L’ouvrage que je vais vous présenter a quelque chose de particulier, celui d’être un livre hommage. Édité par Elisabetta Borromeo, historienne spécialiste des voyages et des communautés catholiques dans l’Empire ottoman, l’ensemble des textes présents dans ce volume est issu du dernier cycle de leçons données au Collège de France par Gilles Veinstein disparu en 2013 à l’âge de 67 ans. Ces leçons correspondent aux deux dernières années de cours (2009-2010) qu’il a donnés dans le cadre de la chaire d’Histoire turque et ottomane, et qui étaient consacrés aux « esclaves de la Porte » (Kapikullari) c’est-à-dire les esclaves du sultan chez les Ottomans.

Dans la préface, E. Borromeo retrace le parcours de G. Veinstein depuis sa formation à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, en passant par la Sorbonne et par l’École nationale des langues orientales vivantes (aujourd’hui INALCO), jusqu’aux différents postes qu’il a occupés à Paris III, à l’EHESS et enfin au Collège de France. Elle s’arrête également sur les rencontres qui ont compté dans la vie de l’historien et les personnes qui lui ont donné le goût de l’histoire ottomane ou qui ont joué un rôle dans ses choix d’études et de recherches. L’autrice de la préface rappelle aussi l’attachement de l’homme aux sources turques qui lui ont permis d’étudier la présence ottomane en mer Noire. Au fil de la documentation, G. Veinstein a élargi ses domaines de recherche aux aspects institutionnels de l’Empire ottoman. Il a réalisé un travail conséquent à partir des sources ottomanes en lisant, traduisant et corrigeant les interprétations précédentes lorsque cela était nécessaire. Il considérait les sources comme le pivot du métier d’historien tel qu’il avait pu le souligner en conclusion de sa leçon inaugurale au Collège de France.

Toujours dans la préface, E. Borromeo explique qu’elle a voulu publier le cycle des leçons sur « les esclaves de la Porte », car c’est justement le dernier que G. Veinstein a donné au Collège de France, et de surcroît il y a eu moins de publications scientifiques de sa part sur ce sujet. Elle ajoute que les ouvrages portant sur les Kapikullari sont rares et souvent datés. De plus, selon l’historienne, G. Veinstein « avait le projet d’écrire un livre à partir des hypothèses formulées lors de ses cours au Collège de France sur ce sujet ». Toutefois, elle tient à rappeler que le présent ouvrage est bien une publication des leçons présentées oralement par l’historien et non pas la publication d’un manuscrit qu’il aurait rédigé et achevé. C’est pour cette raison que l’on retrouve le caractère oral tout au long des pages de ce livre. On y lit ainsi les incipit des leçons dans lesquels G. Veinstein salue son auditoire et rappelle, en la résumant, la leçon précédente.

L’ouvrage est composé de quinze chapitres organisés en quatre parties différentes. Les parties I à III forment « une sorte d’introduction au sujet lui-même » sur les esclaves du sultan qui n’est véritablement abordé que dans la partie IV.

Dans la première partie, G. Veinstein présente d’une manière plus générale l’esclavage dans le monde musulman. Il rappelle ainsi que l’islam n’a pas aboli ce phénomène préexistant. D’ailleurs l’état de l’esclavage et la situation des esclaves ressemblent à ce qui existait dans l’Antiquité grecque et romaine. Les personnes deviennent esclaves de deux manières, soit par la naissance, et donc le fait d’être musulman n’y change rien, soit après avoir été réduites à la servilité suite à un combat où dans ce cas, seuls ceux considérés comme infidèles sont concernés. Dans le droit musulman, l’esclave a un statut hybride. D’une certaine manière, il est bien de condition humaine, toutefois, il est assimilé à une chose ou plutôt à un animal. En principe, un esclave ne peut exercer une fonction d’autorité publique ou privée. Cependant, cela concerne les esclaves ordinaires, car les Kapikullari ont un caractère plus particulier étant donné que certains d’entre eux ont accédé à des fonctions parmi les plus importantes de l’État ottoman comme celle de grand vizir.

