Conduire la guerre fait partie de ces livres dont on se demande pourquoi il n’avait pas été écrit plus tôt.
J’ai découvert Alexandre Sviétchine peu après le déclenchement de l’opération spéciale en Ukraine par Vladimir Poutine, le 24 février 2022. Cette guerre à haute intensité en Europe a été et demeure pour beaucoup un choc. J’avais envie de comprendre, au-delà de ce que je pensais savoir, la façon dont les Russes peuvent aborder la guerre.
Si je pensais avoir quelques notions de base et ne pas partir d’une page blanche, il était évident que je manquais de lectures des auteurs russes. C’est en partant à leur recherche que je suis tombé sur Alexandre Sviétchine et son Strategiia.
Malheureusement, de nombreux auteurs russes mais aussi allemands abordant la question de la guerre n’ont pas été traduits à ce jour en France. Il faut donc se plonger dans la lecture de traductions anglo-saxonnes, et particulièrement américaines ; c’est donc ce que j’ai fait.
Dans le cadre de Clio-texte j’ai proposé à Cécile Dunouhaud une série de textes, traduits par mes soins de l’anglais, que je considérais comme pouvant être utiles à l’enseignement de spécialité HGGSP en terminale. Il y a en effet un thème important consacré à la guerre, sous toutes ses formes, et j’essaie d’utiliser avec mes élèves les sources les plus diverses, y compris en les confrontant à des auteurs méconnus. Ils peuvent être, je le concède volontiers, complexes à aborder. Néanmoins je pense que c’est important de confronter nos élèves à ce genre de sources primaires. Deux textes sont donc accessibles sur Clio texte depuis le mois de septembre dernier.
Le hasard des rencontres a fait que j’ai retrouvé avec plaisir Jean Lopez lors des derniers rendez-vous de l’histoire de Blois, au mois d’octobre. Au détour de quelques échanges nous avons partagé la même surprise ; nous étions tous les deux en pleine réflexion autour des travaux d’Alexandre Sviétchine. Jean Lopez achevait alors avec Benoist Bihan ce livre, Conduire la guerre, entretiens sur l’art opératif. Savoir que ces deux historiens militaires majeurs allaient proposer leur réflexion sur cet auteur m’a immédiatement incité à marquer d’une pierre blanche la date de sortie du livre. Il était évident que j’allais m’y plonger avec délectation, et que j’essaierai de partager quelques réflexions une fois ce livre lu.
Ce travail, je ne vais pas distiller un suspense insoutenable inutile, est absolument passionnant. Exigeant il est vrai, mais à mes yeux extrêmement important. Il a été construit à partir d’une série d’échanges entre les deux historiens. Au détour d’une introduction rapide, Jean Lopez précise en effet que ce livre est né de la crise de la Covid 19. Au moment du second confinement l’historien a entamé un échange épistolaire, électronique, avec Benoist Bihan. 356 questions et autant de réponses.
Structure de l’ouvrage
Afin d’en faire un livre ces échanges ont été divisés en 7 chapitres.
Chapitre premier : le divorce millénaire entre la tactique et la stratégie
Chapitre 2 : et Sviétchine va réunifier lors de la guerre
Chapitre 3 : concevoir et mener une opération
Ces deux chapitres sont consacrés à l’analyse et la mise en perspective du Strategiia de Sviétchine.
Chapitre 4 : armée rouge et art opératif
Chapitre 5 : l’art opératif en l’air et sur mer
Chapitre 6 : la crise de la stratégie après 1945
Chapitre 7 : l’art opératif est-il passé à l’Ouest ?
L’art opératif : de quoi parle-t-on ?
Il me semble important avant d’entamer une présentation un peu plus détaillée de ce livre, de préciser quelques idées.
L’art opératif dont il est question est utilisé essentiellement dans le domaine militaire. Qu’il s’agisse d’articles pointus ou d’interventions dans les médias, force est de constater que ce concept recouvre parfois des définitions incomplètes, ou à tout le moins restrictives.
