En France, depuis la crise des Gilets Jaunes, deux conceptions de l’écologie s’opposent. On a d’un côté une écologie dite “punitive” qui ne conçoit pas la préservation de l’environnement sans une baisse de la production de richesse et du niveau de vie général de la population. De l’autre côté, on trouve une écologie dite “positive” qui permettrait de réconcilier économie et préservation de la nature. Très clairement, comme le titre l’indique, Antoine Hubert est un partisan de la seconde option.
Ingénieur et agronome, Antoine Hubert est président et cofondateur d’Ynsect. Il est le n°1 du classement Choiseul des 100 leaders économiques de moins de 40 ans. Auparavant, il a travaillé sur l’évaluation des risques environnementaux dans l’industrie, ainsi que sur le recyclage et la valorisation des déchets. Il a aussi cofondé l’association environnementale Worgamic, qui œuvre à reconnecter les urbains à leur alimentation, du potager au composteur en passant par l’assiette.
Produire des insectes, oui, mais comment ?
Antoine Hubert revient d’abord sur sa passion pour l’entomologie et, plus particulièrement, sur la source de son engagement : sa rencontre en 2005 en Nouvelle-Zélande avec un chercheur allemand spécialisé dans l’élevage des vers de terre pour le recyclage des déchets organiques. Il prend alors conscience de l’importance des insectes comme “ingénieurs” répondant aux besoins humains essentiels tout en offrant des solutions efficaces et économes en ressources.
Il note, notamment, que les insectes sont une source fondamentale d’apport protéinique notamment en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Cependant, en Occident, bien que consommés jusqu’au XIXe siècle, la consommation d’insectes reste encore un tabou.
Une fois prise sa décision de fonder une entreprise de production d’insectes, Antoine Hubert doit choisir le “bon insecte” : il hésite entre les grillons, les mouches et les “vers de farine”. Son choix se porte finalement sur ces derniers (appelés aussi Tenebrio Molitor) car ces larves de petit scarabée noir sont plus faciles à élever sur des surfaces réduites, n’ont pas de maladies connues et permettent de réaliser un produit de haute qualité aussi bien dans l’alimentation animale qu’humaine.
Il cherche ensuite la structure la plus efficiente pour produire d’importants volumes de vers de farine tout en réduisant la pénibilité du travail. Il opte pour le concept de “ferme verticale” (ou “fermilière”) car elle permet d’y adapter des éléments de robotisation et de mimer l’organisation de nombreuses sociétés d’insectes. Il mise aussi sur la conception d’une “ferme 4.0” : les besoins des insectes sont contrôlés par une intelligence artificielle qui permet la robotisation du nourrissage, du tri des populations et de l’ajustement des paramètres de vie.
Il débute à Dole (Jura) en 2015 par une première ferme verticale de 3000 m² et 17m de hauteur. Puis, il lance la plus grande ferme d’insectes du monde aux portes d’Amiens (Picardie) sur 40 000 m² et 36 m de hauteur, pouvant générer jusqu’à 200 000 tonnes de produits finis par an. Cette dernière est constituée de 3 unités : le “grenier” (la matrice de la ferme où sont amenées et stockées les matières premières pour nourrir les insectes), le “champ” (le cœur de la ferme où sont stockés les bacs de larves et de scarabées) et l’”étable” (où sont prodigués les principaux soins aux insectes, notamment le nourrissage et le tri).
Les larves atteignent la taille idéale pour l’exploitation un mois avant leur métamorphose en scarabée. 5% d’entre elles sont conservées jusqu’au stade de scarabées adultes à des fins de reproduction. Les pertes dans la production sont infimes : leurs déjections sont valorisées sous forme d’engrais et les individus morts sont incinérés (ce qui produit de l’énergie).
Les procédés de transformation s’inspirent des usines de production d’huiles et de protéines végétales. Ils permettent d’obtenir trois produits (une huile, une poudre séchée et une eau) qui peuvent intégrer les formules alimentaires de croquettes pour animaux domestiques ou de granulés pour animaux d’élevage.
