Repenser l’histoire de l’éducation dans le monde colonial et post-colonial, réinterroger la « Mission civilisatrice », voilà le cœur de ce livre qui réunit de nombreux et jeunes historiens pour des approches diverses des empires coloniaux, questionnant les réalités de l’école de base à l’université.
Le virage historiographique des post-colonial studies est riche de nombreux titres1. Ce livre est centré sur les questions d’éducation. Si l’œuvre scolaire a suscité des résistances elle a aussi donné aux acteurs des capacités d’agir.
Dans sa préface, Les bienfaits de l’historicisation de la « mission civilisatrice » Rebecca Rogers, l’historienne franco-américaine, professeure à l’université Paris Descartes situe le but de cet ouvrage : repenser l’histoire de l’éducation dans le monde colonial et post-colonial
Cet ouvrage est le fruit de la conférence internationale de Lausanne en septembre 2017, Shaping Education in the (Post) Colonial World, Actors, Paradigms, Entanglements (1880s-1980s)
Trois coordinateurs non français facilitent, peut-être, la prise de recul sur ce qui a longtemps été considéré comme le plus marquant « bienfait » de la colonisation. Les douze contributions s’inscrivent dans une démarche comparative et proposent des approches variées pour une étude de l’éducation de base à l’université dans divers espaces coloniaux.
Introduction
Damiano Matasci, Miguel Bandeira Jerónimo, Hugo Gonçalves Dores rappellent que la question qui se pose aux colonisateurs est celle d’adaptation de l’enseignement à ses publics. Ils reprennent une citation de Louwers, chargé de rédiger le rapport de synthèse2, : « c’est en effet un « bon enseignement qu’il faut répandre, un enseignement qui soit approprié à l’état social des indigènes, à leur mentalité, à leurs besoins, [ainsi qu’] au rôle qu’ils ont à remplir dans l’économie générale et dans l’évolution de la civilisation ».3
Ils montrent la vitalité du courant de recherche sur le thème de la mission civilisatrice.
L’ouvrage est organisé en autour de trois thématiques chronologiques : Comparaison, circulation, connexions – De la « mise en valeur » au « développement » – Trajectoires et enjeux éducatifs de la décolonisation
Comparaison, circulation, connexions
Il s’agit d’identifier les canaux qui les structures les relations entre métropoles et empires mais aussi entre les empires coloniaux.
Une mission universitaire ? L’enseignement supérieur colonial en Inde britannique et en Indochine française (années 1850-1940)
Sara Legrandjacques compare l’enseignement supérieur de l’empire britannique des Indes et le l’Indochine française de 1850 à 1940. De son étude on retiendra l’existence d’objectifs communs : une mise en place progressive, le transferts des savoirs occidentaux vers les territoires colonisés, la formation d’une élite locale qui, auxiliaire de la colonisation, maîtrise la langue du colonisateur. L’auteur montre le côté utilitariste des enseignements dispensés à des étudiants assez mobiles, allant étudier en métropole, aux États-Unis ou au Japon.
La politique coloniale australasienne face à l’internationalisation de l’éducation, 1919-1942
Gwendal Rannou travaille sur l’espace Océanien. L’article met en évidence la participation à la science mondiale dans le cadre de la formation du personnel médical auxiliaire dans des écoles techniques missionnaires. Il montre aussi que le colonisateur a la perception de populations encore très primitives qui seraient déstabilisées par un enseignement et la crainte de revendications qui fragiliseraient l’ordre colonial. Ainsi la formation d’enseignants pour l’enseignement primaire des Samoans ou des auxiliaires de santé en Papouasie se fait-elle sur place. L’auteur évoque les travaux comparatifs de pédagogie de l’entre-deux-guerres qui mettent en évidence l’écart entre les conceptions australiennes et américaines à propos des Océaniens.
