Quatorze auteurs ont participé à ces actes, spécialistes débutants (deux doctorants) ou confirmés de périodes historiques allant du XVIIIème siècle (Annie Duprat, L’Affaire du collier de la reine) à la guerre d’Algérie (Raphaëlle Branche, La Torture dans » Muriel ou le temps d’un retour » d’Alain Resnais). Ils ont été dirigés par Christian Delporte, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et à l’Institut d’études politiques de Paris, historien des médias (Les journalistes en France. 1880-1950, Seuil 1999 ; Presse à scandale, scandale de presse, L’Harmattan, 2001 ; Histoire des médias en France de 1848 à nos jours, Flammarion, 2003) et Annie Duprat, professeur d’histoire moderne à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, historienne de la caricature (L’Histoire de France par la caricature, Larousse, 1999 ; Les rois de papier, la caricature de Henri III à Louis XVI, Belin, 2001).Ce livre permet d’abord de réfléchir à la transformation d’un fait en événement : question d’actualité alors que les médias actuels, surtout la télévision, directement accessible par nos élèves, ne présentent aucune hiérarchie dans les faits présentés, presque toujours qualifiés d’événements (guerre en Irak, terrorisme à Madrid, victoire de la France en coupe Davis contre la Suisse pour les faits les plus récents) et rarement mis en perspective. Les auteurs nous montrent que si tous les faits ne deviennent pas des événements, c’est parce qu’ils n’entrent pas tous en résonance avec une époque ou un groupe social. Les auteurs développent l’idée que c’est l’image qui crée une mémoire, collective ou individuelle, et donc transforme un fait en événement. Ils élaborent donc une réflexion sur l’image : comment fixe-t-elle l’événement et contribue-t-elle à son interprétation immédiate ? Comment est-elle produite ? Comment est-elle utilisée ultérieurement ?Quatorze études permettent d’apporter des réponses, ou tout au moins d’enrichir la réflexion. Elles ne suivent pas l’ordre chronologique du colloque, mais sont classées en deux parties : d’abord » le choc de l’événement : émotions, bruits, silences » puis » ondes de choc : postérité, reconstruction, mémoire « .
Sept études illustrent le choc de l’événement : l’article d’Annie Duprat – L’Affaire du collier de la reine – placé en premier, met en place les fondements de l’analyse d’un événement par des images : les circonstances de l’événement, les récits et images, les différents registres de l’image (information, propagande, images pas toutes politiques…), les effets et actions des images, notamment leur diffusion et enfin la réception de ces images d’un événement. Christian Delporte montre dans sa contribution Chut, l’ennemi nous écoute….La cinquième colonne, grande peur de la guerre moderne (1914-1945), comment les images (affiches et dessins de presse) peuvent manipuler une opinion publique lorsqu’elle est fragilisée ou lorsqu’il faut la mobiliser.
Plusieurs contributions abordent les limites des images pour témoigner d’un événement. Certains événements n’ont pas d’image ainsi que le montre Olivier Le Troquer pour le 4 septembre, lorsque la foule a envahi le Palais Bourbon et remplacé le drapeau tricolore par un drapeau rouge ( Le 4 septembre 1870 ou l’image déplacée). Evelyne Cohen (mai 1958. Les événements télévisuels dans l’événement politique) s’interroge sur les conditions du retour au pouvoir de De Gaulle alors qu’il est interdit d’antenne. Elle montre également le contrôle pour l’information entre la RTF (Radio télévision française) et Radio-Alger après juin 1958. Thomas Bouchet ( A l’écart de l’événement. Images d’insurrection. 1830-1834) montre que les images de l’insurrection qui éclate lors des funérailles du général Lamarque ne permettent jamais de reconstituer l’événement, car elles ne représentent jamais qu’un seul de ces deux éléments : le temps ou l’espace. L’image contribue alors à la construction d’une histoire en partie fausse. Ces trois exemples témoignent du fait que les images problématiques sont inexistantes : aucun régime parlementaire ne peut s’établir sur l’image du bris des portes de l’Assemblée nationale, aucun régime ne souhaite montrer, quelle que soit l’époque, qu’il est issu d’une insurrection pour ne pas en entretenir la mémoire. Pascal Pinoteau (Diên Biên Phu et le cinéma d’actualité) montre de manière brillante comment les images peuvent reconstruire l’événement : ainsi Diên Biên Phu, front secondaire pour le général Navarre, est devenu grâce ou à cause des images LA bataille de la guerre d’Indochine. Raphaëlle Branche (la torture dans » Muriel ou le temps d’un retour » d’Alain Resnais) réfléchit de manière lumineuse sur la différence mais aussi la grande complémentarité entre montrer et dire, sur l’indicible et l’immontrable à propos de la torture, lorsque la représentation par l’image est défaillante, et que les mots deviennent irremplaçables.