Les insectes, artisans d’une révolution socio-écologique
Antoine Hubert revient d’abord sur le coût environnemental de l’agro-alimentaire qui est, par exemple, émetteur de 26 à 34% des gaz à effet de serre dans l’atmosphère et qui contribue à 80% dans la déforestation. Il met, notamment, l’accent sur le rôle de l’agriculture intensive productrice de méthane (lié à l’élevage) et de protoxyde d’azote (lié à l’emploi des engrais chimiques) et une des principales causes de l’effondrement de la biodiversité. Mais, il note aussi que l’agriculture est une des premières victimes du changement climatique.
La production de protéines est celle qui pose les plus grands enjeux environnementaux. En effet, entre 2011 et 2050, la demande en protéines animales devrait augmenter de 70% à cause de l’augmentation de la population mondiale et du niveau de vie moyen. Ce défi immense pour la production alimentaire relève de la quadrature du cercle : augmenter massivement la production de protéines tout en respectant l’environnement. Une agriculture plus respectueuse de la nature (agriculture “paysanne”, filière bio, permaculture) ne pourra jamais satisfaire les besoins alimentaires de la population mondiale et encore moins à faible coût. C’est pourquoi les insectes peuvent constituer une excellente source de production massive de protéines écologique et à faible coût.
D’autant plus que, selon l’auteur, les insectes sont une production économe par nature. Ainsi, les fermes verticales permettent, par exemple, une utilisation des sols 150 fois plus productive qu’un élevage de bœufs. Elle est aussi économe en consommation de ressources naturelles comme l’eau (le ver de farine s’hydratant naturellement avec seulement l’eau présente dans sa nourriture). De même, les insectes ont besoin de 6 fois moins de nourritures que les bovins pour produire la même quantité de protéines animales.
Ils assurent aussi des performances supérieures aux autres alternatives. Ainsi, l’engrais issu des déjections des insectes nécessite un processus de transformation minimal, libère progressivement des éléments minéraux assimilables par les plantes, peut être utilisé dans l’agriculture bio et offre des rendements supérieurs de 20 à 25% par rapport aux autres engrais. De même les produits tirés des insectes sont très bons sur le plan nutritionnel. Ainsi, les vers de farine ont une teneur en protéine supérieure à 70% (contre 30 à 40% pour la viande de bœuf). L’huile de ver de farine a aussi des propriétés proches de celle des huiles végétales (riches en acide gras insaturés), notamment concernant les effets préventifs contre les maladies cardiovasculaires. Enfin, l’utilisation des protéines de vers de farine pour l’alimentation animale montre des gains notables en matière de santé, de mortalité et de croissance.
Notamment, dans le domaine de l’élevage animal, Antoine Hubert note que l’apport en protéine est constitué aujourd’hui essentiellement de soja et de farine de poisson, ce qui pose des problèmes environnementaux. En effet, le soja utilisé dans l’Union Européenne est importé à plus de 80%, principalement du continent américain. De même, en Europe, un tiers des farines de poisson est tiré des déchets issus de la consommation humaine mais les deux tiers viennent d’une pêche spécifiquement dédiée (la pêche minotière), menaçant les ressources halieutiques (comme par exemple l’anchois du Pérou). Or, des études montrent qu’une seule tonne de larves de scarabées permet d’économiser 5 tonnes de poisson sauvage transformées en farine de poisson. Donc, dans les deux cas, les farines d’insecte peuvent constituer une alternative plus respectueuse de l’environnement.
De plus, l’impact carbone des fermes verticales est très faible. En effet, elles génèrent 0,5kg à 1kg de CO2 pour la production de 100g de protéines, soit 200 fois moins que dans l’élevage de bœuf, permettant d’économiser plus de 32 000 tonnes d’équivalent CO2 chaque année. Mais, le but de l’entreprise Ynsect est d’atteindre le “net zéro”. Pour ça, elle a mis en place une “comptabilité carbone” mesurant en temps réel l’impact équivalent CO2 de la moindre de ses activités.
En parallèle, l’entreprise s’est lancée dans divers programmes de compensation pour limiter encore plus son impact écologique. Ainsi, elle mise sur un approvisionnement local en matières premières. D’autre part, elle a lancé à Amiens un programme TerrHa 2040 qui vise à financer la plantation de haies chez les agriculteurs partenaires afin de préserver les sols et les paysages, de séquestrer du carbone et de favoriser la biodiversité.
