Pierre le Grand est un des rares tsars russes dont le nom soit connu en Occident, principalement pour son rôle de fondateur de Saint-Petersbourg. Et s’il est vrai que la création de la ville représente bien le désir d’ouverture vers l’occident et la volonté de modernisation de la Russie qui habite le personnage, on ne peut résumer celui-ci à cette image de tsar modernisateur.  C’est une des forces de la biographie que nous livre ici Thierry Sarmant de montrer la complexité du personnage et de son règne.

Pour cela, l’ouvrage, après avoir présenté l’état de la Russie avant le règne de Pierre le Grand, utilise une approche chronologique, somme toute classique pour une biographie, dans ses premières parties. Les deux dernières sont consacrées au bilan du règne et à la place de Pierre dans la mémoire et l’historiographie russe. On peut ainsi dégager un certain nombre de traits caractéristiques du règne et de la personnalité du tsar.

Un réformateur

Tout au long de son règne, le tsar ne cesse de vouloir transformer et moderniser son pays. La curiosité du souverain, son activisme, ne se démentent jamais quand il s ‘agit d’acquérir de nouvelles connaissances et de les mettre en pratique. Sa Grande Ambassade (1697-1698) comme son voyage de 1716-1717 restent sans équivalents pour un monarque en exercice. Le tsar s’instruit, rencontre, s’entretient avec scientifiques, philosophes et souverains. Et, fidèle à son caractère,, il met également en pratique ce qu’il apprend en travaillant lui-même dans un chantier naval. De ses voyages il ramène de nombreuses idées, des techniciens pour les mettre en œuvre. Il contribue à changer l’image de la Russie qui restait jusqu’alors un pays méconnu.

Les réformes de Pierre touchent de nombreux domaines qu’il s’agisse de l’administration centrale ou provinciale ou bien de la création de la table des rangs qui fixe la hiérarchie des emplois. Le tsar veut tout réglementer, organiser. Son autorité s’étend également sur le domaine religieux, il met fin au patriarcat et fait de l’Eglise orthodoxe russe un fidèle soutien du régime. S’il poursuit les persécutions contre les vieux-croyants, les musulmans et les juifs il se montre tolérant envers les étrangers servant la Russie, notamment l’aristocratie protestante balte qui fournit dés lors nombre de cadres au régime. Enfin, il veut véritablement créer de nouveaux Russes, en occidentalisant les mœurs comme les tenues allant jusqu’à imposer le rasage de la barbe traditionnelle. Saint Pétersbourg est une ville emblématique à la fois de la volonté de changement et d’ouverture du tsar et de ses méthodes. Il veut une capitale ouverte sur l’Europe et le monde et pour cela il fait appel à des architectes occidentaux ; mais pour surmonter les contraintes et réticences, il oblige l’élite russe à venir s’y installer et fait appel à une main d’œuvre forcée pour la bâtir.

Si l’inspiration est souvent occidentale (suédoise notamment), la mise en œuvre reste caractéristique de l’état russe d’alors : autoritaire, tout vient d’en haut. De plus, les effets s’estompent au fur et à mesure que l’on s’éloigne de Moscou. Il n’empêche, l’impulsion est donnée et la plupart des réformes vont rester en place jusqu’à la fin du 19° siècle.

Un empereur guerrier

Lors de sa jeunesse à Préobrajenskoïé, le jeune tsar s’intéressa très tôt aux affaires militaires et navales. Là comme dans bien d’autres domaines, il n’hésita pas à s’investir en personne au commandement comme dans les tâches les plus obscures. A partir de ses régiments d’origine, transformés en régiment de la garde (Préobrajensnki et Sémionovski), il poursuivit et accentua le développement de l’armée russe. Celle-ci doubla de volume tout en adoptant les tactiques occidentales, développant une artillerie et une cavalerie régulière en lieu et place des unités traditionnelles de la noblesse. Et si au début l’encadrement fait largement appel aux officiers occidentaux, il ne va cesser de se russifier. Mais c’est avec la création d’une véritable flotte que Pierre ouvre la puissance russe sur le monde. Arme favorite du monarque, celle-ci va désormais naviguer en mer d’Azov et rivaliser en Baltique avec les puissances scandinaves.

La Russie est alors entourée d’états qui apparaissent bien plus puissants qu’elle : la Suède, l’état Polono-lithuanien, la Turquie ottomane, la Chine. Face aux Turcs, après les succès dues campagnes d’Azov (1695-1696) , la capitulation du Prut (1711) oblige la Russie à rendre ses accès maritimes à la mer Noire. Mais c’est la Grande guerre du Nord (1700-1721) qui demeure l’évènement majeur du règne.  Face à la Suède de Charles XII, la Russie forma une coalition avec le Danemark, la Saxe et la Prusse qui finit par l’emporter. Mais le conflit fut long et indécis et  la victoire de Poltava face à un Charles XII avancé au cœur de l’Ukraine n’y mit pas fin tout de suite. La Russie obtint la sécurisation des abords de Saint-Pétersbourg ainsi que l’Estonie et la Lettonie actuelle.

