Fruit de l’association du musée Picasso Paris et du musée de l’armée, ce catalogue de l’exposition « Picasso et la guerre » ouverte du 5 avril au 28 juillet 2019 rassemble des articles de spécialistes d’un grand intérêt. Le musée de l’armée consacre pour la première fois une exposition monographique, une approche inédite entre l’histoire et l’histoire de l’art.

Après un entretien avec Laurence Bertrand-Dorléac, commissaire des expositions, « L’art en guerre » en 2013 au musée d’art moderne et « Désastres de la guerre » au Louvre Lens en 2014, l’ouvrage est scindé en deux parties : « Créer en temps de guerre » et « Créer contre la guerre », suivies d’un commentaire d’un artiste contemporain, Émeric Lhuisset et d’un dernier chapitre « Destins croisés » qui recense les artistes rencontrés par le maître. L’ouvrage se termine par une abondante bibliographie.

Paradoxalement, Pablo Picasso (1881-1973) est le contemporain de nombreux conflits armés (guerres mondiales, guerre civile d’Espagne, conflits de décolonisation) qui deviennent sources de création, sans jamais y participer en tant que soldat. Libéré de l’obligation du service militaire grâce à une contribution financière, il migre en France dès 1904. Espagnol, il ne s’engage dans aucune armée.

CRÉER en temps de guerre

Jeune homme, le peintre est témoin des conséquences désastreuses de la défaite espagnole en Amérique qui aboutit à la perte de Cuba et à l’indignation d’une jeunesse défiante tournée vers l’anarchie. Formé aux côtés de son père, Picasso suit l’enseignement classique des écoles des Beaux-Arts dominé par la hiérarchie des genres. Les thèmes guerriers sont largement présents dans ses dessins, comme ceux relatifs à la guerre des Boers vers 1900, largement relayée dans la presse espagnole. Contrairement aux traditionnelles interprétations de l’œuvre du maître comme étant le reflet de sa vie émotionnelle, ce catalogue montre que Picasso s’est engagé politiquement dans son art dès ses débuts. Le peintre s’investit dans le mouvement moderniste barcelonais empreint d’anarchisme et de séparatisme catalan. Il fréquente des artistes anticonformistes véhiculant des idées nouvelles à travers une esthétique originale fondée sur le rejet des préceptes académiques (scènes de rues, formes arrondies serties de noir…). En arrivant à Paris en 1900, l’artiste se met en quête d’une culture proche de ses idées. Ses contacts avec des Catalans installés dans la capitale, lui permet de rencontrer Guillaume Apollinaire et André Salmon, deux poètes néosymbolistes et anarchistes. En résultent des partis pris artistiques modernes, l’adoption de sujets engagés, la recherche de l’abstraction et l’emploi de papiers collés. Cet art anti-académique s’illustre dans sa période cubiste où l’abstraction devient totale et la subversion des règles est systématique. Il incorpore des extraits de journaux relatant des manifestations d’opposants, tout en rejetant les matériaux picturaux traditionnels depuis la Renaissance. L’inclusion de papiers bruts comme les paquets de cigarettes réduit la limite entre l’art et la vie quotidienne. Il revendique un radicalisme stylistique que la Grande Guerre a bouleversé. L’artiste assiste à la mobilisation de ses proches, Derain et Braque ou à l’engagement de l’apatride Apollinaire. Sa correspondance de guerre (p.86 à p.109) montre l’élargissement de son cercle d’amis connus comme Jean Cocteau alors qu’il est replié dans une vie solitaire en pleine réflexion artistique. Si l’anarchiste Picasso se désintéresse de la chose militaire, il saisit les violences exceptionnelles sur les civils et les atrocités commises sur lesquelles il reviendra lors de la guerre d’Espagne. La révolution cubiste associée à l’intérêt que lui porte le marchand Daniel-Henry Kahnweiler, un Allemand aux biens séquestrés, est stigmatisée par la censure et le bourrage de crâne subis à l’arrière. Plus que jamais, les cubistes s’inspirent d’un conflit qui broie toute réalité. Du front, Fernand Léger réagit avec une ironie macabre : »Il n’y a pas plus cubiste qu’une guerre comme celle-là qui te divise plus ou moins proprement un bonhomme en plusieurs morceaux et qui te l’envoie aux quatre coins cardinaux » ou « J’adore Verdun, cette vieille ville tout en ruine avec son calme impressionnant […] pour réjouir mon âme cubiste. Verdun autorise toutes les fantaisies picturales ». Si Picasso ne représente pas une guerre tant décrite par ses relations, cette dernière surgit dans ses documents privés qui montrent son attachement à la cause alliée. Au fil des mois, la figure d’arlequin déjà présente dans sa période rose s’impose à nouveau dans son art. Incarnation d’une période complexe, ce personnage au vêtement cousu de multiples pièces s’apparente aux essais de camouflage de l’artillerie (en témoignent ses lettres où il en plaisante avec ses amis au front) mais aussi un symbole de l’artiste en marge.

