Ce petit livre à prix modique a été publié aux presses de l’Université de Toulouse – Jean Jaurès et rédigé par deux professeurs de cette même université. Il est dense, tout en demeurant parfaitement accessible à un large public. Un de ses intérêts majeurs est qu’il réunit une spécialiste de la civilisation américaine anglophone, Nathalie Dessens, et un historien du Brésil, Richard Marin. Ainsi des comparaisons éclairantes entre Amérique anglophone et Amérique lusophone nourrissent les presque quatre-vingt entrées de l’ouvrage.
Dans l’Avant-propos, les auteurs explicitent leurs intentions et leur démarche. Devant les mémoires blessées, il s’agit de proposer un travail universitaire dépassionné. Face aux anachronismes, ils ont voulu systématiquement contextualiser. Contre l’extrême-simplification, l’ambition a été de fournir des informations rendant compte de la complexité. Par ailleurs, ils ont fait le choix d’accorder une place importante aux post-esclavages, autrement dit aux héritages sociaux, culturels et mémoriels de l’esclavage. Il est vrai que dans nombre de sociétés contemporaines ce passé ne passe toujours pas. En témoigne l’actualité récente, chargée du sentiment de repentance et des luttes pour exiger réparation, marquée par le mouvement Black Lives Matter ou encore la destruction de statues, de part et d’autre de l’Atlantique. Les auteurs ont enfin mis l’accent sur trois idées-forces qui renouvellent les approches classiques : l’extrême diversité de l’univers esclavagiste américain, l’importance de la personne de l’esclave, pris comme acteur à part entière, et enfin la dimension transaméricaine et atlantique de l’institution, au-delà des relations établies entre les métropoles et leurs colonies.
La notion d’agentivité ou capacité d’agir pour sa propre libération est apparue dans les études sur l’esclavage avec The Slave Community de John Blassingame (1972). Par exemple, Benkos Biohó, esclave originaire de l’actuelle Guinée-Bissau, reste célébré en Colombie en tant que fondateur du palenque de San Basilio près de Carthagène, d’où le mythe colombien actuel de « premier peuple libre des Amériques ». Autre exemple, Louis Delgrès fut un libre de couleur de Martinique né d’un père blanc créole. Militaire et partisan de la République, il lutta contre le rétablissement de l’esclavage dans l’île jusqu’à son suicide, avec ses trois cents hommes, le 28 mai 1802. Sa mémoire est honorée de nos jours par une plaque au Panthéon de Paris. Troisième exemple parmi ceux figurant dans l’ouvrage, Xica da Silva fut une esclave née entre 1731 et 1735 dans la région minière de la ville brésilienne actuelle de Diamantina. Affranchie, elle eut treize enfants de João Fernandes de Oliveira, concessionnaire royal des diamants ayant amassé une considérable fortune. Elle incarna l’ascension sociale possible par le commerce du corps, autrement dit le « blanchiment social » mis en valeur en particulier par la démocratie raciale. Si les révoltes d’esclaves les plus connues furent collectives, telles les insurrections du roi nègre Miguel (1553), d’Aponte à Cuba (1812) ou de Nat Turner en Virginie (1831), les résistances individuelles furent fréquentes : larcins, incendies, destructions d’instrument de travail, suicide, avortement, simulation de maladie, évasion temporaire…
Les populations amérindiennes avaient elles-mêmes connu à l’époque précolombienne des formes de dépendance personnelles proches de l’esclavage. La traite négrière mit rapidement un terme aux tentatives d’esclavisation de ces populations par les Européens. Certains, tels les Cherokees, les Creeks ou les Séminoles, eurent des esclaves noirs. Par contraste, des esclaves marrons furent parfois bien accueillis chez certaines populations amérindiennes, par exemple les Séminoles.
Tout en étant particulièrement hiérarchisées, les sociétés américaines de l’époque coloniale furent marquée par un métissage multiforme. L’origine des esclaves constitua l’un des principaux critères de hiérarchisation, opposant notamment les bossales nés en Afrique aux créoles acculturés. Les domestiques bénéficièrent de quelques avantages dont furent dépourvus les esclaves de plantation. L’Amérique hispanique métissée fut par ailleurs le terrain privilégié d’une pigmentocratie chargée de maintes subtilités. Ces hiérarchies multiformes eurent comme effet de limiter les révoltes. Toutefois, en dépit des théories esclavagistes et racialistes utilisées comme justifications des hiérarchies en place, les cultures américaines se métissèrent dès l’origine. C’est ainsi que l’ouvrage dispose de nombreuses entrées sur les syncrétismes et autres fruit des métissages : le carnaval, la capoeira, la créolisation, les langues et littératures, la santeria, le candomblé et le vaudou, la sexualité, la cuisine, la musique, la danse et le cinéma.
