Le centenaire de la Marche sur Rome et la percée du parti « Fratelli d’ Italia » aux élections législatives de septembre 2022 dont la dirigeante Giogia Meloni (au moment où ces lignes sont écrites, nous ignorons si elle deviendra chef du Gouvernement) ne cachait pas en 1996 son admiration pour Mussolini (l’ INA éclaire l’actu du 1er septembre 2022) confèrent une réelle actualité à cet ouvrage.

Correspondant en France de plusieurs médias italiens, Alberto Toscano consacre cet ouvrage à la manière dont la presse française a rendu compte de quelques moments clés de l’histoire italienne du début du XXe siècle – l’entrée en guerre de l’Italie en avril 1915, la marche sur Rome -, et surtout à la manière dont elle a perçu et commenté, souvent de manière très élogieuse, la personnalité et la politique de Mussolini. Le titre de l’ouvrage « Un homme à nous » se réfère à un propos de Jules Guesde ( socialiste, ministre pendant la Première guerre mondiale),rapporté en 1928 par Paul Faure, secrétaire général de la SFIO et pacifiste : « Un jour, comme je disais à Jules Guesde mes craintes et mes angoisses sur une guerre qui allait exterminer toute l’Europe, j’obtins cette confidence : « L’Italie va entrer en guerre à nos côtés. Nous avons un homme à nous, c’est Mussolini. Nous venons de l’aider pour lancer son journal le Popolo d’ Italia par un premier envoi de 100000 francs ».

Au-delà de Mussolini, l’auteur dresse un portrait de la situation de l’Italie entre 1915 et 1922. On peut lire cet ouvrage comme une mise en garde face à la fragilité de la démocratie ainsi qu’une vigoureuse critique de la violence politique, de la transgression de l’État de Droit, des passions nationalistes (l’auteur est très critique à l’égard de l’entrée en guerre de l’ Italie en 1915) et de la complaisance de certains à l’égard des dictateurs.

Avant 1915, les liens entre Mussolini et la France n’étaient pas inexistants. Issu d’un milieu romagnol républicain (rare dans l’Italie monarchique de la fin du XIXe siècle), le choix de ses prénoms est significatif. Son prénom, Benito se référait à Benito Juarez qui avait combattu l’empereur Maximilien et les Français au Mexique . Son deuxième prénom, Amilcare, se référait au socialiste italien Amilcare Cipriani (1844-1918) qui avait participé à la Commune de Paris, avait été déporté en Nouvelle – Calédonie et avait poursuivi après l’amnistie de1880 une longue carrière de militant socialiste très à gauche et très anticlérical. Mussolini commence sa carrière politique à l’aile gauche de parti socialiste italien, le PSI. Il s’oppose à la guerre coloniale de l’Italie en Libye. En 1912, les révolutionnaires l’emportent au Congrès du PSI, ce qui leur vaut les félicitations de l’Humanité. Mussolini entre à la direction du parti socialiste et dirige le journal du Parti, L’Avanti, dont il parvient à tripler le tirage ( de 30 000 à 90 000 exemplaires). Lors du déclenchement de la Première guerre mondiale l’Italie demeure neutre mais dès octobre 1914 se pose la question de son entrée en guerre aux côtés de l’Entente. Les milieux d’affaires qui soudoient des journalistes et les milieux nationalistes qui voient dans la guerre un moyen de s’étendre au détriment des empires autrichien et ottoman y sont très favorables, alors que l’opinion publique et l’Église catholique y sont opposées.
Mussolini, comme les socialistes, est d’abord favorable à la neutralité. L’attitude des socialistes français ou d’un journaliste comme Gustave Hervé d’abord très antipatriote, mais rallié ensuite à la guerre vont contribuer à son évolution. Dès octobre 1914, il critique la « neutralité absolue » de l’Italie, ce qui conduit à sa démission de L’Avanti, puis à son exclusion du PSI. Il bénéficie du soutien de L’Humanité socialiste qui évoque les prises de position du « camarade Mussolini ». En novembre 1914 il fonde Il Popolo d’ Italia avec des capitaux d’industriels italiens, mais aussi des capitaux français, en particulier des fonds secrets. Jules Guesde et Marcel Cachin (député socialiste devenu communiste et directeur de l’Humanité en 1920 ) jouent un rôle important dans le revirement de Mussolini. Marcel Cachin rencontre Mussolini et contribue à son financement. L’ambassadeur de France en Italie, Camille Barrère, un ancien Communard, cherche à gagner les milieux de gauche à l’intervention et favorise la publication de brochures et d’articles en utilisant les fonds secrets. L’Institut français de Florence et l’École française de Rome sont mobilisés. Des volontaires italiens de la « légion garibaldienne » se sont déjà engagés dans l’armée française. Deux petits- fils de Garibaldi sont tués sur le front au début de 1915. En avril 1915, le pacte de Londres promet des annexions territoriales à l’Italie et le 23 mai 1915 l’Italie déclare la guerre à l’Autriche et en août 1916 à l’Allemagne. Le 5 mai 1915, le poète Gabriele D’Annunzio publie dans le Figaro quatre sonnets d’amour à la France, à la tonalité très guerrière.