L’université d’Alger sous la Troisième République. Circulations académiques et scientifiques (1868-1950)
Yamina Bettahar analyse les circulations savantes des voyageurs, des militaro-scientifiques vers les colonies et surtout l’Algérie. Sur ce sujet on peut se reporter à L’empire des géographes. Géographie, exploration et colonisation (XIXe-XXe siècle), Pierre Singaravélou (di.), Belin, Collection « Mappemonde », 2008.
La création de l’université d’Alger s’inscrit dans les projets de mise en valeur du territoire depuis les débuts de la Troisième République et son école des sciences. C’est un lieu de circulation des hommes et des savoirs. Le développement des sociétés savantes comme la société de géographie et d’archéologie d’Oran et l’essor des journaux scientifiques contribuent, aussi, au rayonnement international de la colonie4.
Un « développement » éclairé ? La question de l’éducation coloniale en Afrique et les organisations interimpériales (1945-1957)
Hugo Gonçalves Dores et Miguel Bandeira Jerónimo montrent les évolutions de l’idée de « mission civilisatrice » sous l’influence d’abord de la SDN puis l’ONU, entre droit à l’éducation et émergence d’une internationalisation de la question. Cela induit une progression des modalités, des contenus et des finalités de l’éducation dans les empires coloniaux. Les auteurs analysent la conférence franco-anglo-belge de 1947 sur l’éducation pour une coopération inter-impériale. La Commission de coopération technique en Afrique au sud de Sahara (CCTA) fondée en 1951 est une réponse aux organisations internationales (UNESCO).
De la « mise en valeur » au « développement »
Cette seconde partie s’intéresse à la place des enjeux éducatifs dans les politiques de mise en valeur puis de développement. Il y est question de la formation des acteurs économiques et de l’influence des conceptions américaines de l’éducation développées pour les Afro-descendants.
L’enseignement technique et professionnel et le développement économique de l’Afrique du Nord sous domination française (années 1920 – années 1950)
Stéphane Lembré étudie l’enseignement technique et professionnel à partir des années 1930, une réalité exclusivement urbaine. La question de la formation des populations est dans un entre-deux, besoins du développement économique et adaptation du système français, version Jules Ferry, dans la colonie. L’auteur analyse l’essor limité de l’enseignement technique et ses contradictions.
Pour une vision plus générale sur l’école : L’école en Algérie, l’Algérie à l’école de 1830 à nos jours, Jean-Robert Henry et Florence Hudowicz (dir.), Canopé éditions et Canopé MUNAE, 2017
« Éduquer pour chasser le spectre de la maladie et de la mort. » L’éducation pour la santé dans les écoles coloniales et post-coloniales en Afrique centrale (1910-1986)
Simplice Ayangma Bonoho traite de l’enseignement de l’hygiène principalement au Cameroun.
Il aborde un angle peu abordé dans les études sur l’école en situation coloniale, l’enseignement de l’hygiène. La législation en AEF montre un intérêt croissant au fil du temps pour la surveillance médicale des élèves relayée, en matière éducative, par l’action des personnels médico-sanitaires, des instituteurs européens et indigènes. L’étude porte sur la période coloniale et post-coloniale.
De la « mission civilisatrice » à la mission culturelle. Un discours (post)colonial contrarié (Indochine 1946-1952)
Thụy Phương Nguyễn observe les évolutions idéologiques concernant la formation en Indochine et met en valeur la réflexion et l’action d’Albert Charton aux lendemains de la guerre face à deux menaces : la nationalisation et l’influence américaine. Cette politique évolue du pilotage à l’influence post-coloniale : diplomatie et aide au développement à travers le programme d’action pour l’enseignement de 1948, le traité France-Vietnam de 1949, le programme de l’enseignement français et de l’action culturelle de 1951.