Dans le domaine de la stratégie militaire, le concept d’art opératif peut faire référence à une méthode, une technique opérationnelle utilisée afin d’atteindre des objectifs. Cette approche peut inclure l’utilisation de tactiques et de stratégies spécifiques, planification de missions, mise en place de dispositifs de défense ou d’attaque, organisation des troupes et de la logistique.
Présenté ainsi l’art opératif ne semble pas devoir poser de véritable problème. Pourtant, et le livre le démontre parfaitement, entre ce qui a été écrit et conceptualisé par Alexandre Sviétchine et la mise en application de son concept, particulièrement en Occident, il y a plus que des nuances.
Un livre accessible ?
Ce livre s’adresse avant tout à toutes les personnes intéressées par ces questions. Faut-il avoir quelques notions avant d’entamer la lecture ? À mon sens, oui c’est préférable, même si ce n’est pas non plus une condition sine qua non. Lors de la démonstration, les deux spécialistes font le parallèle entre les écrits de Clausewitz et de Sviétchine. Vient le moment où Benoist Bihan précise que si Alexandre Sviétchine semble plus accessible en première lecture que le stratégiste prussien, il n’en reste pas moins que pour comprendre l’auteur russe il est fortement conseillé d’avoir lu le prussien.
De la même façon je dirais, après avoir lu avec attention une première fois ce livre, que j’ai été bien aidé par mes diverses lectures annexes. À de nombreuses reprises les spécialistes font appel à l’histoire militaire en général. Parfois ils entrent dans des détails opérationnels précis et techniques. Ainsi Jean Lopez, spécialiste de la guerre sur le front de l’Est, utilise de nombreuses reprises ses propres recherches, publiées depuis de nombreuses années. La maîtrise des batailles de Kharkov, la logique de la bataille de Koursk, la lecture approfondie du livre les Maréchaux de Staline m’ont bien aidé. De la même façon être familier des travaux de Hervé Coutau-Begarie ou des écrits de Benoist Bihan, et notamment son livre La guerre : la penser et la faire, sont des éléments qui ont accompagné ma réflexion lors de la lecture de ce travail.
Pour une personne qui commencerait à s’intéresser à ces questions et débuterait par ces entretiens sur l’art opératif, la tâche ne serait pas impossible mais la technicité pourrait peut-être être un frein. Fort heureusement les deux auteurs sont aussi suffisamment pédagogiques pour permettre de dépasser ces problèmes.
Conduire la guerre en une seule leçon
Si je devais ne retenir qu’une chose de ma lecture, je n’hésiterais pas une seconde. Benoist Bihan illustre avec justesse et passion combien il est nécessaire de travailler le sens des mots et des concepts. Ce livre est une ode à la nécessaire discipline du vocabulaire. De la même façon qu’employer le terme de « guerre » à tort et à travers, qu’il s’agisse des affrontements de haute intensité aujourd’hui en Ukraine, ou de la lutte contre un virus, ou le chômage, l’utilisation du mot guerre a été trop largement galvaudée. Il en est ici de même avec les termes de tactique, stratégie, d’opérations, et c’est une très belle chose que de pouvoir prendre le temps d’expliciter ces termes et de leur redonner tout leur sens, au-delà des emplois un peu rapides qui trahissent le sens profond de ces mots.
Le divorce millénaire entre la tactique et la stratégie
Ce premier chapitre décline les bases de la méthode qui sera suivie tout au long des chapitres suivants. Jean Lopez pose des questions, en feignant parfois de ne pas avoir la réponse, mais ceci permet justement d’être pédagogique, et Benoît Bihan y répond à partir de concepts, qu’il éclaire avec des exemples historiques. « Tactique, stratégie et art opératif : la guerre fait ménage à trois » affirment les auteurs. Nous sommes donc très vite plongés au cœur du problème. Derrière l’art opératif se cache les réalités complexes qui ont souvent été mal comprises, car mal définies. Il en va de même avec la stratégie et la tactique. Le propos des auteurs repose grandement sur la définition donnée par Clausewitz : « la tactique enseigne à employer les forces dans les combats ; la stratégie enseigne employer les combats favorablement à la guerre ».