G. Veinstein poursuit son exposé sur les esclaves ordinaires, c’est-à-dire « privés », au sein de l’Empire ottoman qui leur offre des droits et des protections. Tout d’abord, un maître doit assurer l’entretien de son ou ses esclaves et les châtiments doivent être mesurés. Il existe tout un ensemble de règles concernant les femmes et les enfants. Par exemple ces premiers ne peuvent être séparés de leur mère. De même, un maître n’a pas le droit de prostituer ses esclaves. Il existe également des règles de mariages, par exemple un maître ne peut se marier avec son esclave. Toutefois, la cour ottomane s’écarte peu à peu de cet interdit. C’est le cas de Bayezid II à la fin du XVe siècle qui prend pour gendre certains de ses esclaves, ceux qui sont les plus hauts placés dans l’administration ottomane. Un esclave peut accéder au statut d’homme ou de femme libre  grâce à l’affranchissement. La conversion à l’islam ne permet pas à un esclave d’acquérir la liberté de manière automatique. L’affranchissement par le maître peut être réalisé au décès de ce dernier, lorsque la clause apparaît dans le testament. Un affranchissement peut également avoir lieu sous la forme d’un contrat avec le paiement d’une somme d’argent. Toutefois, un lien est conservé entre l’ancien maître et l’ancien esclave sous la forme d’un lien de clientèle.

À l’époque ottomane, les sultans ont utilisé des esclaves pour une partie des rangs de leur armée et pour certaines hautes fonctions gouvernementales. Considérées comme individus serviles selon le droit islamique, ces personnes ont une vie différente des esclaves ordinaires de par certaines particularités de leur statut et leur condition économique et sociale. Elles sont appelées Kapikullari, c’est-à-dire « esclaves de la Porte ». G. Veinstein dédie la deuxième partie de ses leçons à l’apparition de cet esclavage militaire et gouvernemental dans le monde musulman avant les Ottomans.

Le système des esclaves-soldats serait apparu en Irak, dès le IXe siècle sous le règne des califes abbassides à l’époque où Samarra est devenue la nouvelle capitale, mais les historiens ne s’accordent pas sur le moment de l’apparition exacte. Ce serait dans la première moitié du IXe siècle sous le règne du calife al-Ma’mûn (813-833) ou de son successeur al-Mu’tasim (833-842), pour certains. Au contraire, d’autres pensent que les esclaves amenés et vendus à Samarra, des Turcs d’Asie centrale, étaient adultes au début du IXe siècle. Il faut attendre la deuxième moitié du IXe siècle, sous l’impulsion du calife al-Mu’tamid (870-892) et de son frère, le chef des armées Muwaffaq pour voir ce système se mettre en place. Quoi qu’il en soit, l’apparition de cette forme d’esclavage militaire dans les régimes islamiques est appelé « paradigme mamelouk » par les historiens, car elle implique l’acquisition de l’esclave à un jeune âge, sa formation systématique dans le domaine militaire et sur le plan psychologique, dans un cadre étatique sous le contrôle du souverain. La raison d’un recours à un personnel servile ne viendrait pas d’un manque de personnel arabe qui se détournerait de certains postes, car des troupes arabes libres coexistaient. L’utilisation d’esclaves-soldats viendrait plutôt de la volonté des souverains de constituer un outil militaire performant, sûr, moins dangereux, grâce à une formation systématique sous le contrôle du prince et à son profit.

Le système mamelouk a ensuite été imité, les siècles suivants, dans diverses dynasties musulmanes iraniennes ou turques, qui s’approprient successivement les restes de l’Empire abbasside. C’est le cas des dynasties samanides et ghaznavides du Khorasan, d’Afghanistan et de Transoxiane ou encore les Seldjoukides qui, venus d’Asie centrale, s’implantent en Irak et en Iran. D’ailleurs une branche de ces peuples, appelé Seldjoukides de Rum ou de Konya s’installe en Asie mineure. Il s’agit des prédécesseurs immédiats des Ottomans.

En Égypte, le système mamelouk apparaît dès la fin du IXe siècle sous le règne dissident d’Ahmad ibn Tûlûn (868-884) qui impose également son autorité à la Syrie. Toutefois, c’est à partir de la moitié du XIIIe siècle qu’apparaît, non plus simplement une garde mamelouk auprès d’un souverain, mais un régime entièrement mamelouk, y compris le sultan. Ce régime domine l’Égypte de 1250 à 1517 et la Syrie de 1260 à 1516, et coexiste un temps avec l’Empire ottoman qui en fait la conquête sous le règne du sultan Selim Ier.

