Emmanuel Naquet : auteur de la première histoire globale de la LDH (de 1898 à 1940)
Emmanuel Naquet, docteur en histoire, professeur de classes préparatoires (CPGE) en Prépa HEC au lycée Saint-Jean (Établissement privé catholique sous contrat avec l’État) à Douai (59), est également chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po Paris et membre des comités de rédaction d’Histoire@Politique. Politique, culture, société et de Matériaux pour l’histoire de notre temps. Il travaille sur la culture politique, le modèle républicain, le pacifisme, les formes d’engagement au XXe siècle, et a codirigé avec Gilles Manceron Être dreyfusard, hier et aujourd’hui (PUR, 2009). Il est co-auteur, avec Serge Bianchi, Philippe Darriulat et François Ploux, de Citoyenneté, république, démocratie en France de 1789 à 1899 (PUR, 2014). Il prépare, en collaboration avec André Hélard, une anthologie critique de textes de l’intellectuel dreyfusard Victor Basch (PUR, 2015).
Le présent ouvrage (publié avec le soutien du Musée d’histoire contemporaine de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine ou BDIC) est la version abrégée et réécrite d’une thèse de doctorat d’histoire dirigée par Serge Berstein et soutenue le 6 juin 2005, au Centre d’histoire de Sciences Po à Paris sous le titre La Ligue des droits de l’homme : une association en politique (1898-1940), IEP de Paris, 2005, 5 vol., 1349 p., consultable à partir du site internet de Sciences Po (rubrique thèse). En d’autres termes, ce volume représente environ la moitié de la thèse originale et est publié presque dix ans après la soutenance d’Emmanuel Naquet devant un jury composé de Serge Berstein, Patrick Cabanel, Michel Dreyfus, Jean-Pierre Dubois, Jean-François Sirinelli et Jean-Marie Mayeur (président du jury).
La Ligue des droits de l’homme (LDH), dont l’auteur Emmanuel Naquet propose ici la première histoire globale de sa fondation en 1898 à 1940, constitue, selon Léon Blum, « un monument constitutif de la République » par sa pérennité et son audience, rassemblant jusqu’à 180 000 membres, au-delà même de l’Hexagone, et intervenant quotidiennement auprès des autorités. Parce qu’elle forme une organisation plurielle et évolutive de savants, de juristes, de médecins, de syndicalistes, de coopérateurs, d’hommes de partis comme d’élus de la République, son étude permet d’aborder des sociabilités et des trajectoires, de découvrir des cultures politiques, de montrer comment les histoires du Droit et des droits s’entremêlent, comment les histoires de la Justice et des justices se superposent. Sa vision et sa participation à l’État de droit et à l’État-providence, par un syncrétisme projeté dans une République à revivifier, l’incitent en effet à condamner la police des mœurs et la peine de mort, à penser la justice militaire, la syndicalisation et le droit de grève, les assurances sociales, mais aussi l’équité fiscale, la démocratie, la laïcité. Ainsi cherche-t-elle à prolonger la révolution des droits de l’Homme, proposant et infléchissant des réformes, continuant donc l’affaire Dreyfus, événement fondateur et modèle d’engagement responsable. Mais les guerres et les dictatures la poussent également à réfléchir et à agir pour la paix et les peuples. De fait, elle formalise un pari d’union politique avec le Front populaire qu’elle annonce et initie, non sans difficultés quand il faut assumer, au lendemain du traité de Versailles et face à la montée des tensions en raison du nazisme et de la guerre d’Espagne, pacifisme et antifascisme. Cette articulation sur le politique la fait transcender le statut de simple groupe de pression pour devenir une scène de la demande civique : elle œuvre à la socialisation des citoyens, entre le vote et les partis, devenant l’un des pôles structurants de l’écosystème républicain dans l’entre-deux-guerres. Reste qu’elle laisse alors en suspens des questions (droits des « indigènes » et place des femmes dans la Cité par exemple), révélant les limites d’une promesse humaniste, émancipatrice et universaliste, entre les principes et le possible.
Le travail d’Emmanuel Naquet se fonde entre autres sur les comptes rendus sténographiques des congrès de la LDH et sur les exemplaires des revues telles que le Bulletin officiel de la LDH ainsi que les Bulletins et Cahiers des droits de l’homme et du citoyen. Les chapitres sont chronologiques mais l’analyse est thématique. De facture classique, le livre déroule en trois parties et huit chapitres les principaux moments de la LDH entre sa fondation en 1898 et sa mise en sommeil provisoire en 1940. En outre, ce livre comporte des remerciements (p. 9-10), une préface de Pierre Joxe (p. 11-16), des abréviations (p. 17-18), une introduction (p. 19-40), un cahier iconographique bienvenu (p. I-XXXII), une première partie (p. 40-250), une deuxième partie (p. 251-526), une troisième et dernière partie (p. 527-600) une conclusion générale (p. 601-618), une postface de Serge Berstein (p. 619-622) ainsi que tous les attributs de l’ouvrage scientifique : sources et orientations bibliographiques (p. 623-652), index des noms cités (p. 653-674), liste des annexes (p. 675-678) et enfin, une table des matières (p. 679-684).