L’après-guerre est une période très difficile pour l’Italie : difficultés économiques, difficile réinsertion des combattants, espoir d’une révolution sociale qui se traduit par l’occupation des terres et des grèves. A cela s’ajoute à l’extrême-Droite le sentiment d’une « victoire mutilée » le terme est crée par D’Annunzio qui occupe la ville de Fiume entre septembre 1919 et décembre 1920 et crée un éphémère micro-Etat ,« la Régence de Carnaro » dont les rituels annoncent ceux du fascisme : chemises noires, emploi du terme duce, nationalisme. Mais les accords consécutifs aux traités de paix conduisent à un accord italo-yougoslave : les troupes italiennes prennent pacifiquement le contrôle de Fiume, qui devient italienne jusqu’en 1945, puis yougoslave, puis croate sous le nom de Rijeka. Au même moment Mussolini « migre du socialisme au nationalisme » et fonde le 23 mars 1919 à Milan les « fasci di combattimento » ( les faisceaux de combat). Le programme comprend des aspects progressistes, mais comme
on le sait, le succès du mouvement fasciste est dû à la manière très brutale dont il brise les mouvements d’occupation de terres et les grèves. Le mouvement est soutenu par les grands propriétaires terriens et les industriels, mais aussi par de petits propriétaires. La peur du mouvement révolutionnaire conduit à l’acceptation de la violence illégale des fascistes. Les fascistes mènent des actions particulièrement violentes dans les campagnes, ce qui est connu, mais aussi dans les villes. En novembre 1920, la victoire des socialistes aux élections municipales à Bologne s’accompagne d’actions violentes des fascistes qui font onze morts et plusieurs dizaines de blessés. Les extrémistes de gauche sont également à l’origine de violences. En mars 1921 un attentat anarchiste à Milan fait 21 morts et 80 blessés . En 1922, les fascistes organisent plusieurs démonstrations de force dans des villes italiennes et s’en prennent aux dirigeants socialistes. Face à la menace fasciste, la gauche est divisée entre socialistes et communistes. Finalement, la division de la gauche, la faiblesse du gouvernement centriste, mais surtout la complicité de certains officiers supérieurs et celle du roi d’Italie
Victor-Emmanuel III qui refuse de signer le décret instaurant l’état de siège, conduisent au succès de la Marche sur Rome ( 20000 chemises noires tout au plus) et à la nomination de Mussolini à la présidence du Conseil. La presse française est souvent indulgente à l’égard du mouvement fasciste. Elle peut s’inquiéter des violences illégales qui portent atteinte à la stabilité de l’Italie et, au- delà, à l’alliance franco-italienne (c’est le cas de La Croix ou du Temps) mais elle les justifie au nom de la lutte contre le socialisme et le communisme. C’est le cas de journaux comme l’Action française, mais aussi de journaux modérés comme Le Temps ou Le Figaro. Comme le souligne  ’auteur, la presse française ne voit dans la violence fasciste qu’une réaction face au socialisme, sans voir le désir d’ordre et de répression qui anime une partie de la société italienne. Lors de la Marche sur Rome les journaux soulignent la victoire des fascistes et de Mussolini, mais peinent à en donner une interprétation.

