Dans la mémoire collective actuelle, le récent panthéonisédepuis le 27 mai 2015, Jean Zay (1904-1944) est avant tout le ministre de l’Éducation national et des Beaux-arts du Front populaire (4 juin 1936-13 septembre 1939) mais, également, et par la suite du gouvernement Léon Blum I (4 juin 1936-22 juin 1937) ; du gouvernement Camille Chautemps III (22 juin 1937-18 janvier 1938) et IV (18 janvier 1938-13 mars 1938) ; du gouvernement Léon Blum II (13 mars 1938-10 avril 1938) et du gouvernement Édouard Daladier III (10 avril 1938-13 septembre 1939).
Jean Zay : un ex-ministre radical du Front populaire mis en prison par Vichy et aux talents multiples
Certes, mais Jean Zay ne se réduit pas à cette seule incarnation de ministre radical-socialiste de Front populaire car ce poste est, en quelque sorte, le résultat d’un longue chemin militant et politique. De plus, Jean ZayJean Zay (Invention, reconnaissance, postérité), Pierre Allorant, Gabriel Bergounioux et Pascal Cordereix (dir.), PUR, 2015 – Jean Zay. L’inconnu de la République, Olivier Loubes, Armand Colin, 2012 – Jean Zay le ministre assassiné 1904-1944, Pascal Ory Antoine Prost, Tallandier-Canopé-CUIP, 2015fut également un homme politique doublé d’un intellectuel, ce qui est peu mis en avant voire le plus souvent oublié. En effet, né d’un père juif alsacien et d’une mère catholique, il fut bachelier à Orléans, en 1923, puis étudie le droit à l’université de Paris tout en étant journaliste au Progrès du Loiret et clerc d’avoué pour financer ses études. En 1925, soit à sa majorité (21 ans à l’époque), passionné pour la politique depuis le lycée, il adhère à la Fédération radicale et radicale-socialiste du Loiret puis, en 1926, il est initié à la loge Étienne Dolet (GODF) d’Orléans qui est également celle de son père Léon Zay. En 1928, au retour de son service militaire et à la veille d’une campagne électorale difficile pour les radicaux du Loiret, le jeune homme ressuscite la section d’Orléans des Jeunesses Laïques et Républicaines (JLR). Cette organisation, très à gauche, jeune et ouverte, dont les membres sont socialistes et radicaux, restera pour lui une base militante de prédilection.
Licencié en droit, Jean Zay est un avocat à l’éloquence efficace. Inscrit au barreau d’Orléans en 1928, le jeune avocat de 24 ans s’illustre dans deux procès d’Assises difficiles et plaide au civil. Son cabinet est rapidement un des plus actifs de la ville car il fait acquitter successivement aux Assises d’Orléans en mars 1931 Gruslin, et en juillet 1932 Driard, tous deux assassins de l’amant de leurs femmes. Il plaide de plus en plus comme avocat d’associations professionnelles et syndicales, et maintiendra cette activité d’avocat de la gauche, une fois élu député. En mars 1931, il épouse au Temple protestant d’Orléans, Madeleine Dreux, d’une famille protestante bien connue d’Orléans.
Sa carrière politique nationale commence à l’issue de sa victoire de justesse aux législatives de 1932, dans la première circonscription du Loiret, à l’âge de 27 ans. Jean Zay est réélu en 1936, et deviendra conseiller général du canton d’Orléans Nord-Est, à partir de mars 1937 et réélu en octobre 1937. Ambassadeur de sa circonscription, en étroite relation avec les maires, les associations et les syndicats, il reste très présent au Parti Radical et aux JLR. Devenu ministre, il parvient à maintenir son emprise politique locale, qui persistera au-delà de la dislocation du Front Populaire.