Pour illustrer cette approche conceptuelle quatre moments sont singulièrement mis en avant. La guerre du Péloponnèse permet de mesurer les erreurs stratégiques de Périclès qui, à force de faire monter les enchères face à Sparte, s’est avéré être « l’un des pires stratèges de son temps » selon Benoist Bihan. L’épisode napoléonien est l’occasion de mettre en parallèle Jomini et Clausewitz, et aussi de poser la question du génie, de l’intuition. De façon très claire Benoist Bihan place ce dernier au-dessus de Jomini car son analyse, extrêmement complexes au regard de celle proposée par le suisse, n’en reste pas moins la plus adaptée pour comprendre le blocage stratégique qui intervient au XIXe siècle, et plus particulièrement avec l’avènement de la révolution industrielle.
Gagner une bataille permet pas pour autant la victoire finale. Qu’il s’agisse des victoires françaises sur l’Autriche en Italie (1859), des Prussiens sur les Autrichiens (1866), et encore plus de la Guerre de Sécession 1860-1865), il apparaît que c’est de façon indirecte qu’intervient la victoire. C’est le politique qui emporte la décision. Stratégie et tactique ne semblent plus aller de pair, la seconde, incarnée par la bataille, les combats, se révélant incapable d’aller au bout de la victoire. La première guerre mondiale illustre cette impuissance tactique à se transformer en victoire stratégique, en victoire de la guerre pour la politique. C’est ici le ferment qui va nourrir la pensée d’Alexandre Sviétchine.
Bien plus que la victoire militaire sur le terrain, ce sont des révolutions, des bouleversements diplomatiques, une usure générale qui ont mis fin aux guerres. Le combat de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle est marqué par la prédominance d’innovations technologiques qui se révèlent incapables de remédier à l’impuissance de la stratégie. Cette dernière ne permet pas d’obtenir des résultats politiques, ce qui est pourtant le but de la guerre selon Clausewitz.
Sviétchine va réunifier lors de la guerre (chapitres 2 et 3)
Je fais le choix de synthétiser ces deux chapitres consacrés au Strategiia du penseur russe. Assurément un moment décisif dans la lecture de ce livre. Après une présentation d’Alexandre Sviétchine, de son parcours jusqu’à son arrivée à l’académie Frounzé, dans un contexte de guerre civile ayant succédé à la défaite de la Russie lors du premier conflit mondial, nous entrons au cœur des réflexions du penseur russe.
Qu’est-ce qu’une opération ? Comment définir la destruction et l’attrition ? Quels sont les rapports entre les stratèges et le souverain ? De quelle façon la ligne de conduite stratégique est-elle au cœur de l’art opératif ? Quid de la courbe d’intensité stratégique, de la quête du moment initial ? Qu’est-ce que la percée selon Sviétchine ?
Voici quelques-unes des questions qui sont abordées au travers de ces pages extrêmement denses. Que pouvons-nous retenir ?
Tout d’abord que cette pensée née dans le cadre de l’armée Rouge, et de l’effondrement du tsarisme en Russie, trouve en réalité ses racines dans la culture de ce dernier. La pensée de Clausewitz a largement nourri la réflexion de Sviétchine. Partant de la définition de la stratégie du prussien, le russe décline le concept d’opérations, reposant sur trois leviers. Un but stratégique, un « conglomérat d’actions » qui permettent de mettre en œuvre ce but, et enfin une réflexion sur la temporalité de ses actions. À de très rares exceptions il n’est pas possible d’espérer mettre en place une frappe d’anéantissement. Comme le dit Benoist Bihan il faudrait pour ce faire un alignement extraordinaire des planètes, à l’image de ce qui a pu se passer en France en 1940. Notons que cet alignement n’a pas touché l’Ukraine depuis une année.
La bataille est donc ici pensée comme un problème à résoudre : éliminer un groupe de forces adverses, s’emparer d’une zone, défendre une autre. Ceci est alors de la « tactique », sans lien avec les finalités stratégiques de l’opération. En quelque sorte c’est un passage obligé, une étape d’une opération, qui elle-même combine diverses activités militaires, dans un espace-temps donné, défini par les buts politiques recherchés.