Dans les années 30, la présence de Picasso s’affirme sur le plan politique. Son amitié avec Paul Eluard proche du PCF et sa relation amoureuse avec Dora Maar le poussent à prendre position. Son engagement se précise avec le déclenchement de la guerre d’Espagne, terrain d’entraînement des régimes totalitaires. Cette guerre civile pousse l’artiste à un exil forcé, à un soutien aux Républicains et aux exilés après la victoire de Franco en 1939. Dans cet esprit, Picasso apprend la nouvelle du bombardement du village de Guernica le 26 avril 1937, un jour de marché. Ce massacre des innocents moderne, relaté dans la presse avec des photos poignantes, est pour le peintre le déclencheur qui le mène à la réalisation Guernica. Après la présentation de cette œuvre gigantesque au pavillon espagnol lors de l’exposition internationale des arts et techniques appliqués à la vie moderne à l’été 1937, Picasso continue à travailler des thèmes qui l’ont inspiré comme la mère et l’enfant ou la représentation des femmes espagnoles en deuil.

L’artiste subit un moment de repli pendant la Seconde Guerre mondiale. En août 1940, il se terre dans l’atelier des Grands Augustins (où il a créé Guernica) et y  séjourne pendant toute l’Occupation. Le maître se consacre à des recherches plastiques, multipliant les supports et les moyens d’expression alors que son art est dévalué par la propagande nazie. Citons LAubade (1942, Centre Pompidou-MNAM), femme torturée faisant écho aux privations, qui a nécessité beaucoup de dessins préparatoires ou la sculpture tourmentée L’homme au mouton (mars 1943, musée Picasso). Picasso sera même considéré comme sémitique par ses liens avec Max Jacob. Il n’a pas fui comme André Breton, Max Ernst ou des républicains espagnols. L’artiste reste dans la capitale avec Dora Maar, Marie-Thérèse et leur fille Maya étant établies à Royan. Installé depuis 30 ans en France, l’artiste dépose en avril 1940 une demande de naturalisation qui sera classée sans suite se référant à son passé anarchiste et ses idées communistes suspectes (lettre de dénonciation p.168) Son atelier devient l’épicentre d’un réseau de relations dont témoigne son abondante correspondance (lettre de Christian Zervos lui donnant des nouvelles des Eluard, Dali, Léger, Braque et Derain, partis au Sud de la France ou aux États-Unis). Souffrant des rationnements, Picasso écrit en 1941 une pièce de théâtre, » Le désir attrapé par la queue », témoignage de ces temps difficiles comme ses œuvres fragiles de papier déchiré photographiées par Brassaï (p.193). Il collabore à des publications clandestines initiées par Paul Eluard ou Robert Desnos, mort en 1945 au camp de Theresienstadt.

Ostracisé sous l’occupation, le maître devient un héros à la Libération. Une photo de Robert Capa montre des soldats américains à la découverte de son atelier en septembre 1944.