La deuxième partie de ce livre, » ondes de choc : postérité, reconstruction, mémoire « , montre l’importance des images pour donner à un événement son statut historique. Emmanuel Fureix (La Mort de Napoléon. Images et cristallisation de l’événement. 1821-1831) analyse la réactivation de la légende de Napoléon après une mort peu glorieuse. Il s’avère que les images ont attesté la rumeur de la mort, mais surtout ont servi de support au rite funèbre alors que le corps était absent. Puis la censure, en obligeant à utiliser des allusions, des codes, dans les images mais aussi dans de nombreux objets, a renforcé cette union populaire dans la commémoration du décès. Ainsi les images peuvent-elles construire l’événement. Pascal Dupuy (La Révolution française terminée ? les images et le 18 Brumaire. XVIIIème-XIXème siècles) s’étonne de l’importance accordée à cette date alors que les documents visuels d’époque (caricatures, gravures) sont très peu nombreux. Il montre que le souvenir est reconstruit en fonction des enjeux, et non des sources. C’est cette même reconstruction d’un événement en fonction des enjeux qu’illustre la contribution de Marie-Anne Matard-Bonucci, La marche sur Rome, de l’image au signe. Mémoire et mise en images officielles de l’événement. Bien que cet exemple d’utilisation des images est bien connu, l’auteur montre que la commémoration annuelle de cet événement évolue en fonction des besoins politiques, devenant de plus en plus symbolique. C’est encore le primat des enjeux qui explique la décision prise par les censeurs du gouvernement espagnol de ne pas faire sortir un film qui devait être une réponse au film pro-républicain de Frédéric Rossif. (La réponse espagnole à » Mourir à Madrid « . Une histoire de mémoire par Nancy Berthier). Ils le jugent pour l’époque contre-productif parce qu’il utilise l’insulte plus que le raisonnement et parce qu’il manque d’actualité.
Jean-Paul Laurens (les derniers jours de Maximilien) et Joëlle Beurier (Jean Moulin et la mémoire de la Grande Guerre) illustrent la reconstruction d’un événement à travers un prisme social (l’Empereur du Mexique représenté en bourgeois témoigne en réalité de la sensibilité d’une catégorie sociale, la bourgeoisie) ou historique bien particulier (Joëlle Beurier montre l’erreur qui consiste à lire l’attitude de Jean Moulin durant la Grande Guerre grâce à ses dessins au regard des attentes de la Seconde Guerre mondiale. De même, Dimitri Vezyroglou (Mémoire nationale et cinéma français en 1928. La » Merveilleuse vie de Jeanne d’Arc » de Marco de Gastyne) montre qu’il était nécessaire en 1928 de passer par le Moyen Age et sa figure mythique pour montrer l’extrême violence de la Grande Guerre et sa nécessité pour la nation.
La richesse de ce livre – dont les illustrations en noir et blanc éclairent bien le propos – explique que plusieurs publics soient concernés. Les professeurs d’histoire qui trouveront dans chaque article des précisions peu ou pas connues et éclairantes ; les spécialistes qui pourront mettre à profit les explications méthodologiques très précises que chaque auteur mentionne. Peu de critiques à apporter à cet ouvrage, mais quelques précisions attendues (les réactions des Français à l’inadéquation entre les informations et les événements en 1958 ; le rapport entre les artistes producteurs d’image et les hommes politiques en 1830 ) et un regret : l’absence de conclusions, même provisoires, même partielles, qui auraient permis de faire le point sur les rapports entre l’événement et l’image, sur les processus d’interprétations, de reconstructions mis en œuvre, quelle que soit l’époque, pour se souvenir d’un événement.
Dans plusieurs ouvrages (Les Images qui mentent, Seuil, 2000 ; Voir, comprendre, analyser les images, La Découverte, 1994), Laurent Gervereau déplore le caractère embryonnaire des travaux sur l’image et insiste sur la nécessité de forger pas à pas des outils de réflexion. L’ouvrage de Christian Delporte et Annie Duprat est à coup sûr une bonne nouvelle : parce qu’il témoigne du grand nombre d’historiens mobilisés pour faire avancer cet aspect de l’histoire des représentations et la très grande diversité de leur champ d’étude ; parce qu’il ouvre des pistes plutôt qu’il ne statue définitivement. Il s’agit d’un instrument de travail bien plus que d’un ouvrage historique apportant des réponses fermes. Et c’est ce qui en fait toute sa richesse.
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