C’est ici que l’on trouve l’un des éléments essentiels de la pensée de Sviétchine : la recherche de l’attrition. Sont mises en parallèle la pensée d’un autre auteur majeur, Hans Delbrück, lui aussi trop peu traduit en français, qui a défini en premier l’idée de stratégie d’anéantissement et de stratégie d’usure. Les deux auteurs ont cependant une approche différente. Pour l’allemand l’anéantissement équivaudrait à la recherche d’une victoire absolue, tandis que l’attrition irait de pair avec la recherche de buts limités dans la guerre. Pour Sviétchine l’attrition signifie simplement que la marche vers la victoire est découpée en plusieurs phases. Il ne s’agit pas de chercher la victoire lors d’une unique opération, mais de penser une combinaison étalée dans le temps. Au bout la victoire totale reste possible.
Benoist Bihan s’enfoncent alors dans la réflexion de Toukhachevski, qui s’oppose justement à Sviétchine. Le premier est plutôt partisan de la recherche de l’anéantissement, comme il a pu tenter de le faire lors de l’offensive vers la Vistule en 1920, à la demande de Lénine, offensive qui s’est soldée par une défaite majeure. Mais cette prise de risque est trop importante chez Sviétchine, qui préfère donc des opérations pas à pas.
Des réflexions sur la nature de l’offensive et de la défensive, sur le but des combats, qui servent surtout, d’un point de vue tactique, à résoudre les problèmes les uns après les autres sont au cœur de ces pages. L’idée centrale est que la stratégie fixe les buts de l’opération. L’art opératif sert dans ce sens à mettre en scène des séquences, préparation, combat, dans le cadre d’un plan. Ce dernier doit être extrêmement réfléchi en amont, mais ne peut pas être trop détaillé. Dès lors que débutent les combats, trop de variables viennent brouiller les cartes et il faut savoir s’adapter. On retrouve ici l’intuition de Moltke l’Ancien lorsqu’il affirmait « qu’aucun plan ne survit à la rencontre avec l’ennemi« . La guerre est une dialectique, l’autre compte.
L’art du stratège, qui repose sur l’intelligence, parfois une forme de génie aussi, est alors de sentir les moments, le point culminant au-delà duquel il ne faut pas aller pour ne pas tout perdre.
De nombreuses opérations de la seconde guerre mondiale sont utilisées pour illustrer le propos. Uranus au moment de la bataille de Stalingrad, les batailles de Kharkov largement étudié par Jean Lopez, la bataille de Koursk, toutes au tournant des années 1942-1943. C’est ici qu’avoir quelques connaissances extérieures rendent peut-être plus facilement accessible les explications.
Armée rouge et art opératif
Après deux chapitres consacrés à la mise en perspective de la pensée d’Alexandre Sviétchine vient le moment où l’on s’intéresse à la concrétisation des intuitions du penseur en un instrument destiné, à la fin de la seconde guerre mondiale, à écraser la menace nazie.
Après une réflexion sur les mécanismes de la terreur mise en place dans l’Armée Rouge par Staline dans les années 30, voilà que Toukhatchevski se présente. Qualifié à la fois de visionnaire et de mégalomane, il semble être l’antithèse de Sviétchine. C’est le premier qui finit par l’emporter, Alexandre Sviétchine finissant par être exécuté en juillet 1938 dans le tumulte des purges staliniennes. La doctrine de la bataille en profondeur, des réflexions de Vladimir Triandafillov, permettent petit à petit de dresser un portrait précis, complété par les réflexions de Georgii Samoilovich Isserson[1].
Recherche de la rupture du front, exploitation grâce à un échelonnement précis des forces, sont des clés que l’armée Rouge va tenter de mettre en œuvre durant la seconde guerre mondiale, avec plus ou moins de succès. Le culte de l’offensive dans la profondeur, malgré les objectifs parfois complètement irréalisables, constitue la marque d’une révolution dans l’histoire militaire : pour la première fois, une doctrine tactique est pensée de façon opérative, au service d’une stratégie.