Une exception, l’éditorial de Léon Blum dans Le Populaire du 31 octobre 1922 : « Le coup d État fasciste a réussi parce qu’il était porté par la sympathie, par l’assentiment préalable d’une portion considérable de l’opinion. Mussolini et le roi n’avaient pas seulement avec eux l’armée. Ils avaient avec eux le grand patronat […]. Ils avaient avec eux – c’est sur quoi je veux attirer l’attention- une fraction très importante de la petite bourgeoisie et même du prolétariat dupé ou contraint. Qu’est -ce qui les attirait à la suite de Mussolini et de ses adeptes ? Les promesses démagogiques qu’ont toujours su faire en temps utiles les partis de la réaction violente. Mais surtout l’ascendant de la force, le goût de la nouveauté et de l’aventure, et l’instinct – si fort chez nous comme en Italie – qui pousse vers l’inédit, vers le neuf, vers le romanesque, vers tout ce qui nous tire de la vie quotidienne, du renouvellement morne, de l’ennui […]. Retenons bien, nous socialistes, les leçons expérimentales qui se dégagent de son succès. »

Une fois Mussolini devenu président du Conseil, les journalistes français s’empressent d’obtenir des interviews, ce que Mussolini, conscient du pouvoir des médias accepte
volontiers. Il expose ses conceptions politiques : le goût pour l’ordre, le populisme antiparlementaire, l’image d’une société inégale. « Il faut rendre le commandement à la
supériorité intellectuelle sur le nombre aveugle. Notre devise n’est pas une devise d’égalité. Au contraire ! Le progrès est de réaliser un maximum d’inégalité. ». Les portraits de Mussolini sont extrêmement flatteurs. La violence qui a permis à Mussolini d’accéder au pouvoir n’est pas mentionnée et les journalistes font l’éloge de sa stature d’homme d’État. En 1924, l’enlèvement et l’assassinat du député socialiste Matteotti conduisent à une critique de la violence fasciste, mais en général, les journaux  demeurent favorables à Mussolini.

L’opposition entre fascistes et antifascistes trouve des prolongements en France qui compte une importante immigration italienne et accueille des réfugiés antifascistes. L’ambassadeur d’Italie en France, le comte Sforza, hostile à la politique mussolinienne « de sentiments et de ressentiments »démissionne le 31 octobre 1922. Il existe un « fascio de Paris », fondé par un journaliste italien, Nicola Bonservizi qui a participé à la fondation du mouvement fasciste à Milan en 1919. Le fascio de Paris est divisé entre ceux qui veulent donner une image présentable du fascisme et ceux qui veulent faire usage de la violence contre les antifascistes, tout ceci dans un climat d’arrivisme. Un climat de violence se développe. En septembre 1923 un jeune fasciste est poignardé. Le même mois, un jeune anarchiste qui épie une réunion du « fascio de Paris » est pris à partie par les militants fascistes qui allaient sans doute le tuer, il parvient à s’enfuir, tire sur un militant fasciste de 22 ans et le tue. A son procès, il dénonce les violences fascistes. La préméditation est écartée et il est condamné à sept ans de prison. En 1924 Bonservizi est tué par un anarchiste italien. Lors de son procès ont lieu des affrontements entre fascistes et antifascistes. Le mouvement antifasciste est important en France. De nombreux meetings de protestation ont lieu lors de l’assassinat de Matteotti. A partir de janvier 1924, l’Humanité publie une édition hebdomadaire en italien, très hostile aux antifascistes libéraux, en particulier au député libéral Giovanni Amendola, agressé par les fascistes en Italie et qui meurt, en France en 1926, des suites de ses blessures. Les agents fascistes en France s’emploient à discréditer, marginaliser et éliminer les militants antifascistes. L’exemple le plus tragique est l’assassinat le 9 juin 1937 par la Cagoule, sur l’initiative des services secrets fascistes, des frères Carlo et Nello Rosselli, deux intellectuels libéraux.