Deux grandes parties dans cet ouvrage : le portrait du nouveau citoyen, puis celui de l’immigré et de son fils. La première partie est un bilan désenchanté : ayant obtenu son indépendance nationale, le colonisé n’y a gagné ni la richesse, ni la liberté. La violence demeure souvent à l’état endémique dans son nouveau pays. Pourquoi ? Deux problèmes principaux selon Albert Memmi : la corruption et l’absence de démocratie, donc de transparence et de droit. Absence de démocratie entretenue par le jeu ambigu des potentats locaux, des militaires et des chefs religieux, chacun des « partenaires » étant tour à tour instrumentalisé et manipulateur. Peut-être aussi parce que ces jeunes Etats nationaux sont nés à la fin de l’âge l’Etat-nation. Albert Memmi rejette vigoureusement les explications des malheurs du tiers-monde faisant appel exclusivement au passé colonial (dont il ne nie certes pas le poids, et qui avait été l’objet des ouvrages cités plus haut). Il souligne que le déclin du monde arabe est plus ancien, refuse le mythe d’un âge d’or antérieur. Il combat fermement l’islamisme, utopie passéiste qui profite de l’inconsistance de l’Etat, regrette le silence (selon lui) des intellectuels, constate la difficulté à développer une culture nationale vivante (La culture vivante est une permanente remise en question des acquis traditionnels pour les éprouver, les adapter à l’inéluctable transformation de la société. Il est vrai qu’elle est ainsi dangereuse par nature, iconoclaste et hérétique, parce qu’elle a besoin de se débarrasser de tous les carcans, pour respirer librement. Contre ces tentatives balbutiantes, le potentat avantagera au contraire la partie la plus fossilisée de la tradition »). Culture qui a des difficultés à exprimer en arabe sa modernité, du mal à s’accepter francophone…
L’immigré se veut un exilé et pourtant abandonne tout rêve de retour au pays natal dont il s’éloigne malgré lui. Entre intégration et ghetto, il s’installe dans l’ancienne métropole. Il ne comprend pas ses enfants, qui refusent l’intégration, adoptent en signe de révolte des éléments de la culture noire américaine, moins encore sa fille lorsqu’elle choisit (mais parfois, reconnaît Memmi, c’est l’immigré qui le lui impose) de porter le voile, ghetto portatif. Memmi observe la difficulté d’une intégration qui n’est vraiment désirée, dit-il, ni par les minoritaires, ni par les majoritaires, que le métissage effraie. Il appelle, dans un monde marqué par la mondialisation et l’interdépendance croissante des communautés humaines, à construire une culture métisse commune qui s’appuie sur les meilleurs acquis d’un occident, selon l’auteur, en déclin : libertés individuelles, universalisme et laïcité.
Ce livre est un essai incisif, dont la qualité d’écriture rend la lecture agréable. Une lecture stimulante donc pour le prof d’histoire-géo, qui a l’occasion de parler à ses élèves de décolonisation, d’islamisme et d’interface méditerranéen. L’essai a cependant les défauts de ses qualités : il n’y a pas loin de l’aperçu saisissant au raccourci trop rapide, et l’on pourra trouver par exemple que le portrait de l’enfant d’immigré mériterait d’être nuancé, que les généralisations à l’ensemble du Tiers-Monde de réalités nord-africaines ne sont pas toujours convaincantes, que les intellectuels critiques sont plus nombreux que ne le dit Memmi (voir par exemple M. Younsi Chants et complaintes du polygone , anthologie de la poésie algérienne, le dé bleu, 2003, ou relire Tahar Djaout et Abdelkader Djemai, par exemple…).