L’art opératif en l’air et sur mer
Ce chapitre permet de quitter le cadre strictement russe et soviétique pour montrer comment l’art opératif à une dimension universelle. Ce dernier n’est pas nécessairement lié à des emplois de masses colossales de matériel et d’hommes. La clé réside bien plus dans la nécessité de penser l’autre comme un acteur. Nier la nature politique de l’adversaire, refuser de comprendre ses buts sont clairement les bases pour ne pas comprendre ce qu’est l’art opératif.
On a cru qu’il pouvait être une sorte de formule magique. L’échec d’un anéantissement purement aérien de l’adversaire, qui a été testé à la fois par les soviétiques puis par les Allemands, valide l’idée, selon Benoist Bihan, qu’il n’existe pas de stratégie aérienne ou maritime, dans le sens ou la stratégie est indivisible, mais simplement des doctrines. Parce que l’objectif a pu être d’obtenir une suprématie aérienne ou maritime, il est possible de trouver ici des traces d’un art opératif. Le but est clair, nettoyer le ciel, et les missions pour y parvenir peuvent totalement s’intégrer dans la définition de Sviétchine. D’une certaine façon, et ceci est admirablement démontré, les actions de l’U.S. Navy durant la guerre du Pacifique et la bataille de l’Atlantique furent les seuls exemples opératifs pertinents de la période d’avant la guerre froide.
La crise de la stratégie après 1945
Nécessairement le développement de l’armement nucléaire modifie fondamentalement la donne. Lorsque, en 1962, le maréchal Sokolovski affirme dans son ouvrage Stratégie militaire que toute confrontation entre l’Est et l’Ouest déboucherait nécessairement sur une guerre totale, basée sur un emploi illimité des armes nucléaires, la pensée opérative semble ne plus voir de sens. Il n’y a plus de buts politiques, nécessaires à la guerre, et la destruction mutuelle assurée ne permettra pas d’aller très loin.
Pourtant, petit à petit, le contexte tactique semble évoluer. Guerre des techniciens, c’est-à-dire le développement de frappes toujours plus précises, le développement de l’électronique, de l’informatique, modifient petit à petit la donne. La guerre du Kippour de 1973 où la guerre du Vietnam constituent des laboratoires pour nourrir une nouvelle réflexion. La perspective d’une confrontation, alors que s’avancent les années 80 et l’Amérique de Reagan, font penser que la technique pourrait être au-dessus de tout.
La réalité est que, petit à petit, la stratégie s’est coupée du ressort politique, pour se retrouver réduite à une dimension tactique, celle du combat, elle-même réduite à une approche strictement technique. L’approche de Clausewitz s’en trouve inversée : les guerres dites périphériques de la guerre froide sont devenues d’une certaine façon la continuation de la guerre par la politique. La négation de l’autre est pour Benoist Bihan une des clés les plus perfides de cette mise sous le boisseau de la stratégie. Le meilleur exemple est illustré par l’abandon du stratège par le souverain, ce qui est incarné par la France s’engageant en Indochine sans avoir réfléchi ne serait-ce qu’à une idée efficace d’utiliser favorablement les combats la guerre.
L’art opératif est-il passé à l’Ouest ?
La perspective d’une guerre nucléaire semble avoir totalement sclérosé la réflexion stratégique. Il y a bien portant de nombreuses réflexions qui apparaissent après l’effondrement progressif de l’Union soviétique. L’armée américaine s’intéresse ainsi massivement aux expériences allemandes, réflexion qui vont de Ludendorff en passant par un feld-maréchal Walter Model. De l’Active defense à l’Air land battle se développe des approches très allemandes : détruire un maximum d’unités adverses dans une confrontation du fort au fort, mais sans réfléchir un séquençage opératif.
L’Air land battle, doctrine définie entre 1982 et 1986, repose sur l’idée qu’au cœur de tout se trouve la tactique. « Des soldats courageux et bien entraînés et des chefs talentueux efficaces ». Les meilleures armes, en grande quantité, pour écraser l’adversaire. Après avoir mis en perspective les analyses pour le moins partielles d’Edward Luttwak, au début des années 80 à propos de ce qui serait une définition du niveau opérationnel selon Clausewitz, Benoist Bihan s’intéressent avec Jean Lopez à la définition de la culture politique américaine. Qu’il s’agisse du faucon républicain de Ronald Reagan, mais aussi de Samuel Huntington, ou encore de Zbigniew Brzezinski, se dessine l’idée d’une posture essentiellement anti-clausewitzienne de la culture politique américaine. Ces pages sont excellentes pour aborder des cours de géopolitique, même si elles éloignent un petit peu de l’art opératif à proprement parler.