Jean Zay est également à la confluence de deux courants minoritaires du Parti Radical trop souvent confondus : les « Jeunes Turcs » et les « Jeunes Radicaux ». D’abord pacifiste, favorable à une modernisation de l’État, à la naissance d’une démocratie économique, il est proche des « Jeunes Turcs ». Anti-nazi précoce et inquiet, député populaire hostile à la déflation, Jean Zay refuse avec constance l’alliance à droite, plaide pour un retour à l’inspiration politique du radicalisme et à l’Union des Gauches au gouvernement : un « Jeune Radical », c’est-à-dire un radical à gauche, partisan et artisan du Front Populaire.
Jean Zay s’affirme à la Chambre comme un député actif, puis comme un orateur de premier plan. Il s’affirme de congrès en congrès comme le porte-parole de la gauche du Parti Radical, dès le Congrès de Vichy en 1933, avec la stratégie d’Union des Gauches qui triomphera dans le Front Populaire : il est logiquement rapporteur de politique générale au Congrès de Wagram, en 1935. Cacique du Parti, Jean Zay devient sous-secrétaire d’État à la présidence du conseil dans le gouvernement de transition constitué par Albert Sarraut, le 24 janvier 1936. Réélu député du Loiret aux législatives de 1936, le 4 juin 1936, Léon Blum nomme Jean Zay ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-arts du premier gouvernement de Front Populaire. À 31 ans, il est le plus jeune ministre de toute la Troisième République.
Le Château du silence : le deuxième « rompol » de Jean Zay
Inédit, Le Château du silence est le deuxième roman policier écrit en prison par Jean Zay, le brillant ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du Front populaire. Après La bague sans doigt, publié sous pseudonyme en 1942, le prisonnier politique de Vichy incarcéré à Riom, infatigable travailleur intellectuel, s’évade à nouveau dans la rédaction de cette intrigue qu’il situe en Lorraine, un territoire qui lui est familier.
Le manuscrit du roman Le Château du silence a été trouvé dans le fonds Jean Zay déposé aux Archives nationales (en trois fois), entre 2008 et 2010 par les filles de Jean Zay : Catherine Martin-Zay et Hélène Mouchard-Zay. Les deux romans policiers ont été écrits lors de son incarcération à la maison d’Arrêt de Riom, du 7 janvier 1941 au 20 juin 1944.
Dans cet ouvrage des éditions Le Mail dont le texte du roman a été établi par le président du Cercle Jean Zay, Pierre Allorant, nous y trouvons une préface (p. 5-20), un mot de l’éditeur Jean-Pierre Delpuech (p. 22-23), chapitre I- Francis (p. 25-43), chapitre II- Isabelle (p. 44-54), chapitre III- Maria (p. 55-66), chapitre IV- Pierre Delorme (p. 67-82), chapitre V- Adrien Jolivet (p. 83-93), chapitre VI- L’oncle Axel (p. 94-115), chapitre VII- Antonin Bourassin (p. 116-130), chapitre VIII- Le commissaire Bailly (p. 131-147), chapitre IX- Monsieur Benoît (p. 148-165), chapitre X- Félicien (p. 166-177), chapitre XI- Joseph (p. 178-192), chapitre XII- Mademoiselle Berthe (p. 193-214).
A la manière de la grande figure des romans policiers des années 1940, la britannique Agatha Christie, les douze chapitres porte le nom des protagonistes rencontrés lors du roman. Au fil des chapitres, Jean Zay présente chaque personnage tout en instaurant peu à peu l’ambiance du roman. Celui-ci se déroule dans les années 1930, en Lorraine, au château de la Fontaine, propriété d’Axel de Villaret, oncle maternel du neveu Francis Jourdain (orphelin de père), personnage principal du roman, de la première jusqu’à la dernière page de l’ouvrage (chapitre I). Ensuite, tout en croisant la domesticité du château (le domestique borgne Joseph Cormier, la préceptrice Berthe Loquin et le majordome Félicien dont le patronyme n’est jamais cité), l’auteur présente la cousine de Francis, Isabelle de Villaret (orpheline de mère), fille d’Axel de Villaret (chapitre II) et de Maria, la cuisinière du château (chapitre III). Dès son arrivée à l’auberge du village Saint-Julien (vu dans le chapitre I), Francis apprend par les habitués de l’établissement que le château a été le lieu d’une tragédie, cinq ans auparavant avec la mort brutale par suicide d’un jeune homme nommé Pierre Delorme. En descendant au village de Saint-Julien et grâce au secrétaire de mairie André Jolivet, ancien instituteur du village, Francis en sait davantage sur les circonstances de la mort de Pierre Delorme en consultant la presse locale de l’époque des faits (chapitre V).
