Derrière un titre un peu mystérieux, un passionnant travail de géographie sur la Camargue, les problèmes environnementaux auxquels cet espace est confronté et le jeu d’acteurs très différents aux intérêts parfois contradictoires. Les auteurs sont pour l’un écologue et géographe au CNRS et pour l’autre écologue à la Tour du Valat, Institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes. Ils sont donc partie prenante des acteurs qui agissent sur cet espace. D’où un point de vue « engagé », ce qui ne disqualifie pas toutefois leur travail mais en explique certains aspects. Le ton ironique parfois employé apporte une distance critique bénéfique à l’ouvrage.

Le flamant rose, animal sauvage ?

Qu’on observe leur vol ou qu’on les regarde se nourrir dans, ce que dans le Midi on appelle des étangs, les flamants roses au cou gracile évoquent la nature et sont devenus l’emblème de la Camargue. Ils attirent touristes et passionnés des oiseaux contribuant au dynamisme estival d’Aigues-Mortes ou des Saintes-Maries de la Mer. Pourtant on a craint, un temps, que cette espèce soit en danger du fait d’années avec une moindre renouvellement. En effet, même si la parade du flamant mâle est des plus belles, dans cette espèce, « la reproduction est une affaire délicate qui demande de l’expérience », les plus jeunes n’hésitant pas à prendre parfois des « années sabbatiques » (p. 35-36). Par ailleurs, les flamants n’aiment pas être dérangés, ce que le lecteur peut comprendre, et ont besoin de conditions particulières : existence de zones humides (lagunes et salines), présence d’ilots pour se prémunir des prédateurs, absence de trop fortes précipitations et calme… Menacé un temps de disparition, ils ont du leur survie à l’action volontaire des hommes.

Des flamants et des hommes

En effet, une alliance, étonnante par certains côtés, s’est nouée entre des défenseurs de l’environnement et un industriel (les Salins), afin de créer des conditions favorables à la reproduction du-dit flamant : construction d’un ilot artificiel, construction de nids, limitation du survol à basse altitude de la zone. Et même, horreur pour certains, empoisonnement de goélands leucophées, prédateurs de nos oiseaux roses, ou asphyxie de l’embryon du goéland, dite élégamment par les auteurs « opérations de contrôle à grande échelle du goéland ». Opérations qui durèrent cependant une trentaine d’années (p. 48). Devenu star de la Camargue, les flamants restent facétieux et n’en font parfois qu’à leur tête. Ainsi après avoir profité un temps, des avantages octroyés dans l’étang du Fangassier, proche des Saintes-Maries de la Mer (Bouches-du-Rhône), ils n’ont pas hésité, après avoir été dérangés, à se rendre dans des salins à proximité d’Aigues-Mortes. Ville située… dans le Gard, qui avait investi pour les attirer et joue de cette image pour faire venir des migrateurs, au portefeuille bien plus rempli que nos sympathiques oiseaux. Par ailleurs, l’envie prend parfois les flamants de promener dans les rizières, ce qui peut faire sourire le lecteur mais représente un manque à gagner financier important pour les riziculteurs, peut-être trop rapidement passé aux oubliettes par les auteurs.  Quoiqu’il en soit, le flamant rose est sur toutes les images qui ont trait à la Camargue. Nombre d’acteurs cependant aimeraient que celui-ci se contente des espaces que les hommes lui octroient.

La Camargue, le flamant et les hommes

Les acteurs sont divers : écologistes, éleveurs de taureaux, riziculteurs, pouvoirs publics, commerçants, compagnie des Salins, habitants qui ont intégré des usages spécifiques de cette zone humide (pêche, chasse) sans être propriétaires, Conservatoire du littoral… L’ouvrage présente bien la diversité des acteurs, des points de vue et des intérêts ainsi que les conflits qui peuvent en naître. Les auteurs plaident pour un dialogue entre ces acteurs et défendent la nécessité d’accepter un dissensus si les différents points de vue sont clairement exposés. Le lecteur peut considérer que le dialogue n’empêchera pas les conflits. Il peut aussi penser que la façon dont sont présentés les habitants des Salins-de-Giraud ou ceux qui sont attachés à un mode de vie dit « traditionnel » est schématique ce qui est en partie lié au fait que ces acteurs sont à peine évoqués dans le livre.

La Camargue, espace « sauvage » ?

Toute une partie du livre porte sur la question du sauvage. Le sauvetage du flamant rose est en grande partie, on l’a vu, le résultat de l’action des hommes et pour être plus précis d’associations, de la compagnie des Salins et de certaines personnalités et institutions. De la même manière, la Camargue telle qu’elle est aujourd’hui (voire telle qu’elle depuis des siècles), est aussi le résultat de l’action des hommes : digue sur le Rhône, digues dans les salins, drains, rizières, choix du moment des pompages ou du déversement de l’eau des rizières… Les auteurs écologues et environnementalistes sont favorables à laisser faire la nature à partir du point où nous en sommes. La survie des flamants roses étant assurée, il n’est plus nécessaire, selon eux, que les humains interviennent quitte à ce les flamants ne se reproduisent pas une année. Quant au territoire, l’action humaine devrait être la plus limitée possible quitte à ce que la mer envahisse certains espaces. Ce qui pose des problèmes : salinité des eaux, risques d’inondations de zones avec des habitations… mais aussi tensions parfois vives entre les acteurs. Ce dont ils sont conscients.

Un ouvrage bien écrit, avec un point de vue affirmé, et dont la partie analyse dépeint bien le jeu des acteurs dans un espace donné particulier, la Camargue.  Les auteurs présentent ce qu’ils appellent la diversité des natures et posent la question de la part du « sauvage » dans cet espace. On regrettera cependant que la partie prospective paraisse parfois un peu nébuleuse au lecteur non spécialiste.