain…
Un deuxième exemple est l’importance donné au cours de l’Histoire à la révolte de l’esclave Spartacus. Les sources anciennes plutôt pléthoriques se contredisent. Il est difficile de cerner le personnage qui apparaît somme toute assez inconsistant dans, ce que les modernes appellent « la troisième guerre servile » ou selon l’auteur ancien Florus « la guerre contre Spartacus » vers 70 av JC. Partie de Capoue, ville de gladiature, une grande révolte éclate dans toute la péninsule italienne. Environ 200 gladiateurs du ludus (lieu d’apprentissage des gladiateurs) venant de Gaule et de Thrace, s’évadent, prennent les armes et battent très facilement les troupes défensives de la région, ce qui force Rome à envoyer des légions. Mêlant des conflits intérieurs entre Crassus et Pompée, les rebelles sont matés avec difficulté. Il aura fallu deux ans pour venir à bout d’une troupe d’esclaves. Pour les Romains, il est commode de voir Spartacus comme un être exceptionnel capable d’évasion et de révolte pour ne pas remettre en cause la base de leur société esclavagiste. Il est vrai que le héros n’a jamais visé l’abolition de l’esclavage, idée très éloignée des préoccupations du temps. En effet, l’exploitation servile est considérée comme une nécessité absolue et indissociable d’une vie en société. Pourtant, après une période d’oubli, Spartacus est transformé en héros de la liberté. Figure imprécise dès les origines, il se prête à toutes les réinterprétations. Les Lumières utilisent son destin tragique pour revisiter son histoire romantique et politique afin d’écrire des tragédies. Voltaire dit de l’esclave « Voilà un homme qui aime la liberté ». Ainsi la légende de Spartacus s’étoffe au nom de la conquête de la liberté, seule cause qui justifie la violence. Rien d’étonnant qu’elle soit reprise comme exemple par la jeune République italienne. Garibaldi a lu avec enthousiasme Spartacos, roman éponyme de 900 pages. Durant le XIXe siècle, l’esclave révolté devient le porte-drapeau des aspirations nationales et démocratiques, mais aussi celui des internationalistes. Karl Marx voit en Spartacus le parangon du révolutionnaire capable de mener une insurrection. Les spartakistes allemands le reconnaissent comme tel. En découle sans doute l’intégration du révolté dans l’histoire de la RDA 30 ans plus tard. Lénine puis Staline intègrent l’ancien esclave à la vulgate communiste, les esclaves étant considérés comme un premier prolétariat. Paradoxalement, Spartacus devient ensuite un personnage qui incarne la résistance de l’autre côté du rideau de fer avec le Spartacus d’Howard Fast, roman propre aux préoccupations américaines du moment comme les droits civiques et les droits des femmes. S’en suit une consécration inédite du personnage : la sortie en 1960 de l’adaptation cinématographique par Stanley Kubrick et son acteur principal Kirk Douglas. Les auteurs ont pris beaucoup de liberté avec la vérité historique puisqu’ils font mourir le héros sur la croix, figure christique universelle. Aujourd’hui, une série trash produite par la chaîne américaine Starz dilue l’histoire en de multiples épisodes. L’auteur y voit une rupture de la perception de l’Antiquité. Elle génère un héros sans idéologie, pur produit de consommation dans une période antique barbare, sombre et sauvage, qu’on ne peut plus considérer comme le berceau de notre propre culture.
Selon le même fil conducteur, Jean-Noël Castorio présente dans cet ouvrage les exemples du meurtre de César, la vision des massacres comme ceux représentés par le peintre du XVIe siècle Antoine Caron, la Rome de Fellini ou les mémoires d’Hadrien. Les Romains, par leur chute et leur supposée décadence apportent le pessimisme inhérent à notre société, au cœur même d’une époque qui se croit en déclin.