En raison de l’importance bibliographie disponible, le déroulement de la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique est relativement connu. Mais cette abondance tend à faire oublier l’existence d’un front méconnu, le front chinois. Un front où pourtant, les hostilités démarrèrent bien avant 1941 et firent un nombre impressionnant de victimes.

C’est le mérite de l’ouvrage de Bruno Birolli, et du documentaire diffusé en parallèle sur arte, de nous rappeler que la Chine fut au cœur des préoccupations japonaises et mondiales durant les années 30. La biographie du général Ishiwara nous permet de voir le rôle des incidents de Mandchourie dans ce conflit tout en nous donnant une vision du corps des officiers de l’armée impériale japonaise.

Une plongée dans la société japonaise de l’entre-deux-guerres.

La biographie d’Ishiwara est l’occasion de nous faire découvrir la société japonaise. Nous avons avec Ishiwara un descendant de samouraï issu d’une modeste bourgade de ce « Japon de l’envers » qui fait face aux rivages de Russie et de la Chine. L’étude des origines du jeune homme est l’occasion de mesurer les profonds bouleversements que connût cette caste à la suite de l’entrée du Japon dans l’ère industrielle.

La relative modestie de ses origines familiales conduit son père à l’envoyer dans une école d’officier. Le jeune homme s’y montre distant avec ses collègues et semble peu intéressé par la carrière militaire. Même ses aptitudes lui garantissent cependant de bons résultats. C’est pourtant là qu’il a la révélation du kokutai, cette essence de la nation qui unit le peuple et l’empereur. Le Japon de l’époque a fait de l’armée un corps à part, distinct de la société et dont la seule finalité est de servir le régime. Aussi, comme beaucoup de ses camarades, l’instruction d’Ishiwara se limite aux seules choses militaires. Elle laisse de côté l’économie, la politique… Car cette armée ne doit pas penser mais servir un régime qui l’utilise également comme force de police pour réprimer les émeutes.

Des officiers très politisés…

L’armée japonaise est une force dont les officiers semblent passer leur temps à rêver de renverser un pouvoir civil qu’ils jugent trop faible. Toute évolution vers la démocratie est perçue comme un acte de faiblesse et provoque assassinat et attentat. Une manière pour eux de manifester ainsi leur soutien à l’empereur…

L’étude permet de découvrir la place qu’occupent les sectes et autres groupuscules divers dans l’armée japonaise d’avant-guerre Et c’est auprès de l’un de ces groupes, les nichinéristes, qui se présentent comme des religieux, et de leur chef spirituel Chigaku qu’Ishiwara trouve des mots qui le confortent dans ses idées nationalistes. C’est également là qu’il trouve sa nouvelle épouse.

Comme eux, il ne cesse de défendre sa vision d’un Japon impérialiste qui doit se méfier des Etats-Unis, coupables d’avoir bouleversé le pays et de s’opposer à ses ambitions en Asie. Ishiwara fait partie des officiers japonais qui effectuent un séjour en Allemagne au début des années 20. Cela le conforte dans sa vision d’une armée allemande qui reste un modèle au point qu’il met la responsabilité de la défaite allemande sur le dos de la révolution et non de la situation militaire. Soucieux d’éviter pareil sort au Japon, Ishiwara va s’impliquer dans un vaste complot visant à donner un maximum de pouvoir à l’armée. Complot où la Mandchourie a toute sa place.

Le passage à l’acte

A travers le récit de Bruno Birelli on perçoit comment les militaires japonais en sont arrivés à considérer la Chine comme une zone à exploiter dans le cadre d’une guerre mondiale. Affecté en Mandchourie, Ishiwara va mettre au point une provocation pour permettre au Japon de se lancer à la conquête de la Chine. C’est pour lui le moyen de donner au pays des ressources et une base arrière puissante dans le cas d’un conflit . Il bénéficie de puissantes complicités à l’état major où se trouvent les colonels Nagata et Itakagi.

