Pierre Denis (1883-1951) est un inconnu. La banalité de son nom, la discrétion de son caractère et la transparence de son rôle d’homme de l’ombre ont concouru à son anonymat. Intéresser à la biographie de cette silhouette oubliée œuvrant dans les coulisses de la grande histoire était un pari malaisé. Philippe Oulmont, agrégé et historien du Gaullisme, y réussit pourtant pleinement, et dresse un portrait complet et subtil de cet intellectuel nomade au parcours étonnamment riche. Compagnon de Jean Monnet et de Charles de Gaulle, Denis a été tour à tour géographe, diplomate, haut fonctionnaire et expert financier. Il est devenu un des acteurs de l’ordre international de l’entre-deux-guerres puis le trésorier de la France Libre. Un tel destin méritait bien d’être évoqué.

De l’ENS à la SDN

L’inconnu Pierre Denis est un pur produit de l’élitisme scolaire de la IIIe République. Normalien de la rue d’Ulm issu d’une impressionnante lignée huguenote et républicaine de savants et d’universitaires célèbres, il tire de cette hérédité exigeante des qualités de labeur et de réflexion qu’il met au service d’une ouverture au monde assez exceptionnelle parmi les hommes de sa génération.

Disciple novateur de la jeune et dynamique école géographique vidalienne, il bénéficie d’une bourse de voyage et d’étude attribuée par le banquier-mécène Albert Kahn. Cette ressource lui permet de séjourner durablement à l’étranger. Géographe de terrain spécialiste de l’Amérique du Sud, il poursuit sa formation en obtenant un poste universitaire à l’université de Buenos Aires. Ses travaux sont reconnus par ses pairs et il soutient finalement en 1920, pour solde de tout compte, sa thèse sur l’Argentine commencée avant la guerre.

Car la Grande Guerre l’a éloigné de la carrière académique qu’il avait entamée. Efficace officier de renseignement à l’armée d’Orient, Denis s’émancipe de l’alma mater après sa démobilisation. Fin 1919, il intègre le secrétariat de la SDN, où son tempérament discret, son sens pratique, sa vaste culture et son expérience du monde vont bonifier sa carrière de haut fonctionnaire international. Il y devient assez vite le principal assistant de Jean Monnet. Sa force de travail, sa culture géographique et son approche pragmatique en font un collaborateur idéal pour l’étude des dossiers complexes. Il participe notamment au partage de la Silésie et au relèvement financier de l’Autriche et de la Hongrie. Il acquiert à la SDN une expertise internationale éprouvée et un carnet d’adresses enviable. Finalement, il quitte l’organisation fin 1926 pour rejoindre son mentor Monnet dans le privé comme banquier d’affaires et consultant international.

Du monde des affaires à la France Libre

Autodidacte des métiers de la finance, où sa formation est exclusivement empirique, Pierre Denis devient un spécialiste des situations de crise monétaire. Il mène des missions privées d’expertise et de remédiation en Pologne, Roumanie, Suède et Amérique du Sud. Il est également impliqué dans les affaires développées par Jean Monnet en Chine nationaliste à la fin des années Trente. Mobilisé sur sa demande en 1939 alors qu’à 56 ans il est dégagé de toute obligation militaire, il intègre le Comité de coordination franco-britannique dirigé par Monnet. Lors du désastre de 1940, il quitte la France et sa famille pour rallier Londres. Mais là, son chemin se sépare de celui de Jean Monnet, dont il ne partage pas les préjugés à l’encontre du général de Gaulle. Denis est même, au contraire, un des tout premiers volontaires de la France Libre.

Sa compétence technique en fait une recrue précieuse, qui est aussitôt chargée d’administrer les finances du jeune mouvement. La confiance que lui accordent ses interlocuteurs britanniques, dont il est connu et apprécié de longue date (certains l’ont même déjà côtoyé à la SDN), est un atout pour la réussite de sa mission. Il est le créateur de la Caisse centrale de la France Libre en 1941. Supervisant sur le terrain la subordination financière et monétaire des territoires coloniaux ralliés au camp gaulliste, il mène avec doigté cette mission à la fois technique et politique. A partir de 1943, la création du CFLN à Alger, qui entraine la normalisation administrative de la machine gouvernementale et fait advenir des personnalités de premier plan aux postes de responsabilité, écarte le vieux Français Libre du premier cercle. La Caisse centrale est liquidée et Denis nommé au poste de confiance d’attaché financier à Londres. Intermédiaire apprécié des anglo-saxons, il contribue au règlement des grands dossiers traités de janvier 1944 à l’été 1945.

Réinséré dans le milieu des affaires après la guerre, il siège comme administrateur de sociétés et dirige une société de commerce avec le Proche-Orient. Son expertise reste également disponible lorsque le service public la sollicite : il rejoint temporairement Monnet lors de la mise en place du Commissariat au Plan, et accepte quelques missions officielles. Il publie aussi un roman d’anticipation et deux volumes de souvenirs.

Un homme estimable

C’est de la chape du profond oubli qui l’avait enseveli que Philippe Oulmont extirpe les méandres du parcours éclaté de Pierre Denis. Il met en évidence les traits de personnalité qui forgent la cohérence paradoxale de cette figure atypique. Non conformiste au meilleur sens du terme, celui de la liberté intellectuelle, Denis est un patriote cosmopolite. La vision globalisante des problèmes de son temps qu’il acquiert par son esprit d’aventure et d’ouverture lui permet de devenir un artisan de la finance apprécié pour son pragmatisme de libéral modéré. Auprès de Monnet comme de Charles de Gaulle, ce citoyen du monde est un auxiliaire parfait, qui associe des capacités de décideur à un tempérament d’exécutant. L’homme est modeste et dévoué, désintéressé jusqu’à l’effacement et pudique jusqu’à l’incompréhension auprès des siens. En somme, une incarnation accomplie de l’idéal normalien désuet de l’authentique «honnête homme», au sens classique du terme.

L’étude de son itinéraire est nourrie par une riche étude des milieux qu’il a fréquentés : entourage familial, cercle normalien, hommes et méthodes de la SND, aspects organisationnels de la France Libre et action de ses cadres civils. La qualité d’édition est irréprochable (appareil critique, cahier de photographies, index, absence aussi rare que louable de coquille). Forte d’un travail de documentation approfondi et d’une écriture élégante, voilà donc une biographie exemplaire, attentive et respectueuse, dont le contenu démontre combien l’évocation de cet inconnu de l’histoire relevait d’une nécessaire évidence.

© Guillaume Lévêque