Antoine Hubert aborde ensuite la question de la généralisation de l’usage des protéines d’insectes dans l’alimentation humaine. D’autant plus qu’en 2021 le ver de farine a été le premier insecte à recevoir le feu vert des autorités européennes pour une consommation humaine. L’entreprise dirige d’abord sa stratégie vers l’alicament et la nutrition sportive car dans ces secteurs les motivations rationnelles permettent de lever plus facilement les réticences culturelles face à la consommation d’insectes. Dans le domaine de la nourriture conventionnelle, elle a acquis la société néerlandaise Protifarm qui a déjà développé des burgers d’insectes.
Mais, même si le marché de l’alimentation humaine représente des perspectives économiques immenses, il n’en reste pas moins risqué car c’est un secteur très concurrentiel et nécessitant d’importants investissements marketing. C’est pourquoi Ynsect priorise le secteur très porteur de l’alimentation animale. Ce dernier lui assurerait des marges de croissances exceptionnelles lui permettant de prévoir à court terme la création d’une demi-douzaine de fermes d’insectes en France, aux Etats-Unis et aux Pays-Bas et, à plus long terme, la création de 500 fermes à travers le monde.
Antoine Hubert termine cette partie en mettant en avant “la politique salariale et sociétale innovante et audacieuse” de son entreprise. Ainsi, face à des éleveurs traditionnels “ubérisés”, il fait de ses salariés des éleveurs d’un nouveau genre (revenus et horaires fixes, vacances assurées et pénibilité fortement diminuée). Il met aussi en place une reconnaissance du travail accompli non seulement salariale mais aussi managériale. Enfin, l’entreprise a créé une société d’actionnariat salarié afin que chacun soit intéressé au succès de l’entreprise.
Pour une écologie positive … et pragmatique
Pour répondre à la problématique “Comment réconcilier bien humain et bien de la planète, comment faire converger préservation de l’environnement, progrès économique et progrès social?”, Antoine Hubert estime que la solution sera collective, complexe et issu d’un compromis entre la finance, la science et le politique.
Il revient d’abord sur la raison d’être de la start-up Ynsect. Celle-ci est née à l’origine d’une démarche militante et d’un croisement entre les modèles de naissance d’une start-up, à savoir à la fois d’une analyse marketing identifiant un marché potentiel et de l’exploitation d’un brevet technologique. C’est pourquoi elle est devenue en 2020 une “entreprise à raison d’être” (qualité juridique exigeante permettant à entreprise de se doter statutairement d’une finalité sociale et environnementale, en plus de son but lucratif). La stratégie de l’entreprise s’intitule “Soutenir une alimentation positive”, c’est-à-dire “oeuvrer à la réinvention de la chaîne alimentaire par des produits naturels, durables et sains, tout en portant des valeurs humaines et sociales progressistes, et en assumant la poursuite de bonnes performances”. Ynsect s’inscrit donc dans une tendance de fond d’engagement moral des entreprises. Cependant, cet engagement ne doit pas se faire de façon idéaliste et simpliste car le développement durable c’est à la fois le social, l’environnemental et l’économique.
Parmi les débats réducteurs, il en est un qui veut opposer action publique et activité économique. Or, Antoine Hubert note que l’entreprise n’aurait pas vu le jour sans un solide soutien public que ce soit grâce aux aides publiques aussi bien financières que logistiques et scientifiques. Notamment, l’auteur revient sur l’importance de l’intégration au circuit incubateur-pépinière qui a mis à leur disposition l’écosystème idéal pour leur début ainsi qu’un réseau, leur permettant ensuite de se jeter dans le bain de l’économie réelle.
Cependant, les subventions publiques ne sont pas suffisantes pour récolter les 500 millions de dollars nécessaires à la mise en œuvre de l’entreprise. Ils doivent donc faire appel à des financeurs privés du monde entier : ils les choisissent en raison de leurs valeurs et de leurs expertises, de leurs réseaux ou de leurs capacités de réinvestissement. Antoine Hubert rappelle alors que son rôle de dirigent-fondateur est de mettre en place une bonne gouvernance, à savoir “concilier les intérêts et les attentes de l’écosystème au complet”.
Il rappelle aussi que la vraie culture de l’entreprenariat consiste en une prise de risque lors de la création mais aussi lors de la consolidation de l’entreprise. D’où l’importance d’un label comme Next40 qui permet de valoriser et d’accompagner les jeunes entreprises françaises qui seraient de possibles futurs leaders technologiques dans leur domaine et qui pourraient peser face aux géants chinois et américains.