L’abolition s’étala sur plus de huit décennies. La traite atlantique fut abolie dans un premier temps, puis l’esclavage lui-même, d’abord dans les Amériques anglophones et francophones, puis dans les territoires hispanophones et lusophones. À Cuba (1886) et au Brésil (1888), elles survinrent tardivement. L’aventure haïtienne fut exceptionnelle à divers titres, notamment par l’abolition immédiate et définitive acquise au 1er janvier 1804. Les arguments abolitionnistes relevèrent par ailleurs du domaine religieux, en particulier dans les pays anglophones, du domaine philosophique en France, ou encore du domaine économique dans le cadre de l’essor du capitalisme. Les abolitions tardives combinèrent ces divers arguments. Enfin, l’affranchissement ou manumission, plus courant en Amérique latine qu’en Amérique du Nord, s’opéra par le rachat de sa liberté par l’esclave, par décision de justice, par enrôlement dans l’armée ou encore parfois à titre gracieux.
Les Afro-descendants demeurent pour la plupart en position sociale subalterne. Ils regroupent de nos jours 12,6 % de la population des États-Unis et plus de la moitié de la population brésilienne. Le militantisme se développa dès le second XIXe siècle aux États-Unis, où se substitua à l’esclavage la ségrégation juridique, officialisée par l’arrêt Plessy v. Ferguson (1896) et reposant sur le principe : « séparés mais égaux ». Une société biraciale s’était constituée selon la « one drop rule ». En revanche, l’absence de ségrégation légale en Amérique latine favorisa le métissage mais aussi la recherche du blanchiment. Le militantisme s’y développa plus tardivement, surtout dans les années 1970. C’est ainsi qu’aux États-Unis, l’abolition de l’esclavage nivela par le bas le statut des libres de couleur tandis qu’elle favorisa en Amérique latine l’acquisition de nouveaux droits.
Ces quarante dernières années, les mémoires au sujet de l’esclavage atlantique ont été construites par la mise en valeur de lieux de mémoire, par la multiplication des commémorations ainsi que par le vote, notamment en France, de lois mémorielles encourageant son enseignement dans le secondaire. Certains lieux insistent sur le drame de l’esclavage, à Gorée, Ouidah, Nantes ou New York. D’autres mettent plutôt en valeur les résistances des esclaves, à Palmares (Brésil), Port-au-Prince ou San Basilio (Colombie). Enfin d’autres lieux encore ont pris le parti de valoriser les apports culturels des esclaves en Amérique, à São Paulo, en Guadeloupe ou à Washington. De multiples associations font vivre mémoires et connaissances de l’esclavage. Les pouvoirs publics au Brésil et en France, ainsi que l’UNESCO, avec le projet des Routes de l’esclavage, ont pris également leur part.
L’historiographie la plus ancienne sur l’esclavage le présenta comme une institution paternaliste et bienveillante. Puis l’approche marxiste, avec notamment l’ouvrage Capitalisme et esclavage (1944) d’Eric Williams, établit une lien de causalité entre esclavage et essor industriel. Par la suite, l’historiographie insista sur les aspects les plus destructeurs de l’esclavage et présenta les esclaves avant tout comme victimes. Plus récemment, la mise en valeur de sources nouvelles comme les récits d’esclaves favorisa une individualisation des approches, avec l’émergence de la notion d’agentivité et la valorisation des résistances. Enfin, l’approche atlantique a voulu sortir l’étude de l’esclavage des carcans de l’histoire impériale ou nationale. C’est ainsi que l’« esclave » (slave) est devenu « esclavisé » (enslaved). L’esclavage n’est effectivement pas un état naturel mais un processus imposé. Par inversion du stigmate, le terme de « nègre » fut par ailleurs repris par le mouvement de la négritude. Son contre-pied, le mouvement plus récent de la créolité, a développé pour sa part la notion d’identité caraïbe. Le vocabulaire évolue et, tandis que les historiens français continuent de parler de ports négriers, des associations militantes comme le CRAN ont obtenu il y a peu du ministère de la culture français que le terme « nègre littéraire » soit remplacé par « prête-plume » et que l’ouvrage célèbre d’Agatha Christie soit rebaptisé Ils étaient dix.