Avec ce numéro spécial, Le Mouvement social participe à la vague de publications engendrée par le centenaire des révolutions russes tout en restant assez loin de l’événement à proprement parler : « Ce numéro, dont l’initiative revient à Nathalie Moine, a été constitué à partir d’un appel à contribution international.  Son ambition première était de confronter chercheurs francophones, germanophones et russophones autour d’une question simple : comment le passé sert-il à la fois à légitimer et à contester les formes d’adhésion au régime dans la Russie actuelle ? »« Editorial », p. 12-13. Les différents articles réunis ne traitent donc pas de la mémoire des révolutions de février et octobre 1917 mais de celle de l’ensemble de la période soviétiqueLe sommaire complet est disponible sur le site CAIRN, https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2017-3.htm. La formulation de la question a conduit les auteurs à privilégier la période postérieure à la Deuxième Guerre mondiale : « L’accent mis sur l’après-1945 dans les articles collectés ici tient à la fois à l’importance de la matrice soviétique dans la Russie contemporaine et au poids de la Seconde Guerre mondiale (appelée dans l’ex-URSS « Grande guerre patriotique ») dans les récits qui alimentent les mémoires collectives et individuelles. »« Editorial », p. 13.
Outre un éditorial, Présences du passé soviétique dans la Russie contemporaine comprend sept articles qui ont été regroupés en trois thèmes : « La fabrique du récit historique », « Nostalgies paradoxales et constructions identitaires » et « Usages militants du passé ».

« La fabrique du récit historique »

Dans cette partie, trois auteurs montrent à partir de trois cas comment un ou plutôt des récits de l’histoire de l’Union Soviétique sont présents dans l’espace public russe d’aujourd’hui et portés par des différents acteurs : auteurs, éditeurs, organismes publics … Bella Ostromooukhova présente « L’édition indépendante et l’histoire dans la Russie contemporaine », Iaroslav Goloubinov se penche sur la mémoire de la guerre civile à Samara tandis que Julie Deschepper livre une étude sur « L’héritage architectural soviétique dans la Russie poutinienne. »
Julie Deschepper, doctorante au Centre de recherche Europes-Eurasie de l’Institut national des langues et civilisations orientales, revient tout d’abord sur la reconstruction à Moscou en 2009 du pavillon soviétique de l’Exposition internationale de 1937 parce qu’elle incarne le « phénomène de « néo-patrimonialisation » désormais caractéristique de la Russie poutinienne. Cette expression évoque, d’une part, la nouvelle patrimonialisation d’un objet déjà auparavant classé comme patrimoine national, comme le fut ce pavillon en URSS. […] D’autre part, la « néo-patrimonialisation » permet de qualifier ce phénomène par lequel un monument pourtant reconstruit est immédiatement considéré comme appartenant au patrimoine national de la Fédération de Russie. »DESCHEPPER Julie, « Mémoires plurielles et patrimoines dissonants : l’héritage architectural soviétique dans la Russie poutinienne », p. 39-40. Le pouvoir poutinien accorde donc une grande importance à l’héritage architectural de la période stalinienne et lui consacre d’importants crédits. L’inauguration du pavillon a du reste eu lieu le 5 décembre 2009, jour anniversaire de la constitution de 1936, et cela ne doit rien au hasard … En revanche, d’autres pans du patrimoine architectural soviétique, moins en phase avec le nationalisme qui prévaut actuellement en Russie, sont délaissés par les pouvoirs publics. Leur connaissance, leur conservation et leur mise en valeur, quand elles existent, dépendent d’initiatives citoyennes ou associatives. C’est le cas de l’architecture d’avant-garde de l’entre-deux-guerres qu’étudie Julie Deschepper dans une deuxième partie de son article.