À mi-parcours du rompol, le romancier fait découvrir au lecteur la personnalité profonde de l’oncle maternel le comte Axel de Villaret, veuf et féru d’occultisme (chapitre VI). Au chapitre VII, intervient le futur fiancé d’Isabelle de Villaret, le marchand de porcs Antonin Bourassin et future victime ainsi que deux autres amis de l’oncle accompagné de deux autres invités : le colonel Vavin et l’architecte parisien Carrey… Après le meurtre, le commissaire Bailly et son adjoint Hamard viennent faire les premières constations et commencent leur enquête (chapitre VIII). Ensuite, vient au château la magistrature avec le Procureur de la République Roquebert et son substitut Leduc, le juge d’Instruction Benoît et son greffier accompagné des deux policiers (vus dans le chapitre précédent) ; Jean Zay croque avec délectation le juge Benoît. Dans le chapitre X, Francis Jourdain est de retour à Paris et suit l’enquête policière par presse interposée ; de retour dans sa chambre d’étudiant parisienne, une lettre de sa cousine Isabelle lui apprend que le majordome Félicien a été renvoyé par son oncle à cause de ses larcins. Dans le chapitre XI, commence le procès de Joseph Cormier l’ex-jardinier d’Axel de Villaret ; ce chapitre est l’un des meilleurs du roman car toute l’expérience et le talent de Jean Zay (ex-journaliste et de l’ancien avocat habitué des cours d’Assise à Orléans) s’expriment pleinement dans ces pages. Le roman atteint son acmé, dans le dernier et ultime chapitre XII intitulé Mademoiselle Berthe (préceptrice puis confidente ou dame de compagnie d’Isabelle de Villaret), avec un sens aigu de la dramaturgie car le lecteur assiste au dénouement procès en découvrant le vrai coupable !
Le Château du silence : Un roman à clés ?
En guise de conclusion au sujet du deuxième et dernier roman policier de Jean Zay, paradoxalement, il nous faut revenir à la préface de l’historien orléanais Pierre Allorant écrite pour Le Château du silence – au titre de Président du Cercle Jean Zay et de vice-président de l’Association des Amis de Jean Zay -, au cours de l’année 2023. En effet, l’universitaire nous donne dans sa préface quelques éclairages en présentant pas moins de 5 clés.
Contrairement au premier roman policier La Bague au doigt de Jean Zay, ce deuxième « rompol » est totalement intemporel mais spatialement partagé entre Paris et la Lorraine mosellane. Comme l’écrit Pierre Allorant dans sa préface, « […] le tableau flotte dans une intemporalité que l’on peut, au mieux, situer dans un entre-deux-guerres flou » (p. 7). Concernant les lieux du roman, ce dernier se situe dans le Paris universitaire (quartier du Louvre et Saint-Jacques) de l’étudiant en droit Francis Jourdain mais aussi, et essentiellement, en Lorraine mosellane (gare et palais de justice de Nancy ainsi que les fictifs château de la Fontaine et village de Saint-Julien en Moselle). Toujours dans sa préface (p. 5-20), Pierre Allorant pense que Jean Zay se serait inspiré de Saint-Avold-Morhange en Moselle qui « […] a pu lui servir de modèle pour le Saint-Julien » (p. 13) et du château d’Olivet dans le Loiret pour le château de La Fontaine à Saint-Julien en Moselle du roman.