Il organise un faux sabotage de la voie ferrée à Moukden le 18 septembre 1931, les Chinois en sont rendus responsables. Ishiwara force alors la main du général commandant l’armée du Kwantung pour que celui-ci riposte avec la plus grande fermeté. Utilisant la voie ferrée pour se déplacer, les forces japonaises pénètrent profondément en Mandchourie et balayent facilement les faibles défenses des seigneurs de la guerre chinois.

Pendant ce temps, au Japon, une vaste campagne de presse permet de convaincre l’opinion de la justesse de l’action. Mais les observateurs étrangers, Français et Britanniques, ne sont pas aussi crédules et pointent les incohérences de la version japonaise.

L’engrenage

Alors que la Chine décide de porter l’affaire devant la Société des Nations et que le gouvernement japonais semble hésiter sur la marche à suivre, Ishiwara fait monter le conflit en intensité par des bombardements aériens. L’armée échappe désormais au contrôle du gouvernement. L’automne voit de violents combats en Mandchourie tandis qu’à Tokyo le gouvernement chute.

Pour sauver les apparences, les Japonais entreprennent alors de donner à la Manchourie une pseudo indépendance. Si Ishiwara semble avoir une vision utopique (panasiatique) de la cohabitation entre les peuples sous autorité japonaise, ses supérieurs sont plus pragmatiques et n‘envisagent qu’une domination pure et simple du Japon sur le Mandchoukouo. Ce désaccord provoque la mise à l’écart d’Ishiwara qui est envoyé à Genève, à la SDN. Il est donc témoin du départ du Japon de l’organisation

Cela n’empêche pas les Japonais de continuer leur politique d’agression. Ils ne s’aperçoivent pas que la violence de leurs attaques provoque un rapprochement entre Chinois et Occidentaux. Au Japon même, l’exemple de la Mandchourie provoque une vague d’actions de la part des officiers de l’armée. En1932, ils assassinent le Premier ministre. L’armée obtient désormais le droit de regard sur les nominations gouvernementales. Son ministre Araki Sado détient désormais, de fait, une grande partie des pouvoirs.

Une fin de carrière modeste

L’armée reste cependant agité par différents courants, lorsque l’un d’entre eux tente de prendre le pouvoir en février 1936, l’empereur prend peur et force les militaires à écraser la rébellion. Ishiwara se trouve mêlé aux négociations pour obtenir la capitulation de mutins dont il se sent pourtant très proche.
Ce n’est que le début de ses déconvenues. Alors que promu général il voudrait lancer un vaste plan de modernisation des forces armées avant de lancer la guerre, il doit assister à l’extension de celle-ci à tout le territoire chinois. Ironie de l’histoire c’est son exemple de 1932 qui a poussé à la désobéissance certains officiers. Et c’est en Mandchourie où il est à nouveau affecté qu’ il se met en opposition avec le géneral Tojo. Un conflit qui se termine par la mise à la retraite d’Ishiwara en 1941. C’est en civil qu’il apprend l’attaque sur Pearl Harbor, et il ne joue aucun rôle dans la Seconde Guerre mondiale.

En conclusion

Le livre de B Birolli nous permet de découvrir une armée japonaise au faîte de sa puissance politique. Mais en même temps une armée dont les conceptions de la guerre semblent d’un autre âge et qui ne se donne pas les moyens de se préparer au conflit mondial qu’elle contribue à provoquer. Ses officiers sont tellement sûrs d’eux-mêmes qu’ils en deviennent indisciplinés à l’égard du pouvoir politique et de leurs supérieurs. Ils utilisent leur vision du Japon impérial pour mettre en place un régime où la société est militarisée, pas si éloigné au fond de certains systèmes totalitaires.

On peut cependant regretter que l’ouvrage hésite souvent entre biographie du général et le désir de montrer les conséquences de ces actes de 1932 pour la guerre chino-japonaise. Du coup, la fin de la période est rapidement traitée, et on a du mal à voir comment on est passé de la Mandchourie à Pearl Harbor.

Compte-rendu de François Trébosc, professeur d’histoire géographie au lycée Jean Vigo, Millau