Ce dernier revient avec le moment absolu de la guerre du golfe de 1990-1991 : Desert Storm. Voici une référence absolue dans le sens de Clausewitz. Un écrasement militaire en bonne et due forme au service d’une volonté politique. Peut-on affirmer que cette opération serait un modèle de l’art opératif ? Pour Benoist Bihan on retrouve des éléments qui permettent de répondre positivement. Un but stratégique, le développement du fameux conglomérat d’action menant à lui. Mais il faut surtout citer le fait que l’Irak de Saddam Hussein a accumulé les erreurs dans tous les sens, à commencer par une passivité assez incroyable, qui font que cette opération s’est aussi bien passée. C’est là que bât blesse. Les leçons militaires qui sont tirées de Desert storm sont celles bientôt baptisées « Revolution in military affairs », RMA. Un culte absolu de la technique, des nouvelles technologies, faisant qu’il ne serait plus nécessaire de réfléchir à la stratégie.
Même en France, l’illustration des OPEX est assez lumineuse dans ce sens. Des missions de police, mais qui n’ont pas véritablement de réflexion stratégique, au-delà de la « responsabilité de protéger », de la volonté de donner des gages analyser à l’instar de ce qui a pu être fait en Afghanistan après 2001, ou à alimenter l’idée d’une puissance française ou européenne.
Sans boussole stratégique l’Ouest semble s’être perdu. La guerre n’est plus un duel contre un ennemi doté de volonté, car l’ennemi n’existe pas en tant qu’entité politique, il est nié. Dans cette perspective il n’y a pas de stratégie, et donc point d’art opératif possible.
Conclusion
Benoist Bihan et Jean Lopez achèvent leur échange autour d’une hypothèse finale. Et si l’art opératif étudié ne permettait pas d’aborder la question des buts politiques et stratégiques positifs. La nécessité de clarté, au-delà de la volonté de réflexions strictement morales. Le but positif serait par exemple la Chine d’être la puissance mondiale autour duquel tout se conçoit. Celui de la Russie serait de rayonner à nouveau en tant que grande puissance. Quel pourrait être le but les Occidentaux ? Défendre des valeurs ou un mode de vie ? La clé semble être à chercher du côté de la quête d’une ligne de conduite stratégique. Pour Benoist Bihan il s’agit ici « d’essayer de continuer appartenir l’histoire sans en nier la nature tragique ».
Les derniers mots du livre mettent en perspective la piqûre de rappel du 24 février 2022. La guerre ne peut pas être écartée, mais au-dessus de tout se trouve le politique. Le diplomate a donc un rôle fondamental. L’art opératif au service d’une stratégie claire, l’utilisation favorable des combats à la guerre, nécessitent de tout penser au prisme du politique. Sinon c’est la guerre absolue. Les derniers mots de Benoist Bihan sont limpides.
« L’art opératif n’est pas la formule magique de la victoire, mais il peut et doit aider à penser la guerre avec assez de clarté pour la gagner lorsque ce sera nécessaire, mais aussi pour la préparer avec assez de sérieux afin de ne pas avoir à la mener. L’adage latin si vis pacem, para bellum n’a pas vieilli. »
Une lecture hautement stimulante, passionnante et, à bien des égards, nécessaire. Si ce livre devait finir entre les mains de quelques décideurs, nous ne nous en porterions pas plus mal dès lors qu’il s’agit de concevoir nos relations avec les autres, puissances ou non.
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Une interview pour découvrir le livre, présenté par les deux auteurs
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[1] Tout comme pour Svietchine Cliotexte propose quelques textes de Isserson ici https://clio-texte.clionautes.org/art-guerre-methodes-objectifs-isserson.html