Enfin, le talent du romancier Jean Zay s’exprime pleinement quand ce dernier « […] dévoile, derrière le rideau des apparences et du jeu de la vie en société, les règles implacables des dominations de classes et conflits de générations. » (p. 14). De ce point de vue, il est vrai que Le Château du silence nous fait penser au film de Jean Renoir La Règle du jeu, sorti en juillet 1939 ou bien encore pour filer la métaphore littéraire l’œuvre monumentale d’Honoré de Balzac intitulée La Comédie humaine présentant entre autres le théâtre provincial de la Touraine du XIXe siècle.
Comme le relève très finement Pierre Allorant, Jean Zay fait preuve d’un « féminisme » très avant-gardiste pour un homme de sa génération et surtout pour un homme politique (radical-socialiste) car la classe politique faisait preuve d’un mysoginisme de bon aloi avec (peut-être), dans une moindre mesure, la SFIO et du PCF. Sur beaucoup de sujets sociétaux et politiques, Jean Zay était un progressiste au sens noble du terme comme le prouve son appartenance au courant radical « Jeunes Turcs » aux côtés de jeunes députés comme Pierre Mendès-France, Pierre Cot ou Gaston Monnerville et de son porte-parole Jacques Kayser. En effet, les rôles positifs du roman sont décernés aux femmes (Isabelle de Villaret, mademoiselle Berthe Loquin et Maria)
De plus, à la manière d’un Marc Bloch dans L’étrange défaite de 1940, Jean Zay continue la dissection de la société française en montrant « […] des groupes sociaux familiers à l’ancien ministre, ou plus exactement à ses métiers successifs qui ont précédé son accès au gouvernement 1936 : » (p. 15) soit l’instituteur-secrétaire de mairie, personnage qui l’a côtoyé en tant qu’élu local et conseiller général du canton d’Orléans-Nord-Est depuis 1937. Enfin, « […] deux autres univers professionnels apparaissent et occupent l’essentiel de la fin du roman » (p. 16) qu’a bien connu le Jean Zay jeune homme : la presse et le monde judiciaire. La magistrature, de l’instruction au procès, est à la hauteur de sa tâche bien qu’elle frôle l’erreur judiciaire en s’apprêtant de condamner par erreur Joseph Cormier, l’ex-jardinier borgne du comte Axel de Villaret.
En revanche, en se faisant l’observateur peu amène des relations entre l’ancienne aristocratie et la domesticité, comme souvent chez le romancier Jean Zay, « […] les oppositions de classe se dédoublent en tensions et conflits de générations, avec le thème central des jeunes, sacrifiés dans une société gérontocratique » (p. 16). Est-ce une façon pour Jean Zay de régler ses comptes avec un état-major militaire gérontocratique sacrifiant la jeunesse française au combat dans les tranchées de la Grande Guerre de 1914-1918, entre morts, disparus et mutilés ? Le monde rural est caricaturé dans la description physique et morale du marchand de bestiaux Antonin Bourassin, du domestique borgne Joseph Cormier et du rusé majordome Félicien. Cette caricature est-elle nécessaire pour le simple besoin du roman ou est-ce le résultat d’une méconnaissance profonde de la campagne française ?
En tout les cas, ce deuxième roman policier de Jean Zay Le Château du silence est le fruit d’une remarquable construction littéraire et est la preuve d’une grande maîtrise des codes littéraires du roman policier avec un sens du suspense se terminant en acmé avec la révélation du coupable dans les dernières pages de l’ultime chapitre XII. Si Jean Zay avait pu survivre à l’Occupation, ce dernier aurait prouvé qu’il avait non seulement une belle plume de journaliste, de publiciste mais aussi de romancier voire de nouvelliste (car il a également écrit en prison, à Riom, de nombreuses nouvelles).
© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour la rubrique « La Cliothèque »)