De l’affaire Dreyfus aux droits de l’homme :
du modéré Ludovic Trarieux au jaurésien Francis de Pressensé (1894-1914)
La première partie (p. 40-250), d’environ 210 pages, comporte trois chapitres ayant respectivement 103, 71 et 23 pages : chapitre I (Au commencement était l’affaire Dreyfus… La genèse, la fondation et la confirmation de la Ligue des droits de l’homme avec Ludovic Trarieux (1894-1903) : p. 43-146), chapitre II (Entre poussée politique et crise : Le virage d’une présidence socialiste avec Francis de Pressensé à partir de 1903 : p. 147-218), chapitre III (Pour une France pacifique et civilisatrice dans une Europe armée, éclatée et opposée : p. 219-242) et une conclusion de chapitre (p. 243-250). Dans le chapitre I (p. 43-146), Emmanuel Naquet décrit la genèse de cette association citoyenne sociologiquement interclassiste (1894-1898), la fondation de la LDH, le 4 juin 1898, en pleine affaire Dreyfus ainsi que la confirmation de la LDH par le républicain modéré Ludovic Trarieux (1840-1904), premier président de la LDH de 1898 à 1903. Dans le chapitre II (p. 147-218), avec le nouveau président de la LDH (1903-1914), le socialiste SFIO de tendance jaurésienne Francis de Pressencé (1853-1914), la LDH a évolué aux plans structurels, relationnels mais aussi théoriques, au-delà d’un « social-libéralisme » issu de 1848 et des années 1880, forte de 50 000 membres environ. Quant au chapitre III (p. 219-242), il est consacré à la guerre et paix entre les nations ainsi qu’à la question coloniale. L’auteur décrit la LDH comme étant militante au droit à la paix par l’arbitrage internationale et le désarmement et ayant une conception kantienne de l’ordre du monde mais des divisions se font jour face à l’attitude à tenir contre le militarisme européen. Quant à la question coloniale, la LDH est pour la défense des intérêts des colons français et donc d’une acceptation du fait colonial mais non de ses abus ; de plus, elle s’associe à une réflexion sur « l’indigénat » en Indochine et privilégie le cas algérien.
La LDH à la recherche d’un entre-deux de l’engagement politique (1914-1932)
La deuxième partie (p. 251-526), d’environ 275 pages, est composée également de trois chapitres comportant respectivement 85, 107 et 75 pages : chapitre IV-La Ligue des droits de l’homme, la Grande Guerre et ses échos (1914-1932) : p. 253-338 ; chapitre V (Les ambivalences de la Ligue des droits de l’homme dans l’entre-deux-guerres : p. 339-446), chapitre VI (Réforme de l’État, sauvegarde de la démocratie, crise et justice sociale : p. 447-522) et une conclusion chapitrale (p. 523-526). Dans le chapitre IV (p. 253-338), avec comme président à la tête de l’organisation (1914-1926) le radical Ferdinand Buisson (1841-1932), la LDH traverse la Première Guerre mondiale ainsi que ses conséquences en France et en Europe. Ainsi, le pacifisme défensiste de la LDH est remis en cause mais cette dernière participe à la création de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), en mai 1922. Dans le chapitre V (p. 339-446), Emmanuel Naquet expose les ambivalences de la LDH entre 1919 et 1939, avec la présidence (1926-1944) du socialiste SFIO Victor Basch (1863-1944) et la défense des étrangers et la reconnaissance des indigènes. Dans le chapitre VI (p. 447-522), la LDH milite, entre autres, pour le droit de vote des françaises aux municipales, le combat permanent pour l’école de la république et les droits de l’homme face aux totalitarismes.
L’échec d’un modèle d’engagement face aux totalitarismes
et à la montée des tensions nationales et internationales dans les années trente (1932-1939) ?