Ces progrès au Nord s’accompagnèrent d’une certaine attraction pour l’orient. Des traités furent signés avec la Chine pour officialiser la frontière en Sibérie. La fin du règne fut marqué par une campagne contre les Perses (1722) qui élargit l’assise russe sur la Caspienne et le lancement de l’expédition de Béring (1725)

Un autocrate excessif

Dès son enfance, à la mort de son père Alexis, le futur tsar est confronté aux luttes qui opposent les différentes factions de la cour et les streltsi. Envois en exil et exécutions publiques des anciens favoris sont la règle ; et c’est en employant de semblables méthodes que Pierre élimine le clan de la régente Sophie et les streltsi.

Durant son règne, la pratique de l’arbitraire reste fréquente : le tsar décide du sort de ses favoris ou ennemis. Parfois colérique, il n’hésite pas à faire torturer, exiler ou exécuter ceux en qui il voit des opposants ou des rivaux, allant jusqu’à provoquer la mort de son propre fils le tsarévitch Alexis. Les exécutions s’accompagnent souvent de l’exposition publique du corps supplicié de la victime pour mieux dissuader les opposants. Et de fait, la chancellerie des affaires secrètes de Tolstoï pourchasse implacablement ceux qui apparaissent comme ennemi.

Autour du tsar, gravitent des favoris. Les premiers sont ses compagnons de jeunesse, russes ou étrangers comme Lenoir, ceux qui suivent sont généralement russes à l’image de Menchikov. Ils reçoivent distinctions et richesses du tsar qui leur fait partager ses fêtes alcoolisées du « Concile très bouffon » et avec qui il entretient parfois des relations équivoques. Jusque dans sa vie privée, le tsar est excessif, il épouse sa maîtresse Catherine alors que le divorce avec sa première femme Eudoxie n’est pas prononcé ; et c’est pour sécuriser l’avenir de Catherine qu’il la désigne comme son successeur sans se soucier des pratiques traditionnelles.

Un personnage central de l’histoire et de la mémoire russe.

Par son physique (près de 2m), comme par l’intensité de son règne, Pierre est « énorme » et s’impose comme une référence incontournable. L’auteur montre comment ses successeurs vont poursuivre ses réformes et s’inscrire dans sa lignée à l’image de Catherine II. Les descendants de ses fidèles vont se maintenir aux plus hauts postes de l’empire russe jusqu’à la fin de celui-ci.

Le règne de Pierre Ier ne va cesser d’être célébré par les auteurs russes (Pouchkine…)  et même par Voltaire qui voient en lui le modernisateur de la Russie, celui qui l’a ouvert sur l’Occident. Jusqu’au XIX° siècle, les critiques sont rares, elles portent sur la brutalité du gouvernement ou pour les slavophiles, sur le fait qu’il ait étouffé un particularisme russe. Mais cela n’empêche pas la célébration du culte du tsar ; celle-ci est entamée de son vivant avec la conservation d’objets cultes (son premier navire, sa litière de Poltava…) ou les tableaux commandés aux artistes comme le Caravaque. Catherine II lui fit élever un cavalier de bronze de près de 6m de haut, célébrant le tsar, premier d’une longue série de monuments célébrant le personnage. Une célébration dont le bicentenaire pétrovien devait être l’apogée mais qui fut interrompue par la Grande guerre et la révolution de 1917.

Pour les historiens soviétiques, Pierre Ier est celui qui a introduit le capitalisme industriel en Russie ; mais cela n’empêche pas Staline de le réhabiliter, pour établir un parallèle entre leurs méthodes de reformes autoritaires. Mais c’est la fin de l’URSS qui provoque un retour en grâce de l’empereur : statues, monuments se multiplient et le tricentenaire de Saint-Petersbourg est célébré avec faste. L’autoritarisme de Pierre plait aux maîtres du Kremlin et la grandeur de son règne flatte une population en manque de repères.

Dans cet ouvrage, Thierry Sarman, nous plonge au cœur du règne de cet empereur à la personnalité complexe. Cela nous permet de saisir l’ampleur des transformations qu’il initia pour son pays. L’auteur nous  fait mesurer la portée et la postérité réelle de celles-ci, évitant ainsi l’hagiographie qui entoure parfois le personnage.