La troisième partie porte sur l’organisation militaire des troupes non serviles dans l’Empire ottoman. Le régime ottoman trouve son origine dans le beylik gouverné successivement par Osman, Orhan et Murad Ier, en Asie mineure à la fin du XIIIe et au XIVe siècle. En quelques décennies, les souverains de ce jeune État en pleine transformation réorganisent l’appareil militaire. Ils passent d’une armée de raideurs, les ankici, composée de groupes hétérogènes et de compagnons d’armes liés au bey à une armée engagée dans des batailles rangées, maîtrisant des techniques de sièges. Pour les besoins de son expansionnisme, le jeune État ottoman a été obligé de se doter d’une armée plus abondante, mieux formée et plus sophistiquée. C’est ainsi que les sultans ont recours aux jeunes captifs étrangers transformés en soldats-esclaves. Toutefois, ce n’est pas le seul changement. Les souverains ottomans fondent une cavalerie provinciale, les sipahi dotés de concessions fiscales, les timar. Il existe également les azab, un corps d’infanterie dont les membres n’appartiennent pas à la classe militaire, aux askeri. Ce sont des reaya, des hommes libres musulmans issus de la classe productive et assujettis à l’impôt. Ils appartiennent exclusivement de la population urbaine. Toutefois, cette infanterie est moins entraînée et moins performante que les janissaires. Enfin, l’armée ottomane est composée de fantassins ruraux ou yaya « ceux qui vont à pied », de müsellem, une cavalerie qui venait en complément des sipahi, et d’autres corps paramilitaires.

La quatrième partie est consacrée à l’installation du « paradigme mamelouk » dans l’Empire ottoman. G. Veinstein commence par présenter les origines, l’évolution et les particularités des kapikullari et plus particulièrement l’infanterie des janissaires et le corps des acemi oğlan, c’est-à-dire les garçons étrangers. Les janissaires seraient apparus dans la seconde moitié du XIVe siècle sous le règne de Murad Ier. L’auteur insiste sur le fait que les janissaires n’ont pas tout de suite eu le poids numérique ni l’importance qu’ils ont ensuite obtenue au XVe siècle et dans la première moitié du XVIe siècle. Une vingtaine d’années après leur création, les janissaires ont été dédoublés par un corps de cadets, d’aspirants janissaires appelés les acemi oğlan. Ce sont de jeunes esclaves du souverain employés à diverses tâches dans le but de les préparer physiquement et mentalement à devenir des janissaires. La création de ce corps permettait au sultan, en plus de faire des économies (la solde des acemi oğlan est moins élevée que celle des janissaires), de disposer de « véritables esclaves du sultan », service qui avait été jusque là mal rempli.
Peu à peu, un véritable cursus se met en place pour former les futurs janissaires. Il s’agit de jeunes chrétiens, sujets ou non du souverain ottoman, qui sont entrés de force dans la maison du sultan soit par le système du pencyek jusqu’au XVIe siècle, c’est-à-dire un cinquième du butin qui revient au sultan après une expédition militaire, soit du devşirme le « ramassage », dès la fin du XIVe siècle. Le devşirme, sorte de conscription obligatoire de jeunes garçons parmi les fils des sujets chrétiens en Roumélie et en Anatolie, a la particularité de changer radicalement le statut du conscrit. De sujet libre, reaya, il passe à celui d’esclave, kul. Les jeunes esclaves sont ensuite placés dans des familles de paysans turcs musulmans, dans une région de l’empire différente de leur province d’origine. Cette expérience, traditionnellement appelée le « séjour chez les Turcs » est destinée à leur apprendre la langue turque et leur inculquer les préceptes de l’islam. Après plusieurs années, ils intègrent officiellement le corps des acemi oğlan où ils font à peu près tous les métiers sauf ceux de la guerre, ne prenant pas encore part aux campagnes militaires. Ils forment avant tout une force de travail à la disposition du sultan et de son entourage. Enfin, après un certain nombre d’années qui peut être très variable, les esclaves du sultan intègrent le corps des janissaires.

Au final, il s’agit d’un livre véritablement passionnant. Gilles Veinstein nous transporte dans les époques qu’il affectionnait particulièrement, en apportant des éclairages sur les connaissances récentes sur ce thème. L’auteur aborde le sujet avec minutie, avec toute la rigueur que l’on peut attendre d’un historien. Il sait néanmoins captiver le lecteur, ou plutôt son auditoire, car le caractère oral que l’on retrouve tout au long du livre nous rappelle que ces leçons ont tout d’abord été prononcées dans le cadre de cours au Collège de France. Ce caractère oral n’est en rien un frein à la lecture, au contraire il donne du rythme à l’ouvrage.