Nostalgies paradoxales et constructions identitaires

Dans leur éditorial, Laurent Coumel, Benjamin Guichard et Walter Sperling reviennent assez longuement sur la notion de « nostalgie » pour en justifier l’usage et prévenir les « pièges » que peut comporter celui-ci. Il s’agit d’éviter l’approche morale ou critique qu’ont tendance à adopter spontanément les Occidentaux lorsqu’ils sont confrontés à ce phénomène dans des pays anciennement communistes. Dans une perspective anthropologique, les auteurs cherchent à développer une approche plus empathique de cette nostalgie : « Le présent numéro propose plutôt de prendre au sérieux la nostalgie et la réhabilitation nostalgique de l’Union soviétique, de leur prêter une oreille attentive. »« Editorial », p. 9. Pour ce faire, le recours à l’histoire orale apparaît comme une des approches les plus fructueuses : « Elle aide à comprendre pourquoi les codes culturels de la culture soviétique n’ont pas été jetés par-dessus bord, mais continuent à être utilisés de façon multiple, pour organiser le présent postsoviétique, le structurer et lui donner du sens. »Ibid. p. 9-10.
Deux articles portent sur ces « nostalgies paradoxales ». Walter Sperling les recherchent à Grosny, appelée « Notre petite Union soviétique » par ses habitants, et Arthur Clech chez les homosexuels ayant connu la période soviétique « tardive ». Pour ce faire, Arthur Clech, doctorant au Centre d’études du monde russe, caucasien et centre-européen de l’EHESS, a mené une série d’entretiens auprès de 23 femmes et 26 hommes, à Moscou et d’autres villes russes en 2010-2011, puis en Géorgie en 2015-2016.

Usages militants du passé

Le passé soviétique est présent, enfin, dans les formes de militantisme qui se développement depuis les années 2000 dans la Russie de Poutine. Certains mouvements ou associations y trouvent leur origine et/ou une source d’inspiration, comme le montrent un article sur « L’histoire en slogans dans le manifestations de rue depuis 2001 » et la contribution de Laurent Coumel sur le rôle des DOP, c’est-à-dire des brigades de protection de la nature, dans l’émergence du mouvement écologiste russe. Créées dans le contexte de la déstalinisation et de l’adoption, en 1960, d’une première loi sur la protection de la nature, constituées par des étudiants, « avant-garde militarisée au recrutement sélectif », ces brigades, dans les années 1960 et 1970, luttaient par exemple contre le braconnage ou la coupe illégale de sapins dans les environs de Moscou à la veille de Noël. La Perestroïka et les retombées de la catastrophe de Tchernobyl créent un contexte favorable aux organisations de défense de l’environnement dont profitent les DOP : « Le phénomène brigadiste atteint alors son apogée, en termes d’effectifs et de capacité d’influence »COUMEL Laurent, « Le corporatisme étudiant, matrice du mouvement écologiste suisse (1960-2015) », p. 119..
Cependant, les DOP survivent difficilement à la fin de l’URSS et aux difficultés de tous ordres que connaît la Russie dans les années 1990 : « Le nombre de brigades passe de 140 en 1987 à 35 dix ans plus tard dans la seule Russie. » Il faut attendre les années 2000 pour qu’elles connaissent une véritable renaissance : « Finalement, le réveil du mouvement brigadiste est le produit de facteurs externes : la mise en place d’un nouvel autoritarisme de plus en plus marqué à partir de l’an 2000 et la réactivation positive du passé soviétique qui l’accompagne. »Ibid., p. 123.
L’installation au pouvoir de Vladimir Poutine se traduit, en effet, par une vague de répression à l’encontre du mouvement écologiste russe. Par ailleurs, le cadre législatif qui permettait aux étudiants des DOP de participer à la lutte contre le braconnage est abrogé. « C’est à ce moment que surgit une vague nostalgique à l’égard du mouvement brigadiste, par le biais des commémorations et de leur écho via les réseaux sociaux. »Ibid., p. 124. Cette vague infuse tout le mouvement écologiste russe. Elle est renforcée par deux événements : les grands incendies de l’été 2010, qui ont entraîné une vaste mobilisation citoyenne et ont montré la nécessité de l’implication des citoyens dans la protection de l’environnement : « Le vigilantisme redevient à la mode sous une forme renouvelée. »Ibid., p. 125. En septembre 2013, des militants de la DOP MGU, c’est-à-dire de l’Université d’Etat de Moscou, mènent un combat victorieux dans la réserve « La Patrie des Cigognes » contre la construction d’une digue, pourtant confiée à un entrepreneur proche de Poutine …

Au total, ce numéro spécial du Mouvement social permet surtout de porter un autre regard sur la Russie poutinienne, si souvent au cœur de l’actualité, et, pour les enseignants du secondaire, habitués à envisager la question des mémoires à propos de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre d’Algérie, de faire un pas de côté et d’embrasser d’autres horizons à travers une question qui leur est relativement familière.