CRÉER contre la guerre

A la Libération, L’Humanité annonce l’adhésion de Picasso au parti communiste français. L’artiste devient une figure célèbre en 1944, très sollicité et d’une notoriété inédite. A Paris, la vie artistique reprend et le maître continue de peindre des œuvres aux tonalités sombres liées au dernier conflit comme Le charnier (1944-1945) et Le monument aux Espagnols (1947). Picasso symbolise la liberté retrouvée. De 1949 à 1961, il apporte son soutien aux hommes et aux femmes victimes de leur engagement en temps de conflits, en traçant leur portrait publié dans la presse comme le physicien Paul Langevin.

Quand la guerre froide divise le monde, artistes et intellectuels militent pour la paix contre l’impérialisme américain. Picasso met son image au service de cette cause tout en conservant une certaine liberté créatrice, éloignée du réalisme socialiste. Le soutien de l’URSS aux Républicains espagnols explique la caution de cet artiste de 63 ans de renommée internationale (Les Demoiselles d’Avignon de 1907 et Guernica en 1937). Après l’appel de Stockholm en mars 1950 pour exiger l’interdiction absolue de l’arme atomique (peu importe que l’URSS possède la bombe depuis 1949), le peintre s’investit personnellement dans la récolte des signatures et sa colombe devient le symbole de la pax sovietica (p.219). Sujet de prédilection de son père, le pigeon présent dans ses œuvres de jeunesse se meut en colombe aux motifs variés, universellement diffusée dans les affiches et les journaux, jusqu’en Chine populaire. La Chapelle de La Guerre et de la Paix à Vallauris décorée par Picasso d’avril à septembre 1953 puis 1957, présente une allégorie de la Paix au bouclier orné d’une colombe. A Paris en 1958, il réalise sur 40 panneaux d’une surface de 130 m2, dont le thème est appelé La Chute d’Icare pour le nouveau siège de l’Unesco. Parallèlement à ces activités, Picasso puise son inspiration chez les grands maîtres. Dans les années 1950, il recourt à la peinture d’histoire alors que le genre si prisé au XIXe siècle perd sa prééminence au XXe siècle, surtout dans l’art d’avant-garde. L’artiste s’appuie sur la peinture d’histoire quand des événements historiques l’interpellent. Ainsi trouve-t-il dans la réinterprétation de la tradition classique une distance au tragique des faits vécus sans présenter des œuvres réellement engagées. Le peintre puise dans El Tres Mayo en Madrid de Goya (1814) et Le Massacre des innocents de Nicolas Poussin (1625-1632) l’inspiration de son tableau Massacre en Corée (janvier 1951). Cependant, même si on peut penser que Picasso condamne l’impérialisme américain et se range du côté soviétique, rien ne transparaît dans l’œuvre. Il s’agit plutôt de dénoncer les désastres de la guerre sur les populations civiles. Quand la France s’engage dans le conflit algérien, l’artiste travaille sur Femmes d’Alger dans leur appartement d’Eugène Delacroix (1834) tandis que la crise de Cuba et sa menace de guerre atomique, le pousse à revisiter L’Enlèvement des Sabines de Poussin et Les Sabines de David.

Après la lecture de ce catalogue, on comprend mieux la notoriété de Picasso qui a su faire l’unanimité dans le monde autour de son message humaniste décliné par des formes simples et des couleurs.

Ce partenariat entre les deux institutions muséales permet une contextualisation historique approfondie des œuvres présentées. L’alliance de l’Histoire et de Histoire de l’art enrichit les sources documentaires multiples de cet ouvrage ; on l’imagine propice à un travail pluridisciplinaire avec les collègues d’Espagnol et d’Arts Plastiques. « Picasso et la guerre », un thème annuel filé en 3ème, qui aboutirait à une présentation orale au DNB.

Sur le même sujet, on lira avec profit le catalogue d’une belle exposition au musée Picasso l’an dernier sur la seule œuvre, Guernica : https://clio-cr.clionautes.org/guernica.html