L’auteur note aussi un rejet dans l’agro-alimentaire de toute forme d’industrialisation et d’artificialisation. Or, entre l’agriculture vivrière et l’agro-industrie, il pense que les fermes d’insectes peuvent dessiner une 3ème voie : une production de masse très technologique et offrant une source alimentaire abondante, de qualité, naturelle, saine, bon marché et écologique. Ce rejet se retrouve aussi au nom de l’emploi concernant la robotisation. Or selon Antoine Hubert cette dernière peut offrir de nouveaux métiers souvent plus qualifiés, mieux rémunérés et moins contraignant et qui permettraient de revitaliser un grand nombre de territoires français désindustrialisés.
Antoine Hubert confirme qu’il n’est pas un adepte de la décroissance et qu’il y a donc nécessité à réconcilier croissance et écologie. Il faut donc préserver nos modes de vie en inventant des alternatives permettant de réduire leur impact environnemental, ce qui implique notamment des renoncements dans nos besoins matérialistes (comme l’énergie, les transports, les productions…). Il mise surtout sur une croissance intellectuelle et servicielle. Pour ça, il juge la créativité artistique essentielle car elle apprend à oser et se confronter à l’échec. Il milite aussi pour une plus grande éducation aux sciences (notamment à la biologie) car elles apprennent à saisir toutes les relations complexes qui nous lient à notre écosystème planétaire (et à mieux appréhender le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité).
L’auteur estime qu’en matière d’écologie on ne pourra pas tout faire en même temps et qu’il faut donc prioriser les urgences. Selon lui, la priorité absolue est le réchauffement climatique car il y va de l’habitabilité de la planète. Dans cette optique, régler le problème de la consommation des énergies fossiles d’ici 2040 est la première priorité. Dans cette bataille, le nucléaire est un allié indispensable tout en motivant au plus vite le développement des énergies renouvelables. Dans la décarbonation de notre économie, les compromis sont indispensables et l’innovation technologique est notre meilleure alliée. Concernant l’agriculture, nous avons tous un rôle à jouer avec une réduction drastique de la consommation des produits agricoles traditionnels en priorisant la recherche de la qualité. A ce sujet, l’auteur s’oppose à un véganisme total et pour tous car elle impliquerait le développement massif de cultures végétales et donc l’emploi massif d’engrais chimiques (faute d’absence de source d’engrais organiques).
La deuxième urgence est la préservation de la biodiversité afin d’enrayer la sixième extinction massive que nous vivons. La dernière grande bataille environnementale sera ensuite celle des ressources naturelles que sont l’eau et les minéraux. Même si le recyclage est indispensable pour ralentir l’exploitation de ces derniers, il faudra se préparer, selon l’auteur, à chercher d’autres sources de matières premières en-dehors de la Terre.
L’auteur termine en indiquant que le seul principe d’avenir est celui de l’usage durable des ressources naturelles car il est le seul à garantir la réussite du combat environnemental mais aussi la rentabilité économique et le maintien de nos modèles sociaux. Il propose, comme le font déjà certaines banques, de faire des consommations en ressources naturelles le premier critère d’évaluation de toutes nos activités socio-économiques que ce soit au niveau des assurances mais aussi des banques centrales et des agences de notation, voire de la fiscalité.
Mon avis
Cet ouvrage est un manifeste militant pour une écologie positive. Les arguments présentés vont donc résolument dans ce sens et ne convaincront certainement pas les tenants d’une écologie “punitive” et “décroissante”. D’autant plus qu’Antoine Hubert s’appuie essentiellement sur l’exemple de son entreprise Ynsect (qui pour l’instant est une usine de “niche”) pour démontrer la possibilité de réconcilier économie et préservation de la nature.
Personnellement, ce sont justement les parties qui décrivent le fonctionnement et les caractéristiques de l’entreprise qui m’ont le plus intéressé. En effet, bien qu’ayant un petit côté publicitaire avec parfois des statistiques “faites maison” (donc critiquables), il arrive à montrer l’intérêt environnemental de telles innovations sans en cacher les difficultés inhérentes. Cet exemple peut d’ailleurs très bien être utilisé en classe pour illustrer les cours sur le développement durable et la nécessité de compromis que cette notion peut impliquer.