La troisième partie (p. 527-600), d’environ 70 pages, comporte seulement deux chapitres ayant respectivement 41 et 27 pages : chapitre VII (Comment plaider l’avenir de l’Homme dans la Cité : p. 529-570), chapitre VIII (En guise d’épilogue : Repli ou retrait de la Ligue des droits de l’homme dans un monde en marche vers la guerre : p. 571-598) et une conclusion de chapitre (p. 599-600). Dans le chapitre VII (p. 529-570), Emmanuel Naquet montre que la LDH entérine les ruptures personnelles avec les minoritaires et valide ures idéologiques avec des ligueurs qui plongent, pour la plupart, dans le pacifisme intégral, parfois et même souvent teinté d’anticommunisme voire antisémitisme. Elle est ainsi marquée par une politisation qui transcende les controverses sur la manière d’appréhender et d’organiser la paix. Les contradic¬tions du Front populaire rejaillissent finalement sur une Ligue fortement clivée obsédante alternative pacifisme/antifascisme. Surtout, l’association fondée en 1898, tout en prolongeant ses choix politiques, confirme sa marche vers un étiolement commencé cinq ans auparavant, soit en 1932. Dans le chapitre VIII (p. 571-598), les dernières années trente sont scandées par des rythmes qui échappent à la LDH et qu’elle doit subir avec l’accumulation et l’accélération des coups de force des dictatures. L’obstruction de l’horizon européen entraîne une division de ses élites sur les questions politiques nationales et internationales et une crispation de ses dirigeants sur des thèmes intérieurs traditionnels – la laïcité et la défense de l’école publique -, mais qui peuvent apparaître si ce n’est dépassés, à tout le moins décalés. Réduite numériquement même si elle reste une force non négligeable, dominée par une direction qui a éclaté et s’est séparée d’une large frange de ses « minoritaires », les ultimes mois de la Ligue des droits l’homme du premier vingtième siècle montrent que l’association conquérante voire dominante du tournant de l’entre-deux-guerres n’est déjà plus.
Pour l’Humanité : la future référence pour l’histoire de la LDH (de 1898 à 1940) ?
Au final, dans sa conclusion générale (p. 601-618), Emmanuel Naquet démontre que la LDH, de sa fondation (en 1898) jusqu’à la défaite de la France en 1940, a été tout à la fois un réceptacle d’un bien commun à un espace d’élaboration des droits et du Droit, une inscription dans la vie politique française de la Belle époque jusqu’à l’entre-deux-guerres ainsi qu’une contribution au syncrétisme républicain.
Faire l’histoire de la Ligue, c’est restituer des dits et des actes d’un collectif où se cachent ou se découvrent des individualités, où se distendent ou se cèlent des regroupements. Mais l’existence de la LDH se fonde sur le partage et même le culte de valeurs devenues références mobilisatrices, et sur une participation au discours sur des droits de l’homme dans un énoncé qui, au-delà de l’éloquence, se veut exigeant et rassembleur. Abolir l’injustice et l’inégalité, protéger les libertés, non par la révolution mais par la réforme, approfondir et étendre la démocratie, tel fut le projet de la LDH, inséré dans les rythmes de la IIIe République. Émancipateur et universaliste, avec des lacunes toutefois, ce dessein refusait de laisser diverger les destins des hommes et des peuples ; idéal, son programme le fut puisqu’il voulait constituer une quasi-société de semblables ou, mieux, de frères. Mais son programme fut tout autant politique, au sens noble du terme, c’est-à-dire ¬civilisationnel, puisqu’il entendait accomplir 1’humanité. Centre géométrique du progrès, la Ligue révèle des aspirations multiples, avec néanmoins une perspective à travers la synthèse et le catalyseur que constituent les droits de l’Homme, et ce dans la plus large des républiques. Transgressant des classifications parfois réductrices, association d’expression et de participation, de gestion et de revendication, cumulant des fonctions tribunitiennes et para ou métapartisanes, d’une part, et des fonctions de socialisation et de sélection politique, mais aussi d’élaboration idéologique, d’autre part, la Ligue concourt au ressourcement des idées et au renouvellement du système politique, tout en étant, en même temps, le reflet. À cet égard, si la démocratie libérale et sociale, congénitale des droits de l’Homme, ressemble à une promesse, elle s’annonce aussi comme un pari. Pour les ligueurs, il s’agit de prendre conscience que la démocratie, dans toutes ses déclinaisons, est une investigation perpétuelle, et que les droits de l‘Homme sont un combat permanent ; et donc de s’inscrire dans l’ordre politique en cherchant à se placer dans une perspective moderne, au-delà de conjonctures historiques et d’écarts conceptuels à accepter provisoirement. Ces citoyens de la République et du monde, ces hommes de gauche réalisent par là-même un travail critique de construction et déconstruction, et mettent en avant une conception de la responsabilité que l’Affaire Dreyfus a annoncée. Mais, ils le font dans un écartèlement entre les principes et le possible, dans les contradictions d’un projet politique à dimension globale, avec les limites inhérentes à leur inscription en politique et dans la politique. Ils lancent ainsi un dialogue qui demeure à plus d’un titre contemporain, qu’il concerne la République ou, plus largement, la Cité.
Écrit dans un style rigoureux et élégant, ce volume est indispensable à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire culturelle et intellectuelle de la Troisième République.
© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour La Cliothèque)