La formation des étudiants africains aux États-Unis. « Mission civilisatrice », connexions panafricaines et aide au développement (1880-1980)
Anton Tarradellas
L’auteur rappelle le rôle ancien des missions dans la formation des élites du continent. Les motivations des étudiants peuvent être éloignées des intentions des programmes de formation et à mettre en relation avec la communauté afro-américaine avec l’idée de former une génération panafricaine prête à réclamer l’indépendance de leurs pays.
Au lendemain de la guerre, dans le contexte de la guerre froide les États-Unis et l’URSS lancent des programmes de formations universitaires pour les élites décolonisées tant par le biais des organismes étatiques supranationaux que par les fondations (Rockfeller, Carnegie…) que l’auteur qualifie d’« évangile » du développement.
Trajectoires et enjeux éducatifs de la décolonisation
Cette troisième partie conclut la période chronologique. On y lit les permanences au-delà de la rupture des indépendances.
L’instruction : un enjeu stratégique pour la Tanganyika African National Union dans la préparation à l’indépendance du Tanganyika (1954-1961)
Aude Chanson décrit comment les premières associations africaines au Tanganyika ont fait de l’enseignement un axe important dans leur stratégie de préparation de l’indépendance et tout particulièrement la Tanganyika African National Union (TANU) de Julius Nyerere.
Les Cours supérieures en Inde, l’éducation et la poursuite de la « mission civilisatrice » durant les premières années d’indépendance (1947-1964)
Sylvie Guichard montre comment les idées de Gopal Khrisna Gokhale, reprises par Gandhi pour une école de base visent à la construction nationale, importance réaffirmée dans la constitution de 1947. Elle analyse l’influence anglaise sur les hautes cours de justice en matière d’éducation et surtout à l’université avec notamment le choix de la langue anglaise comme langue d’enseignement.
De l’« Éducation à l’Europe » à l’élaboration de manuels scolaires pour la République centrafricaine. Le parcours du chanoine Gérard Pfulg, expert de l’Unesco (1961-1963)
Raphaëlle Ruppen Coutaz s’intéresse à la question des manuels scolaires et surtout à leur financement à travers le portrait du chanoine Pfulg, Suisse expert de l’UNESCO et de son action pour une révision post-indépendance des programmes et des manuels scolaires.
Éducation religieuse, images et pratique de la justice sociale au Rwanda. Une forme hybride de l’État (post)colonial
Dans ce dernier article, Thomas Riot entraîne le lecteur au Rwanda. Il montre en quoi l’éducation missionnaire a joué un rôle dans la formation des classes moyennes, d’une élite gagnée aux idéaux d’émancipation aussi bien envers le colonisateur qu’envers l’élite monarchique traditionnelle et la construction d’un État hutu.
Conclusion – L’éducation (post)coloniale : entre histoire et présent
Damiano Matasci rappelle, comme le montre les rapports de l’UNESCO, que l’éducation pour tous demeure en objectif à atteindre, que l’éducation est un enjeu du développement. Il invite les chercheurs à poursuivre les travaux sur les conséquences de l’éducation coloniale dans les pays du Sud mais aussi sur les métropoles, sur l’enseignement aujourd’hui du fait colonial.
Poursuivre des travaux comme eux de Céline Labrune-Badiane, Étienne Smith, Les hussards noirs de la colonie. Instituteurs africains et « petites patries » en AOF (1912-1960), Karthala, 2018 ; de Gilles Boyer, Pascal Clerc, Michelle Zancarini-Fournel, L’école aux colonies – les colonies à l’école, ENS Editions, 2013 ou de Laurence De Cock, Dans la classe de l’homme blanc. L’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours, Presses universitaires de Lyon, 2018
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1 Voir Nicolas Bancel et Pascal Blanchard (dir) en collaboration avec Sandrine Lemaire, Culture post-coloniale (1961-2006), traces et mémoires coloniales en France, Autrement, «Mémoires / Histoire », 2007
2 De la session annuel de l’Institut colonial international en 1931,
3 Cité p. 13
4 Par exemple l’organisation du Congrès de géologie d’Alger en 1952