Philippe Poirrier, un de nos colistiers sur H – Français (il nous propose régulièrement la Lettre électronique de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle, est un des meilleurs spécialistes de l’histoire culturelle française (Les Enjeux de l’histoire culturelle, Le Seuil « Points Histoire », Paris, 2004) et des politiques culturelles de l’État et des collectivités locales (L’État et la Culture en France au xxe siècle, Le Livre de Poche, Paris, 3e édition, 2009 ; Les Collectivités locales et la Culture. Les formes de l’institutionnalisation (XIXe–XXe siècles) avec Vincent Dubois, La Documentation française, Paris, 2002 ; Politiques et pratiques de la culture, Paris, La Documentation française, 2010). Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne, responsable du pôle « Patrimoine et cultures » de la Maison des sciences de l’homme de Dijon, il est aussi vice-président du Comité d’histoire du ministère de la Culture.
C’est dans la perspective du cinquantenaire du ministère de la Culture et de la Communication, célébré notamment par un colloque international en octobre 2009 (Elie Barnavie et Maryvonne de Saint Pulgent (dir.), Cinquante ans après. Culture, politique et politiques culturelles, Paris, La Documentation française, 2011) que ce livre a été entrepris. Il nous propose, pour enrichir les échanges du colloque, dix-neuf études de cas (menées par des historiennes et historiens des pays retenus, dont on pourra trouver la liste ici) retraçant l’histoire de la mise en œuvre de politiques publiques de la culture, dans la 2e moitié du XXe siècle, en Allemagne, Australie, Belgique, Bulgarie, Canada, Chili, Danemark, Espagne, États-Unis, Finlande, France, Grèce, Irlande, Japon, Norvège, Royaume-Uni, Suède et Suisse.
Elles sont précédées d’un avant-propos de Maryvonne de Saint-Pulgent (Présidente du Comité d’histoire du ministère de la Culture) et d’une introduction de Philippe Poirrier (consultable en ligne), qui explicitent le contexte international de développement de l’histoire culturelle et les choix retenus pour les études de cas. Philippe Poirrier indique que « la dimension historienne, conçue comme l’analyse contextualisée de l’évolution dans le temps des processus sociaux, politiques et culturels, est essentielle. La période considérée, le second XXe siècle, correspond à une phase d’institutionnalisation des politiques culturelles ; ce qui se traduit notamment par la création dans certains pays de ministère de la Culture. La date de 1945 est cependant comprise avec souplesse : selon les configurations nationales, une plus large période a été prise en compte afin de mieux comprendre la situation contemporaine. » (p. 14). Il s’agit aussi de dépasser la simple perspective franco-française, tout en proposant des analyses multiscalaires (du local à l’international et au transnational), en montrant que la mise en œuvre de politiques publiques de la culture est liée à la construction/consolidation des États-nations, d’où des études de cas nationales, qui permettent de relativiser le rôle de « modèle » de la politique culturelle française et de montrer, au-delà de traits communs, la diversité des politiques mises en place, selon des temporalités et des modalités différentes, en fonction des histoires, des contextes et des acteurs nationaux. Il s’agit donc, comme le souligne Philippe Poirrier, « d’une histoire comparée des politiques publiques de la culture. Pour une histoire des politiques culturelles dans le monde ne relève donc ni de la « littérature grise », ni de l’expertise, ni de l’évaluation pratiquée par les organismes internationaux. Le volume est constitué de contributions qui présentent des études de cas nationales ; premier jalon indispensable à des études qui devront, à l’avenir, être plus sensibles à la question des transferts culturels et des circulations des modèles d’un État à l’autre. » (p. 13), bref d’un premier pas vers ce que pourrait être une histoire globale des politiques culturelles.
On ne saurait rendre compte ici de toute la richesse des différentes études de cas, qui pour la plupart proposent une histoire séculaire des politiques culturelles étudiées. Cette richesse est d’abord bibliographique, grâce aux compléments et aux très nombreuses notes de bas de page qui donnent de précieux aperçus sur les différentes productions historiques nationales en matière d’histoire culturelle. On apprend par ailleurs beaucoup sur la variété des modalités d’organisation administrative retenues (de la centralisation complète française à la décentralisation allemande, du ministère dédié aux fondations culturelles anglo-saxonnes, de l’action publique aux initiatives privées comme aux États-Unis ou au Japon), des projets idéologiques (les uns instrumentalisant la culture, d’autres la contrôlant, d’autres favorisant le pluralisme et la diversité culturelles), des politiques mises en place… Au-delà des différences, certains traits communs apparaissent. Partout s’est posée la question de la définition (évolutive avec le temps, d’une culture savante à une culture au sens anthropologique) de la « culture » conçue comme démocratique (les institutions culturelles sont nées dans certains pays après la sortie de dictatures), et de son rôle dans l’identité nationale (promotion de valeurs nationales ou universelles?). Les interrogations ont aussi porté notamment sur la formation de la population et la démocratisation culturelle, les politiques à mener (patrimoine et équipement du territoire, et/ou soutien à une production culturelle pluraliste), les échelles et les périmètres de leur mise en œuvre, la question récente des politiques culturelles nationales face à la mondialisation et à la marchandisation, que refusent les pays du Nord de l’Europe quand d’autres intègrent le soutien aux industries culturelles. On note aujourd’hui que la prise en compte des arts et de la culture dans les politiques publiques semble faire globalement consensus, au moins dans la théorie, et même si cette prise en compte est régulièrement remise en cause par certains.
L’ouvrage se termine par une synthèse de Pierre-Michel Menger (EHESS-CNRS) qui met en lumière, dans tous ces pays, quatre grandes étapes successives de cette histoire des politiques culturelles : la construction d’une politique systématique d’offre culturelle à partir d’une démocratisation, contre les produits des industries culturelles et de la culture de divertissement soumise aux lois du marché, de la culture savante symbolisant une identité nationale mais incarnant aussi des valeurs universelles ; une décentralisation progressive de l’action publique, qui entraîna une différenciation croissante de ses missions et une contestation croissante du modèle initial ; une révision du champ d’intervention légitime de l’action publique, rompant avec la distinction culture savante protégée du marché – culture de divertissement ; enfin une justification croissante de la politique culturelle par ses contributions à la croissance économique et au soutien des « industries créatives ».
Cet ouvrage, premier à offrir une synthèse comparative de politiques culturelles nationales, est donc un ouvrage important dans le champ de l’histoire culturelle. Il appelle d’autres travaux transversaux, par exemple sur une politique européenne de la culture et sur une politique mondiale de la culture (l’UNESCO par exemple), et sur les échanges entre ces différents « modèles », dans une approche d’histoire globale. Dans notre pratique d’enseignement de l’histoire dans le secondaire, l’étude de cas sur la France, due à Laurent Martin (Institut de sciences politiques de Paris), fournira un exemple précieux pour la question « Gouverner la France » du programme d’histoire de TLES, et l’on puisera de nombreuses idées, pour la question sur l’Allemagne dans ce même programme, dans l’étude de Thomas Höpel (Université de Leipzig). Les collègues qui enseignent l’histoire en DNL trouveront aussi de nombreux développements qui pourront les intéresser.
© Laurent Gayme pour Les Clionautes